“La théorie du complot déguise un ressentiment en raisonnement”

Après quelques scrolls sur Tik Tok, et sans recherche préalable, nous sommes tombés sur une vidéo – parmi de nombreuses autres sur la plateforme – au sujet du terroriste Mohammed Merah, présenté par des internautes quasi-unanimes en commentaires comme une victime piégée par la DGSI. Comment cette fake news se perpétue-t-elle et séduit-elle un nouveau public, 13 ans après les faits? Réponses éclairantes de Rudy Reichstadt, directeur de l’observatoire Conspiracy Watch.

© Karam Natour, « Hide and Seek », 2018, Digital Drawing, 50×50 cm
Courtesy of the artist and Rosenfeld Gallery
Œuvre parue dans Tenoua 183, mars 2021

D’où viennent ces fake news complotistes autour du terroriste Mohammed Merah (auteur de plusieurs attentats en mars 2012, dont l’assassinat de quatre personnes juives dont trois enfants à l’école Ozar Hatorah de Toulouse), notamment la plus répandue, qui fait de lui une victime piégée par la DGSI?

Les fake news complotistes autour de ce terroriste sont apparues presque immédiatement après les actes qu’il a commis. Très tôt, il a été dit qu’il avait été manipulé. Cette rumeur s’est ensuite développée, sophistiquée, enrichie de nouveaux arguments. Il y a eu toute une opération “d’intoxication” pour faire croire qu’il était un bouc émissaire, et qu’il aurait même été trompé par les services de renseignement français. C’est faux. Nous avons des enregistrements de cet homme dans lesquels il se félicite d’avoir piégé les policiers avec qui il avait été en contact. Il n’y a aucun véritable mystère dans cette affaire, ni sur l’identité de l’auteur des crimes ni sur ses motivations.
Mais la théorie du complot exonérant Merah a largement été activée par une mouvance complotiste structurée, la plus dynamique à l’époque – et jusqu’à aujourd’hui –, la mouvance “soralo-dieudonniste”. Celle-ci a assuré la production d’une offre complotiste sur le sujet, en temps réel. Instantanément, elle a perçu l’intérêt qu’il y avait à insinuer que la “vraie victime” de cette histoire était Mohammed Merah. C’est ce qu’a essayé de faire à l’époque l’avocate algérienne du père du terroriste, Zahia Mokhtari, et sa représentante en France, Isabelle Coutant-Peyre. Disparue aujourd’hui, cette dernière était complètement immergée dans la mouvance “rouge-brune”, négationniste et complotiste. Ancienne collaboratrice de Jacques Vergès [avocat notamment de Klaus Barbie] et épouse du terroriste Carlos, elle était aussi une proche de Dieudonné et de Roger Garaudy.

Êtes-vous étonné de voir cette théorie complotiste résister 13 ans après les attentats, et être particulièrement virale sur Tik Tok?

Non, je ne suis pas surpris. À l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, les idées complotistes sont des “idées zombies”: elles refusent de mourir. Elles ont beau avoir été “débunkées”, elles ressurgissent au gré de l’intérêt médiatique du moment, comme si elles cheminaient de manière souterraine et revenaient soudainement à la surface pareilles à des petites éruptions volcaniques. Parce qu’Internet est un outil cumulatif et qui a de la mémoire – on y retrouve facilement des contenus mis en ligne plusieurs années auparavant, ce qui n’est pas le cas lorsque vous vous rendez dans un kiosque à journaux, par exemple –, les arguments des théories du complot demeurent accessibles, même après avoir été réfutés dans la presse. Mieux, ces théories continuent à faire l’objet d’un intérêt et d’un investissement intellectuel vif de la part d’une petite communauté d’activistes surmotivés qui veillent à entretenir, comme des vestales, la pérennité du feu de leur croyance.

