J’ai passé dix ans à provoquer LA rencontre entre Paris et New York. J’ai participé aux soirées French Tuesdays pour partager avec un francophile ma passion de Cloclo, aux soirées salsa – le rythme dans la peau étant critère non négociable – à la ligue de balle au prisonnier parce que je n’étais plutôt pas mauvaise au collège. J’ai passé mes shabbat après-midi à Central Park, point de ralliement de la jeunesse moderne orthodoxe aux allures de foire. J’ai tenté le speed-dating, ce qui m’a valu un dîner hipster avant l’heure dans un restaurant du East Village exclusivement Raw Vegan (végétalien et cru). C’était la seule nourriture que mon date, un juif d’origine russe, mangeait. Je l’écoutais remettre en question le darwinisme tout en scrutant un Big Muck, version déprimante du Big Mac et en guise de dessert une crotte chocolatée au goût d’un gâteau de Pessah qui aurait tourné. J’ai participé aux week-ends de « jeunes, juifs et internationaux » dans les capitales européennes, quadrillant les synagogues, musées et mémoriaux juifs. Je commençais à perdre la foi. Où était mon grand amour, mon sosie juif et juvénile de Robert Redford ?
À presque 30 ans, sur les bancs de ma business school à Singapour, je confiais à mes amis mon désarroi. Jasdeep, Anglo-Indien, qui m’expliquait en toute sérénité que le jour où il serait prêt, il ferait comme ses parents : enchaîner les rencarts arrangés par son réseau jusqu’à trouver sa moitié. Wendi, Sino-Américaine qui travaillait sur sa start-up : une plateforme en ligne pour faciliter les échanges de profils de célibataires entre membres de leurs familles respectives. Wendi croyait au potentiel digital de cette pratique informelle largement répandue et n’y était pas fermée en tant que célibataire.
Moi, fervente romantique aspirant à une rencontre exaltante et inattendue, j’oscillais entre fascination et stupéfaction. En tant qu’individus modernes, comment mes amis pouvaient-ils accepter qu’une des rencontres la plus importante de leur vie soit provoquée de façon si rationnelle et avec l’intervention d’un tiers ? Chacun à leur manière, ils étaient ouverts à la possibilité d’un shidoukh, terme incompatible avec mes valeurs fondamentales de liberté et d’individualisme.
Éliezer, serviteur d’Abraham initia le premier shidoukh de l’histoire de l’humanité en choisissant Rebecca pour être la femme d’Isaac. Initialement venue puiser de l’eau au puits pour sa famille, celle-ci en donna à Éliezer et à ses dix chameaux, réussissant avec brio le « test du chameau ». Tel Éliezer, le marieur ou shadkhan, reste une figure importante dans les communautés juives orthodoxes, immortalisé dans la célèbre chanson Matchmaker de la comédie musicale Un violon sur le toit.
Tournez Manège, les émissions de téléréalité des années deux mille comme Bachelor, L’amour est dans le pré ou The Millionaire Matchmaker aux États-Unis, ont réinventé le concept de shidoukh. Aujourd’hui, le shidoukh, souvent juif mais pas seulement, est de retour dans une version plus traditionnelle. Au cœur des séries Shtisel, The Marvelous Mrs Maisel ou Bridgerton, il fait les beaux jours de Netflix avec l’émission de téléréalité The Indian Matchmaker qui suit la marieuse professionnelle « Aunty Sima » guider les célibataires issus de la diaspora indienne aisée vers la rencontre de leur moitié. Sur le même format, Netflix s’apprête à lancer The Jewish Matchmaker.
Après avoir prédit le retour des Converses en 2005, je pressens un engouement réel pour le shidoukh. Pour en avoir le cœur net, partons faire un tour d’horizon des pays ou cette tradition y est profondément ancrée.
En Inde, tout membre de la haute société indienne peut s’improviser entremetteur en partageant le CV matrimonial de célibataires. Les jeunes femmes les plus prisées sont grandes de taille, ont la peau claire et un diplôme universitaire. La cote augmente avec la mention homely traduit par Jasdeep comme « jeune femme accueillante qui ne se mettra pas sa belle-famille à dos ». Avouez qu’il s’agit d’une information non négligeable et la réciproque serait la bienvenue. Dans une société indienne modernisée, la famille reste l’unité de base et on prouve que la sienne est respectable en listant dans son CV les occupations, revenus et biens des membres de la famille.
Les jeunes hommes doivent prouver leur propension à subvenir aux besoins de leur futur foyer en affichant diplômes, salaires et biens, appartement en tête puis voiture.
Les marieurs professionnels sont monnaie courante. Par leur expérience, leur réseau et grâce aux entretiens psychologiques des célibataires, ils jouissent d’un taux de succès élevé. La jeunesse se prête volontiers à l’échange des CV dans la diaspora, une option parmi d’autres. Jasdeep se contente, quant à lui, de diriger les partis intéressés sur son profil LinkedIn. Une telle rébellion me rappelle que nous ne sommes pas amis pour rien.
