Il n’y a pas de parole juive légitime. Nous devrions le savoir. On nous l’a assez répété. La Torah, quoi que nous mettions sous ce mot, n’est plus dans le Ciel. Nul ne saurait désormais prétendre être monté là-haut pour nous. Ni savoir mieux que nous ce qu’elle exige de nous. Cette vérité toute simple, les rabbins l’ont certes accommodée à leur sauce. Elle leur fut bien utile pour disqualifier a priori toute prétention prophétique. Non, Dieu ne t’a rien dit, et quand bien même Il ferait un miracle pour toi, ou parlerait en personne en ta faveur du haut de Ses nuées, nous nous en moquerions bien. Ce serait même un argument contre toi. Toutes ces questions se tranchent maintenant à la majorité2 . On se réunit, on débat, on vote. La seule vraie question qui reste ouverte est celle-ci : qui se réunit, qui débat, qui tranche ? Les rabbins, bien sûr. On n’a quand même pas fait tous ces efforts pour se faire déborder sur sa gauche…
Nous ne vivons plus dans ce monde-là, s’il a jamais existé. Personne ne tranche plus pour personne. Aucun conseil de sages, si sages soient-ils, ne peut légitimement parler « au nom du judaïsme ». Pour beaucoup de Juifs, le mot lui-même – le mot de judaïsme – ne dit pas grand-chose, ou même rien. Pour les autres, ultraorthodoxes, orthodoxes, orthodoxes modernes, conservative, libéraux, reconstructionnistes, mais aussi pour moi, et pour vous qui comme moi ne vous sentez à l’aise dans aucun de ces tiroirs, ce mot – le mot de judaïsme, toujours – revêt les sens les plus divers, et recouvre des choix, de théologie comme de pratique, contradictoires, voire franchement incompatibles. Le judaïsme, s’il existe, est une auberge espagnole. Chacun y vient avec son manger, ne veut consommer que ce qu’il apporte, et voit avec horreur ses commensaux se goinfrer de plats évidemment treif 3 à ses yeux…
Personne ne peut davantage parler légitimement « au nom du peuple juif ». Nul ne sait d’ailleurs exactement ce que c’est que ce peuple, ni ce qui vous en fait membre. Il y en a même, Juifs pourtant, qui doutent que ce peuple-là existe. Peu importe. Une chose est sûre. Un Premier ministre israélien, par exemple, peut bien parler au peuple juif, si ça lui chante. Jamais en son nom. Il n’est que le représentant élu des citoyens d’un État qui ne sont pas tous juifs, et dont beaucoup, juifs ou non, n’ont pas voté pour lui. Quant aux Juifs de diaspora, c’est bien connu, eux, ils n’ont pas participé au scrutin… Ce qui vaut pour ce Premier ministre vaut pour tous les autres « élus » juifs de ce monde. Nul ne peut ainsi prétendre légitimement parler « au nom de la communauté », où que ce soit, en France pas plus qu’ailleurs. Cela n’empêche pas certains de le faire, qui se proclament « représentatifs » et/ou se réjouissent d’avoir été fort bien élus, quoique par un tout petit nombre de gens. Et s’il m’arrive, rarement je le concède, d’approuver leurs déclarations, c’est un heureux hasard. Personne ne m’a consulté. Je n’ai jamais jeté aucun bulletin dans aucune urne.
Si nul ne peut parler au nom du judaïsme non plus qu’au nom du peuple juif, nous ne reconnaîtrons donc comme légitime, me direz-vous, qu’une parole juive s’exprimant « au nom de nos valeurs ». Or moi j’appelle cela tomber de Charybde en Scylla, si vous me permettez cet emprunt à une mythologie qui n’est pas la nôtre. Ces valeurs communes, c’est quoi, exactement ? Une exigence éthique ? Sérieusement, ou l’éthique dont nous parlons est juive, ou elle est universelle, si elle est juive, elle ne vaut rien, si elle est universelle, elle n’est pas juive. L’attache- ment à Israël ? Êtes-vous certains qu’il ait le même sens, la même intensité pour tous ? La mémoire du génocide ? Êtes-vous convaincus que nous en tirions tous les mêmes enseignements pour aujourd’hui ? L’histoire ? La culture juive ? Mais quelle culture ? La pro- fane ou la laïque ? L’ashkénaze ou la sépharade ? Ne me dites pas : la Bible, les Chrétiens nous l’ont empruntée depuis longtemps. Ne me dites pas non plus : le Talmud. Qui se donne vraiment la peine de l’étudier ? Quant à l’esprit soi-disant « typiquement talmudique » qui nous caractérise- rait tous, vous savez bien que c’est une blague. Une blague juive, certes, mais guère plus. De toute façon, le Talmud n’est que l’accomplissement par excellence d’une culture… du dissensus.