Ce qui interpelle dans ces courtes vidéos Tik Tok qui cumulent des millions de vues, c’est que les internautes qui commentent croient presque à l’unanimité  en cette théorie complotiste et cette inversion de la culpabilité. Nombreux estiment aussi que ceux qui n’ont pas compris le “piège” dont il fut victime sont “naïfs”. Comment l’expliquer? Et que comprendre?

C’est un phénomène bien connu: si vous êtes persuadé d’être victime d’une grande mystification, vous êtes plus enclin à essayer d’alerter le reste du monde. C’est la raison pour laquelle les complotistes sont aussi militants. De fait, ils sont plus motivés que la moyenne à faire valoir leur point de vue. Et donc, sur un certain nombre de sujets ayant donné lieu à des théories du complot, on a l’impression de n’entendre qu’eux. Ce qui s’explique facilement: si vous ne croyez pas à la théorie du complot, il y a de fortes chances que vous y soyez totalement indifférent. La plupart de ceux qui n’adhèrent pas aux théories du complot ne consacrent pas une minute à tenter de les contrer en ligne et à apporter la contradiction aux complotistes. La surreprésentation des commentaires complotistes sur les réseaux sociaux reflètent un état des forces en présence biaisé puisque l’immense majorité des non-complotistes ne commentent pas. Il faut en avoir conscience.

Dans ce cas, comme pour d’autres théories complotistes propagées sur les réseaux sociaux, les nombreuses vidéos de “preuves” et les commentaires allant dans leur sens ont-ils la capacité de convaincre d’autres internautes, a priori peu attirés et enclins à y adhérer? Voire de les transformer eux-mêmes en nouveaux relais de ces idées?

Ce qui est sûr, c’est que ça a des effets. Le biais d’exposition est bien connu: plus un message est répété, martelé, plus nous avons tendance à le considérer comme vrai. Et ce, même si nous savons au départ qu’il est faux – ce qui est fascinant. La recherche en psychologie sociale a identifié cet effet dit “de vérité illusoire” dès les années soixante-dix. C’est d’ailleurs sur ce ressort que fonctionne la publicité. On finit par croire au message, quel qu’il soit. Et alors, on devient plus à même de le partager et de le viraliser. C’est ainsi que l’histoire d’un complot progresse. 
Le système techno-médiatique – Internet, les réseaux sociaux, le smartphone… – donne plus de chances aux contenus sensationnalistes, leur conférant une prime de visibilité algorithmique. Donc, aux contenus conspirationnistes puisqu’ils promettent de vous révéler une vérité cachée.
Ces contenus sont par ailleurs très satisfaisants pour l’esprit, puisqu’ils produisent un “effet eurêka”. Lorsqu’on y est exposé, on peut par exemple facilement se laisser impressionner par la mise en évidence de prétendues connexions secrètes qu’on n’avait jamais envisagées auparavant. C’est le plus souvent trompeur. Mais cela produit un plaisir intellectuel.
L’économie de l’attention dans laquelle nous sommes plongés favorise ces contenus et nous y expose fortement. Conséquence logique: ils influencent davantage qu’auparavant notre imaginaire collectif.

Face à la promotion de ces théories complotistes sur sa plateforme, quelle est la position de Tik Tok? Et des autres réseaux sociaux?

Tout cela est une affaire de régulation et d’autorégulation. Tik Tok agit parfois pour  “déplateformer” [empêcher la publication d’idées qui inciteraient à la haine] certains comptes ou dégrader la visibilité de certains contenus. Une vigilance est également exercée concernant l’utilisation de certains hashtags.
Mais l’autorégulation des plateformes ne suffit pas à endiguer le torrent de désinformation auquel on assiste parfois sur certains sujets particulièrement polarisants: questions politiques, géopolitiques, de santé publique, etc. La question est donc celle de la régulation des plateformes en général, pas seulement de Tik Tok. Un règlement européen, de portée générale et d’application directe dans tous les États membres de l’Union européenne, le Digital Services Act, est entré en vigueur le 25 août 2023. Pourtant, il n’a, à ce jour, produit aucun effet en matière de sanction. Des plateformes de réseaux sociaux ne remplissent pas leurs obligations mais elles n’ont pas encore été suffisamment mises face à leurs responsabilités. Probablement parce que cela supposerait d’engager un bras de fer avec ces sociétés dont la plupart sont américaines. Il est urgent que l’Union européenne fasse respecter sa loi sur son territoire: c’est un enjeu de souveraineté et de démocratie.

