Questions sur l’abattage rituel

Alors que l’abattage rituel pose question en Europe, nous vous proposons quelques réponses des rabbins Yeshaya Dalsace et Rivon Krygier et de la spécialiste en droit hébraïque Liliane Vana. N’y a-t-il aucune alternative qui permettrait de diminuer la souffrance animale tout en restant kasher? Le bien-être animal ne concerne-t-il que l’abattage ou faut-il repenser l’élevage dans sa globalité?

entretien avec les rabbins
Yeshaya Dalsace Et Rivon Krygier

Yeshaya Dalsace est rabbin de la communauté massorti DorVador à Paris.
Rivon Krygier est rabbin de la communauté massorti Adath Shalom à Paris.

Tenou’a : L’étourdissement de l’animal est-il compatible avec les règles de l’abattage rituel ?

Rivon Krygier : Les règles de la shehita (abattage rituel) sont complexes et pas tout à fait rationnelles parce qu’elles ne répondent pas à une logique mais à une tradition, c’est pourquoi toute argumentation est délicate. Mais ce qui apparaît clairement chez les décisionnaires, c’est qu’un étourdissement qui se produirait après la saignée peut être parfaitement admis. C’est un élément capital pour réduire la souffrance animale parce que certains animaux, les bovins en particulier, connaissent une souffrance accrue qui peut se prolonger jusqu’à 14 minutes après l’égorgement. Si on voit que l’animal n’a pas perdu conscience dans un délai très rapide, il est tout à fait concevable, selon un certain nombre de déductions halakhiques, de l’étourdir. Cela permettrait de pratiquer l’abattage rituel selon les conditions requises sans faire souffrir de manière significative l’animal. Cette solution pourrait nous permettre d’éviter l’interdiction de l’abattage rituel.

Yeshaya Dalsace : Tout rabbin n’est pas compétent pour parler techniquement de l’abattage, seul un dayan (un décisionnaire) spécialisé  le serait. Mais en l’occurrence, il s’agit plus d’un problème d’opinion que de technique. La vraie problématique est de savoir s’il existe une marge de manœuvre dans la halakha (loi juive) pour introduire une forme d’étourdissement ou explorer d’autre méthodes pour réduire la souffrance animale. J’aurais tendance à penser qu’il existe d’autres pistes, comme un gaz étourdissant par exemple, pour atténuer cette souffrance. L’étourdissement tel qu’il est pratiqué dans les abattoirs, avec un pistolet électrique qui défonce le cerveau, est assez critiquable et souvent mal fait d’après ce que j’en sais.
Par ailleurs, il y a une certaine hypocrisie à cibler l’abattage rituel sans revoir toute la question de façon globale. Ce n’est pas forcément de l’antisémitisme : il y a en France et dans d’autres pays européens un sentiment antireligieux exacerbé et surtout de l’incompréhension de ce genre de règles. Par ailleurs, il faut distinguer l’abattage juif de l’abattage rituel musulman qui est pratiqué de façon très différente.

Tenou’a : Les règles de l’abattage rituel ont été conçues en grande partie pour éviter de faire souffrir l’animal. Aujourd’hui, les Sages du Talmud ne reverraient-ils pas leur copie ?

Yeshaya Dalsace : Je me méfie beaucoup des discours apologétiques anachroniques. En définissant les règles de la shehita, il est certain que les Sages ont eu à l’esprit la souffrance mais je ne suis pas sûr que ce fut leur préoccupation première. Ils voulaient aussi que la shehita soit une imitation du sacrifice au Temple. Le souci de la souffrance animale, appelé Tsaar baalei ’hayim, existe dans le judaïsme, et il faut en tenir compte, mais il ne faut pas non plus tomber dans la sur-simplification en prétendant que la shehita serait centrée sur ce problème. Ceci dit, les conditions d’abattage sont certainement meilleures avec la shehita, en ce qu’elle est pratiquée à un autre rythme, en petit nombre, par rapport à l’abattage industriel qui, en Europe, se fait dans des conditions épouvantables. L’abattage juif est artisanal et non industriel.
La question de la condition animale, pas seulement de l’abattage mais aussi de l’élevage, du transport, du traitement des animaux, doit être posée. L’Occident n’est pas prêt à cette remise en cause car améliorer les conditions d’élevage rendrait la viande plus chère. Il est donc plus facile, mais hypocrite, de se focaliser sur l’abattage rituel. Toujours est-il que le monde juif doit chercher des voies d’amélioration de la condition animal, non pas sous la pression de la Cour de justice européenne mais au nom du judaïsme.

Rivon Krygier : Il n’est pas exact de dire que l’abattage rituel par égorgement a été choisi en raison du Tsaar baalei ’hayim. Nous avons le devoir, en pratiquant l’abattage, de minimiser la souffrance animale: c’est une considération importante mais ce n’est pas la motivation première. La principale préoccupation est de purger le sang de l’animal quand le cœur fonctionne encore pour évacuer le maximum de sang. Beaucoup de textes nous disent d’éviter autant que possible la souffrance, notamment par l’effilement du couteau, mais il s’agit d’une considération secondaire.

Tenou’a : Le problème se pose bien en amont de l’abattage car l’animal est considéré comme un produit industriel depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Ces conditions de souffrance ne devraient-elles pas rendre la viande non kasher quel que soit le mode d’abattage ?