On n’en sort pas, vous voyez bien. Bénissons donc ce que nous ne pouvons changer. Et disons-le une fois encore : il n’y a pas de parole juive légitime. Ou alors disons ceci, qui sera plus positif : toute parole juive est légitime lorsqu’elle réunit au moins cinq conditions. Primo, elle s’enracine dans un savoir juif assumé comme tel, si maigre qu’il soit parfois, et quel qu’il soit, et/ou dans une expérience de la judéité assumée comme telle, si ténue soit-elle et quelle qu’elle soit. Secundo, elle ne se prévaut d’aucun magistère officieux ou officiel d’aucune sorte qui la placerait a priori en position de surplomb. Tertio, elle trahit un souci sincère de « la chose juive », tout en ne séparant jamais ce souci-là d’un autre, plus large : le souci du monde. Quarto, elle prouve la sincérité de ce double souci en ne posant jamais que l’unanimité est la fin du débat, en soutenant au contraire que le débat est une fin en soi, qu’il est ce qui nous réunit et non ce qui nous divise.
Et la cinquième condition, me demanderez-vous, quelle est-elle donc ? Je vais vous le dire en usant d’un détour. Vous avez sûrement eu vent d’un épisode célèbre, quoique pénible, de la geste mosaïque : l’épisode dit des explorateurs4 . Dieu, ou Moïse, ou le peuple, ce n’est pas très clair, expédient en Canaan, avant d’envisager sa conquête, douze espions chargés de voir de près à quoi ressemblent vraiment cette terre et ses occupants. Les douze reviennent, tous reconnaissent que cette terre est vraiment magnifique, mais dix d’entre eux expriment les réserves que leur inspire l’extraordinaire puissance des peuples qu’il faudra combattre pour s’en emparer. Deux seulement, Josué et Caleb, sont d’un avis contraire : il faut y aller, parce que Dieu, simplement, est avec nous. Le peuple se rend aux arguments des dix autres, la peur et le défaitisme ayant souvent le dernier mot. On sait comment tout cela se termine. Terrible colère du Tout-Puissant. Extermination de justesse évitée par Moïse. Quarante années d’errance non prévues au programme, le temps de faire mourir au désert cette affreuse bande de poltrons.
La lecture « sioniste » de ce passage, qui semble tomber sous le sens, mais qui est assez convenue tout de même, est bien connue : il est mal de médire de la Terre d’Israël, il faut avoir le courage de ses combats et partir sabre au clair à la conquête de ce qui vous revient de droit (historique ou divin), toute autre attitude n’étant que lâcheté et trahison. Fort bien. Je voudrais pour ma part juste attirer votre attention sur un seul mot, apparaissant plusieurs fois dans ce contexte : eda, « communauté » (finalement, on n’y échappe pas). Il désigne tantôt les dix explorateurs qui ont convaincu le peuple de renoncer, et c’est même là une des justifications que la Tradition trouve au quorum de dix adultes (le minyan) nécessaire pour que soit dûment constituée une communauté d’orants5 – tantôt tout le peuple que ces dix-là ont convaincu. Face à ces deux « communautés », celle des dix comme celle du peuple, il n’y a que Moïse, dont je ne dirai rien, son cas est complexe, et je l’ai analysé ailleurs en détail6 , et les deux autres explorateurs, Josué et Caleb.
Ces deux-là ne sont que deux. Autant dire qu’ils ne sont rien. Rien face aux dix autres, déjà, nul besoin d’eux pour que la « communauté » des espions médisants et lâches soit dûment constituée. Rien encore face au peuple, et même moins que rien. Ils n’ont convaincu personne, eux, et même, on s’apprête à les lapider. Minoritaires. Ultraminoritaires, même. Et « non représentatifs »… Le problème, c’est qu’en cette circonstance, ces deux voix discordantes, « non consensuelles », « marginales », disaient le vrai. On ne le comprit que plus tard, trop tard.
Je ne dis certes pas que toute voix de ce genre dit forcément le vrai. Je ne dis que ceci : quinto, toute parole juive est légitime dès lors qu’elle ne disqualifie pas a priori toute parole juive autre au motif qu’elle serait « non autorisée » (mais qui donc autorise ?), dissonante (mais qui donc donne le la ?) et minoritaire (à savoir supposée telle, nos instruments de mesure étant assez peu fiables), mais qu’elle l’entend, cette parole autre, l’écoute, la sollicite, débat avec elle, sachant que, pour dérangeante et « hors communauté » qu’elle puisse parfois paraître, elle n’en est pas moins précieuse.
Nous voilà donc à cinq. C’est un bon chiffre.
1. Jean-Christophe Attias est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale à l’École pratique des hautes études (Sorbonne) et vient de publier un récit : Un juif de mauvaise foi, Paris, Lattès, 2017.
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2. Voir Bava Metsia 59b.
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3. « Non kasher », en yiddish.
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4. Voir Nombres 13-14 et Deutéronome 1, 22-46.
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5. Voir Nombres 14, 27, TB Berakhot 21b et TB Megilah 23b.
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6. Moïse fragile, rééd., Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2017, Goncourt de la biographie 2015, p. 183-192.
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