Aujourd’hui, certaines personnalités politiques comme le président américain, utilisent les réseaux sociaux pour diffuser des contre-vérités. Quelles conséquences ces comportements peuvent-ils avoir sur ceux des internautes? Encouragent-ils une parole complotiste?

Plus votre surface médiatique est importante, plus votre responsabilité est engagée. Un président américain ou le patron d’un grand réseau social a plus d’influence qu’un internaute anonyme.

Bien sûr, les personnalités politiques jouent avec les fake news depuis que la politique elle-même existe. La nouveauté n’est pas de prendre des libertés avec la réalité, mais que cela ne soit plus, dans un contexte démocratique, sanctionné par le suffrage. C’est ce qu’on a appelé la post-vérité. Le populisme d’un Donald Trump, son recours abusif aux boniments et aux fake news, son inconstance l’auraient, il y a une vingtaine d’années seulement, irrémédiablement disqualifié auprès de la classe politique, des médias, y compris conservateurs et d’une bonne partie des électeurs républicains. Ce n’est plus le cas.

L’élection de Donald Trump en novembre dernier a profondément galvanisé la complosphère. Depuis son retour à la Maison Blanche, les désinformateurs les plus toxiques exultent. Ils affichent une confiance en eux insolente. Ils se montrent encore plus virulents qu’auparavant. Plus menaçants aussi. L’appel à châtier leurs détracteurs est explicite. Ils ne les envisagent pas comme des concurrents ou des critiques mais comme des ennemis à éliminer.

Quelles sont les conséquences de la parole complotiste en ligne?

Elle facilite le passage à l’acte violent. Une théorie du complot est toujours un discours d’accusation, qui engage une condamnation morale, laquelle appelle un châtiment. Leur logique veut qu’on démasque les comploteurs cachés, qu’on les attrape, qu’on les neutralise et qu’on les châtie. Voire qu’on les attaque de manière préventive puisqu’ils représentent une “menace”. Qu’ils soient djihadistes ou suprématistes blancs, les terroristes qui s’en prennent aux Juifs justifient très souvent leurs actes par une forme de légitime défense. C’est la fonction de la théorie du complot. Elle est l’habillage pseudo-rationnel, pseudo-scientifique parfois, d’une pulsion agressive, d’une haine. Elle déguise un ressentiment en raisonnement. Comme l’a dit un jour Claude Lanzmann [en accroche d’une tribune initialement parue dans Le Monde le 9 mai 2002 intitulée “Les délires de la haine anti-israélienne”]: “La haine préexiste à ce dont elle prétend se nourrir ou s’originer”.

Rudy Reichstadt est directeur de l’observatoire Conspiracy Watch, coproducteur de Complorama sur France Info, chroniqueur régulier pour Franc Tireur. Il est aussi l’auteur de L’Opium des Imbéciles. Essai sur la question complotiste (Grasset, 2019).

Propos recueillis par Myriam Baron

  • Paloma Auzéau

“Le Devoir d’espérance”: un acte de résistance spirituelle

Dans Le Devoir d’Espérance, Yann Boissière explore les crises spirituelle, identitaire et informationnelle qui minent notre époque. Il appelle à une réappropriation de notre intériorité et à retrouver notre capacité à donner sens à nos vies face à la surabondance numérique et à la pression technologique. À travers cinq principes inspirés de la tradition juive, il propose une voie de résistance pour renouer avec l’espoir et l’équilibre.

 

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