Dans la Chine d’aujourd’hui, la branche jeunesse du parti communiste organise des blind date de masse et les parents des célibataires envahissent un coin des parcs des grandes villes, qu’ils transforment en marché du mariage local. L’identité régionale est si forte qu’on se marie entre personnes de la même région, voire de la même ville. Sur des affiches installées sur des parapluies sont inscrits âge du célibataire, revenu, biens (pour les hommes) et Hukou, principal document d’identité d’un Chinois et hérité de la mère. Le Hukou, rattaché au lieu de résidence, détermine l’accès aux soins de santé, à l’éducation, à la protection sociale et au logement. Ainsi, une femme avec un Hukou de Pékin ou Shanghai est un excellent parti à condition qu’elle ne soit pas née l’année du mouton au lieu du singe. La superstition, envers les femmes seulement, peut anéantir un rendez-vous potentiel.
Le marché a un taux de succès proche de 1 %. Wendi a bien fait d’abandonner rapidement ce projet. Les célibataires méprisent ces pratiques chargées de préjugés, préférant les applications de rencontre et les présentations par l’intermédiaire d’amis. Néanmoins, l’initiative parentale leur rappelle que le mariage permet de maintenir la stabilité sociale ou d’accéder à une classe supérieure de la société.
À l’instar de leur plus grand partenaire commercial, le Japon est friand de services matrimoniaux. Pendant la pandémie, les rencontres vidéo ont remporté un vif succès. Un animateur commence les présentations et pose quelques questions en toute décontraction telles que : « Comment imaginez-vous la vie conjugale ? » puis laisse les participants discuter avec chaque partenaire potentiel à tour de rôle. Contre toute attente, ce format enlèverait toute pression et méfiance du rendez-vous physique dans une société qui célèbre la retenue.
Les parents de célibataires organisent leurs propres évènements ou chacun avec un numéro autour du cou (pas des noms) échange les descriptions de leurs enfants. Dans la section « opinion des parents sur la personnalité de l’enfant », ils n’hésitent pas à balancer les défauts de leurs enfants respectifs. Pas de mauvaise surprise, ce qui permettrait des rencontres aux chances de succès plus élevées si jamais leurs enfants acceptaient d’y aller !
Même les gouvernements locaux s’y mettent. Plus de 50 % d’entre eux proposant des sessions de speed-dating et des séminaires sur le mariage pour « aider » les célibataires à se marier et ainsi freiner la baisse du taux de natalité et le dépeuplement du pays.
Plus au Sud, Singapour ne faillit pas à sa réputation de pays efficace, pragmatique et innovateur à l’image de son aéroport, un des meilleurs au monde depuis une décennie. Dès 1984, Singapour a décidé de renverser la courbe décroissante des taux des mariages et de natalité de l’île en lançant un programme d’activités de groupe subventionné destiné à favoriser les interactions entre célibataires, permettant également à ces derniers de réduire les coûts imputés à la recherche d’un partenaire de vie. Depuis, le programme s’est étoffé en faisant appel à des agences matrimoniales. Celles-ci utilisent la data pour la mise en relation des célibataires, l’encadrement des rencontres en ligne et physiques ainsi que des cours pour réussir sa rencontre. Impossible de mesurer le succès de ce programme, mais beaucoup préconisent sa modernisation en rendant le shidoukh sexy, et non plus une démarche honteuse, et en levant les restrictions d’âge fixées à 35 ans chez les femmes et 45 ans chez les hommes, une date de péremption qui rappelle celle des acteurs et surtout des actrices d’Hollywood. J’ai cependant plus confiance en Singapour qu’en Hollywood pour agir.
La bonne nouvelle c’est que le shidoukh avec obligation de résultat sans être autorisé à prendre le temps de tomber amoureux semble révolu. Même si les entremetteurs sont accusés d’entretenir les bonnes vieilles discriminations et d’être obnubilés par le mariage dans sa forme la plus transactionnelle, le désir d’amour est intact et ne demande qu’à être assouvi. Or, à force de chercher la rencontre dans un monde virtualisé, aux possibilités infinies et aux attentes inatteignables, on s’épuise. On finit par perdre la foi en l’amour et se perdre soi-même dans un jeu de swipe où on sort toujours perdant. Même si l’efficacité des sites et applications de rencontres est réelle – c’est par ce biais que j’ai rencontré mon mari – le shidoukh a le pouvoir de réenchanter la rencontre. Il constitue une alternative, une opportunité de lâcher prise et de mouvement. Confier la rencontre non pas à un ange ni à un séraphin mais à quelqu’un qui nous veut du bien ou qui connaît son travail, c’est se libérer d’un fardeau tout en acceptant d’être mis face à ses incohérences ou à ses responsabilités.
Oser accepter l’aide de sa communauté, sa famille, son réseau, c’est réhabiliter le lien social, la solidarité et la confiance. À travers chacun de ces groupes, c’est un pan de notre identité qui s’exprime et peut constituer une base commune au moment de la rencontre.
Wendi, en citoyenne du monde, a épousé un Allemand présenté par des amis. Jasdeep, populaire sur LinkedIn, diversifie ses critères sur d’autres applications de rencontre. Je prie pour qu’il épouse une Indienne, je veux mon beau mariage à Delhi.
Quant à vous, célibataires qui cherchez à faire des rencontres juives, sachez qu’il existe un fichier Excel qui circule sur la place de Paris. Ne perdez pas la foi et écrivez-moi, je suis toujours partante pour une mitsva.