Depuis des semaines, je relis le même épisode du Talmud. La légende est célèbre: c’est celle d’un homme qui vivait au deuxième siècle de notre ère en Galilée et avait pour nom Rabbi Shimon Bar-Yoh’ai. Accusé par les autorités romaines de trahison et menacé de mort, il se réfugia dans une grotte et y vécut avec son fils, douze années entières, sans aucun contact avec le monde extérieur. Immergés tous deux dans la Torah, de jour comme de nuit, ils sont le modèle talmudique du plus grand confinement.
Le texte affirme qu’après douze ans d’enfermement, tous deux se « déconfinèrent », pleins de sagesse et d’espoir. Mais au dehors, en constatant que le monde vaquait à ses occupations profanes et délaissait l’étude, tous deux furent pris de colère. Et celle-ci enflamma littéralement leur regard, devenu incandescent. Partout où leurs yeux se posaient, le monde prenait feu.
Une voix céleste hurla alors: « Si vous êtes sortis de cette grotte pour détruire mon univers, retournez-y immédiate- ment ». C’est ainsi que le sage et son fils connurent une seconde vague de confinement, avant d’être autorisés, un an plus tard, à revoir la lumière du jour. Pendant ce nouveau temps reclus, Rabbi Shimon apprit à poser un regard apaisé sur le monde, et on raconte qu’il était ensuite capable de « soigner avec les yeux ». Étrange pou- voir que celui-là. Ô combien précieux.
Cette très vieille légende rabbinique m’obsède aujourd’hui. À peine sortis de nos grottes, je ne cesse de me demander quels « déconfinés » nous saurons être dans les semaines à venir. Ces temps passés hors du monde, à monologuer avec nos certitudes, ont sans doute renforcé chez beaucoup d’entre nous, des convictions existantes. Dans nos grottes personnelles, se sont peut-être confortées « des Torah » qui nous font penser, à raison ou à tort, que nos grilles de lecture du monde sont les bonnes.
Tendez l’oreille et vous percevrez autour de vous l’expression de tant de certitudes, tant de voix qui murmurent ou hurlent « On vous l’avait bien dit! », tant de « théologies » religieuses ou athées qui veulent lire dans l’évènement un message transcendant, une punition de Dieu, de la nature ou de la planète…
Ces semaines confinées ont sans doute contribué à enflammer bien des regards incandescents, ceux qui nous font jeter au dehors un œil destructeur, empli de mépris pour ceux qui interprètent la crise autrement, ceux qui en tirent d’autres conclusions que les nôtres pour eux-mêmes ou pour le monde, ceux qui ne partagent pas nos « vérités » et qui méritent le lance-flammes que nos jugements leur réservent.
Aurons-nous besoin, comme Rabbi Shimon, d’un retour temporaire à l’intérieur de nos grottes pour déve- lopper un autre regard et apprendre nous aussi à « soigner avec nos yeux » ? Saurons-nous apprendre à revoir la lumière du dehors, avec toute l’humilité que le confine- ment aurait dû nous enseigner?
Nul ne peut dire si son confinement lui a donné la pleine lumière sur le monde qui s’annonce. Nul ne sait d’ailleurs à quoi ressemblera le « monde d’après ». Tous ceux qui vous le décrivent ou vous le prédisent avec certitude sont risibles. L’heure n’est pas, à mon sens, à penser ni l’avant, ni l’après, mais précisément à réfléchir encore au « pendant »: à ce qui, pendant ce temps, nous est arrivé. Ce temps du pendant, s’il m’a appris une chose, c’est précisément combien nous sommes « dépendants ». La vulnérabilité de la vie, animale ou humaine, nous enseigne quelque chose sur notre impossible autonomie, et notre absolue connexion les uns aux autres.
Le propre de l’homme est peut-être à chercher là, non dans son autonomie puissante, mais dans sa capacité à faire face à sa dépendance extrême… en se transmettant des légendes et des récits qui transcendent les temps. Il nous suffit de les relire, de les relier, de les revivre, et de les vivifier, et d’en faire peut-être pour nos yeux des baumes capables d’apaiser le monde autour de nous… celui d’avant, celui d’après, et celui que nous traversons ensemble.