Ce texte est adapté d’une chronique de Delphine Horvilleur diffusée le 9 janvier 2015 sur RCJ et enregistrée avant la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes.
“Le prophète est vengé.”
Voilà ce qu’ils ont crié il y a dix ans, juste après avoir assassiné douze personnes. Aux yeux des terroristes, il s’agissait de cela, de laver dans le sang un blasphème en papier journal. Mais qu’est-ce qu’un blasphème? Dans la guerre qu’il nous faut mener contre ces fanatiques, la question est critique parce que ce mot du lexique religieux aux échos anachroniques pourrait aujourd’hui nous enseigner autre chose. Je vous propose de nous pencher un instant sur la façon dont la pensée juive conçoit le blasphème.
La Torah y fait référence à travers un célèbre épisode au cœur du livre du Lévitique. Au chapitre 24 du Lévitique, on nous raconte quelque chose qui peut au départ sembler sans aucun lien. Moïse reçoit l’ordre de placer sur une table des pains en l’honneur de l’Éternel, des pains qui seront remplacés chaque Shabbat. Et puis voilà qu’immédiatement après cette description nous est contée l’histoire d’un homme qui profane le nom de Dieu: “Il profane et il est mené devant Moïse pour être jugé”.
Le verbe utilisé, lekalel, signifie blasphémer ou profaner, et vient de la racine hébraïque kal qui signifie léger ou légèreté, comme si blasphémer, pour l’hébreu, c’était traiter Dieu à la légère, effectuer le contraire du kavod qui lui est dû, de “l’honneur” qui, littéralement en hébreu, signifie le poids, la lourdeur.
Mais quel était le tort de cet homme? Qu’avait-il exactement dit ou fait? Réponse surprenante du midrash: son blasphème portait précisément sur les pains disposés devant l’Éternel, ces pains dont la Torah vient de parler. L’homme aurait refusé qu’on offre à Dieu du pain rassis, du pain changé uniquement une fois par semaine car, à ses yeux, Dieu méritait mieux que cela.
Selon nos sages, cette intention constituait un blasphème. En s’imaginant défendre l’honneur du divin, il le réduit à bien peu de choses, à un être qui se vexe de ne pas avoir été assez bien traité ou assez bien nourri. Vous l’avez compris, la faute du blasphémateur, selon nos sages, n’est pas de dire du mal de Dieu ou de s’en moquer, mais au contraire de s’imaginer que son honneur dépend d’un peu d’eau et de farine. Profaner, c’est imaginer que Dieu ou ses prophètes seraient si vulnérables et susceptibles qu’ils auraient besoin qu’on prenne leur défense. Le blasphémateur, en se levant pour venger son Dieu si grand, le rend précisément tout petit et sans envergure.
Pourquoi vous racontez cela ce 7 janvier? En quoi ce récit a-t-il quelque chose à voir avec le drame que nous avons vécu il y a 10 ans? Lorsque les assassins affirment venger leur prophète, ils ne font rien d’autre que le profaner. En croyant le servir, ils le réduisent à si peu et sont dès lors ces véritables blasphémateurs.
Le 7 janvier 2015 a eu lieu un acte que notre tradition appelle un hiloul hashem, une négation du nom de Dieu, et de son image assassinée en chacune des victimes. Chacun de ces hommes avait un nom et pour certains, ce nom était reconnu pour le talent de nous faire penser avec des dessins mieux qu’avec des mots, à nous faire rire et réagir. Leurs forces étaient l’humour, le culot et l’insolence, ce que notre tradition juive appelle la houtspa, une qualité plus que jamais nécessaire dans la guerre qu’il nous faut mener contre l’obscurantisme et l’idolâtrie morbide de ceux dont les dieux et les prophètes n’ont pas d’humour.
Lire les autres contenus de notre dossier “Dix ans après les attentats de janvier 2015”
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– “Il n’y a pas besoin ‘d’aller trop loin’ pour se faire assassiner” – entretien avec Laure Daussy, journaliste à Charlie Hebdo
– “Qu’est-ce qui permettrait que ce soit cool d’être laïc?” – Entretien avec Émilie Frèche
– “Religion et liberté d’expression font-elles bon ménage?” – Décryptage vidéo par Anna Klarsfeld
– “Liberté, Charlie écrit ton nom” – Tenoua a lu le livre hommage de Charlie: Charlie Liberté, Le journal de leur vie
– “Podcast : Dix ans après, Charlie se raconte” – Tenoua a écouté le premier épisode du podcast “Charlie se la raconte”