Le premier ennemi du dialogue n’est pas le dogmatisme, mais l’essentialisation. C’est-à-dire l’assignation à résidence au sein de l’identité qu’on vous attribue.
Depuis toujours, et désormais sur les réseaux sociaux, sévit la démarche qui consiste à attribuer à la personne dont les paroles déplaisent une identité qui permet opportunément de disqualifier ce qu’elle raconte : l’enjeu est de discréditer la question, plutôt que d’y répondre ou d’accepter l’épreuve de la confrontation argumentée. « Si tu dis ça, c’est que tu es ça. Et si tu es ça, ce que tu dis ne mérite pas que je lui réponde. » C’est pratique.
Un tel réflexe – qu’on peut aussi appeler « une façon de défaire » – trouve son origine dans le portrait sans pitié que Platon propose des sophistes. Quand Socrate entreprend de discuter (au début de la République) de la question de savoir ce qu’est la justice, le belliqueux Thrasymaque, avant de célébrer l’injustice, interrompt l’échange aux cris de « Je ne te répondrai pas, Socrate, car tu es méchant ».
La différence (l’unique différence, peut-être) entre Socrate et les Sophistes tient dans le rapport qu’ils entretiennent à la notion de vérité. Les sophistes n’y croient pas, et (en démocrates qu’ils sont) la confondent avec la loi du plus fort (ou du plus nombreux). Socrate, lui, se présente comme « l’amant » de la vérité. Or, un dialogue qui renonce à toute vérité culmine inévitablement dans le pancrace de deux opinions hostiles : c’est la dispute sophistique, entre gens qui croient débattre alors qu’ils s’invectivent. À rebours de cette involation du langage en insultes, la discussion socratique met la vérité en partage et refuse qu’un des débatteurs la détienne.
Le paradoxe est le suivant : d’un côté, des sophistes qui, ne croyant pas à la vérité, justifient chaque opinion, tout en interdisant que l’une écrase l’autre. De l’autre, Socrate qui, espérant la vérité, considère que toutes les opinions ne se valent pas. Or, la discussion est mieux défendue (et rendue possible) par celui qui déconstruit l’opinion incohérente, plutôt que par celui qui met toutes les opinions sur le même plan, car c’est en réalité un dogmatisme universel, que ménage ce dernier. Un dialogue est une construction, un effort en commun qui part du principe que nous avons la vérité en partage mais que personne ne la possède.
Ainsi, la plupart des gens prisent le débat mais nul n’ignore qu’il est rarissime d’assister à un vrai débat. J’entends par débat un moment où deux individus font usage de la raison, au lieu d’essayer d’avoir raison l’un de l’autre.
Dans ses Essais (livre 3, chapitre 8), Montaigne écrit : « Je me sens bien plus fier de la victoire que je remporte sur moi quand, dans l’ardeur même du combat, je m’oblige à plier sous la force du raisonnement de mon adversaire, que je ne me sens gré de la victoire que je remporte sur lui grâce sa faiblesse. »
L’origine de ce texte se trouve dans le Gorgias, c’est l’un des autoportraits de Socrate lorsqu’il se présente en disant : « Je suis quelqu’un qui aime à être réfuté quand il se trompe ».
S’exposent ici deux conditions fondamentales. La première est de considérer que la véritable victoire n’est pas celle qu’un rhéteur remporte sur l’autre par ses capacités argumentatives, mais la victoire qu’un homme remporte sur lui-même en faisant passer la vérité (ou le sentiment de la vérité, ou le goût de l’altérité) avant ses propres opinions. Bref, c’est la victoire que l’on remporte sur soi quand on arrive à chérir le désaccord et à en faire en tout cas la source vive d’un dialogue.
La deuxième condition impose de nous entendre sur ce que signifie l’expression « raison garder ». Dans l’esprit de celui qui demande qu’on garde raison, l’idée est de ne pas aborder les sujets qui fâchent. Or raison garder dit exactement le contraire : il faut se faire, en toutes circonstances, le gardien de la raison. Et lorsqu’on s’attache à cela, on n’a rien à craindre de l’opinion qu’on défend ou de celle qui nous fait face. Car l’enjeu alors n’est pas qu’une opinion l’emporte sur une autre, l’enjeu réel est de conquérir un peu de rectitude en confrontant les opinions, à la façon dont deux arbres qui poussent courbes finissent par se redresser en se croisant.
En un mot, une société en paix, une société pacifiée – c’est-à-dire pas la nôtre – est une société où l’on peut enfin, librement et sans crainte, se disputer en discutant.
Cet article est adapté de l’intervention de Raphaël Enthoven lors de la première rencontre de L’Atelier Tenou’a à Paris le 13 février 2018.