Yeshaya Dalsace : Oui, le judaïsme doit beaucoup plus tenir compte des conditions d’élevage, de transport et d’abattage. L’abattage n’est pas seulement lorsque le couteau passe sous la gorge : il y a aussi le stress de l’animal que l’on pousse, que l’on frappe pour le faire avancer… On peut considérer que la shehita actuelle n’est pas kasher en ce qu’elle ne tient pas suffisamment compte des règles éthiques du judaïsme. C’est une remise en cause du système qui doit être faite. Il y a une vraie amélioration à faire, au niveau de toute la chaîne et pas seulement de l’abattage. En attendant, nous sommes en droit de nous poser la question : la viande kasher est-elle vraiment kasher ?

Rivon Krygier : Je pense qu’en effet, les conditions, non seulement d’abattage, mais de traitement de l’animal dans l’élevage intensif, sont inacceptables au regard de l’éthique juive. Nous avons de très nombreux textes dans notre tradition avec cette notion de Tsaar baalei ’hayim . Je pense à un très beau texte de Moshe Cordovero sur la nécessité de choisir, même pour un animal, une mort digne, mais j’ajouterai, une vie digne. Tout cela fait partie de ce qu’on peut appeler la « méta-halakha », c’est-à-dire des principes qui sont à la racine des préoccupations de la halakha, et je trouve inacceptable de ne se préoccuper que des conditions d’évacuation maximale du sang, en détachement du bien-être animal. Nous sommes de plus en plus sensibles à la question éthique et il ne faut pas le voir comme une remise en cause mais au contraire comme un accomplissement de la loi juive dans ce qu’elle a de plus profond.

Tenou’a : Finalement, le judaïsme ne devrait-il pas se saisir de cette question et montrer l’exemple au lieu d’être montré du doigt ?

Rivon Krygier : Il y a toujours eu dans le monde juif une tension entre le conservatisme religieux et cette notion que nous passons à côté de l’essentiel. C’était déjà le cas à l’époque biblique avec le conflit entre les Prophètes et le pouvoir royal et sacerdotal. Dans le monde moderne, les religions sont toujours sur la défensive parce qu’elles sont remises en cause à tous les niveaux : pour leur vision du monde, leur éthique, leurs exigences… et cette crispation fait qu’elles sont toujours dans le conservatisme le plus étroit. Idéalement, les religions devraient être à la pointe des préoccupations les plus profondes, comme la dignité et le bien-être des êtres vivants, mais ce n’est hélas pas leur mode de fonctionnement dans la réalité. 

Yeshaya Dalsace : Ce qui est regrettable, c’est que ce genre questions ne soit pas discuté sérieusement par les gens compétents au sein du judaïsme. Il y a un réflexe de repli alors que le judaïsme devrait se saisir de ce problème et proposer des méthodes pour atténuer la souffrance animale. 

Propos recueillis par Yael Hollenberg

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Entretien avec Liliane Vana

Ces réponses sont extraites d’un entretien paru dans le no 3 de Chema (JEM Le Mag) publié en décembre 2020 par nos amis du 26.
Elles sont re produites ici avec la très appréciée autorisation de Judaïsme en Mouvement et Le 26.

Liliane Vana est spécialiste en droit hébraïque et docteur en sciences des religions.

Chema : Qu’est-ce que l’étourdissement ? Est-il permis par la loi juive ?
Liliane Vana : L’étourdissement est une pratique qui consiste à rendre l’animal inconscient avant sa mise à mort afin d’empêcher sa souffrance. La première question à poser est celle de savoir si l’étourdissement, en tant que tel, est interdit par la loi juive. La réponse est négative car il va dans le sens de la mitsva interdisant la souffrance animale (Tsaar baalei ’hayim). En revanche, certaines méthodes d’étourdissement pratiquées aujourd’hui ne sont pas permises par la loi juive. Prenons le cas des bovins que l’on étourdit au moyen d’un pistolet à tige métallique qui va perforer la boîte crânienne de la bête lui faisant perdre conscience. Ainsi ne souffrira-t-elle pas pendant la saignée. Or, d’après la loi juive, l’animal doit être intègre lors de son abattage. Avec une telle méthode la boite crânienne de l’animal est abîmée et l’abattage rituel n’est plus possible. Mais rien n’empêche de chercher d’autres méthodes d’étourdissement qui seraient conformes à la halakha.

Chema : Vous êtes néanmoins la première et la seule en France à proposer une solution halakhique pour réconcilier abattage rituel et minimisation de la souffrance des animaux …
Liliane Vana : En effet. Mais notons d’abord qu’aucun état européen ne cherche à interdire l’abattage des animaux selon le rite juif : ce que l’on veut interdire, c’est la souffrance animale telle qu’elle existe aujourd’hui, à savoir une shehitah sans étourdissement. Or, l’étourdissement n’est pas en lui- même interdit par la loi juive. Il est donc possible de le pratiquer après la saignée en respectant certaines règles – ce qui permettrait de limiter grandement la souffrance de l’animal. Et ceci est conforme à la halakha. J’irais encore plus loin en soutenant que les Juifs pratiquants soucieux de la shehita et de la kashrout, devraient être les fers de lance de cette bataille et être les premiers à se prononcer en faveur de l’étourdissement post-jugulation.

Propos recueillis par Yaël Hirsch

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Lire l’entretien avec un sacrificateur rituel (shohet) paru dans le no 145 de Tenou’a à l’automne 2011.