Antoine Strobel-Dahan: L’exposition « Spirou dans la tourmente de la Shoah », au Mémorial de la Shoah à Paris, dont vous êtes le commissaire, parle de la rencontre entre un personnage fictif, Spirou, et un personnage réel, le peintre allemand Felix Nussbaum. Pouvez-vous nous rappeler qui est Spirou dans l’univers de la BD, et qui est Nussbaum ?
Didier Pasamonik: Spirou est un personnage qui a été créé par le Français Robert Pierre Velter, dit Rob-Vel, en 1938. L’histoire est amusante parce que Velter était groom, chef de rang sur un transatlantique entre la France et les États-Unis, il rencontre par hasard le dessinateur américain de Winnie Winkle, Martin Branner, et il en devient l’assistant. De retour en France, où les Dupuis cherchaient un dessinateur pour faire un personnage, il crée pour eux Spirou, un personnage tout à fait fantaisiste, vraiment dans la tradition d’avant-guerre. Spirou naît en avril 1938, c’est un grand format tabloïd avec des histoires un peu fantastiques.
Puis arrive la guerre qui va instiller ce qui fait la caractéristique de la BD franco-belge : la documentation. La bande dessinée peut alors devenir un vrai sujet d’histoire culturelle parce que, dans les décors, dans les sujets, on trouve plein d’éléments qui racontent l’Histoire. La guerre devient un vrai sujet dans Spirou : on retrouve des traces de l’occupation ou de la guerre chez Franquin, notamment dans Spirou et le dictateur avec, à travers des histoires fantaisistes, un vrai discours antifasciste.
Lorsqu’on a demandé à Émile Bravo de créer son Spirou en 2008, il a voulu le dater de la naissance de Spirou, en 1938, l’année des accords de Munich, c’est-à-dire en quelque sorte le début de la Seconde guerre mondiale. Ce Spirou, le journal d’un ingénu, qui rencontre un immense succès, raconte une négociation de dernière minute entre les nazis et les Polonais, et Spirou tombe amoureux d’une jeune femme qui travaille dans l’hôtel Moustique mais est en réalité un agent du Komintern. Dupuis lui demande alors de faire un autre album et il décide de s’intéresser à l’occupation et à la Shoah. Cela s’appellera L’espoir malgré tout et fera quatre volumes, parus entre 2018 et 2021, qui posent la question de ce que peut faire Spirou sous l’occupation, lui qui est taraudé par le souvenir de sa petite copine, juive et communiste, qui a disparu. Émile Bravo ne peut pas éviter le sujet de la Shoah mais ne peut pas envoyer Spirou à Auschwitz. Contrairement à Spiegelman avec Maus, Bravo ne décrit pas l’univers concentrationnaire, et cela donne une façon « apaisée » de parler de la Shoah. Il s’intéresse au processus génocidaire, à savoir comment la haine des Juifs conduit à l’assassinat de masse qu’est la Shoah.
Durant son travail, il tombe sur un tableau de Felix Nussbaum, Le Triomphe de la mort. Ce tableau explique la Shoah : c’est la mort de la culture, la mort qui tue la musique, la littérature, l’architecture, les mathématiques, et c’est un choc pour Bravo, notamment parce qu’il découvre que Nussbaum a vécu caché à Bruxelles – la ville où se trouve Spirou – avant d’être dénoncé et déporté, le 31 juillet 1944, par le dernier convoi pour Auschwitz, où il sera assassiné, comme son épouse Felka. En 1933, lors de l’accession au pouvoir des nazis, Nussbaum est à Rome en résidence, son atelier en Allemagne est incendié et le couple décide de ne pas rentrer. Il s’installe en Belgique où il vit jusqu’en mai 1940 quand, en tant que ressortissant d’un pays ennemi, il est arrêté et envoyé en France, dans le camp de Saint-Cyprien. Il s’évade en août et rejoint Bruxelles dans la clandestinité. Durant toute cette période, il peint une série de tableaux, qu’on retrouve dans l’œuvre d’Émile Bravo, et qui documentent la situation de ces artistes clandestins cachés, l’angoisse qui monte, l’incertitude.
ASD: Ce qui peut surprendre, c’est que Spirou, Fantasio et Spip, on les connaît surtout dans des aventures plutôt légères, un peu fantasques. Bravo aurait pu parler de la guerre et de la Shoah dans un livre qui n’était pas un Spirou. N’y avait-il pas un gros risque à choisir de parler de la Shoah à travers une aventure de Spirou ?
DP :Le risque existe, bien sûr, sauf qu’on a affaire à un auteur qui est pleinement conscient de ce que c’est que la Shoah. Une fois qu’il a trouvé le moyen d’en parler via cette rencontre avec Nussbaum, il va soumettre son storyboard complet à des historiens. Il s’appuie aussi, pour construire son récit, sur le Journal de guerre (publié en 2004 aux éditions Racine) de l’homme politique et juriste belge Paul Struye qui documente de façon très précise tous les événements pour le gouvernement belge exilé à Londres. Bravo a mis dix ans à faire ces quatre volumes, et c’est un grand écrivain qui peut parler de choses délicates de façon très fine. Quand Spirou s’interroge sur pourquoi on en veut aux Juifs, il y a un dialogue édifiant où il rencontre un paysan résistant qui lui explique dans des termes tout à fait didactiques ce qu’est l’antisémitisme.
À cela s’ajoute, et c’est le sujet de l’exposition, qu’il y a une autre histoire derrière : celle du Journal de Spirou dont le rédacteur en chef, Jean-Georges Evrard dit Jean Doisy, était un résistant. Il rencontre le couple Jospa, qui a fondé le Comité de défense des Juifs en Belgique, organisation clandestine de résistance qui cherche à recruter des non-Juifs pour créer des réseaux de planques. Grâce au Club des amis de Spirou, qui a 5 000 membres en 1939 et en aura 50 000 en 1943, Doisy crée un outil qui lui permet de communiquer avec son réseau de résistance. Dans un des premiers éditos qu’il écrit après la guerre, Doisy rend d’ailleurs hommage à deux de ces lecteurs de Spirou tombés pour la Résistance. Ce club permet un apprentissage de la clandestinité. En 1943, les Allemands s’inquiètent de ce club qui compte plus de 50 000 membres et ils imposent un administrateur qui leur est acquis à la direction des éditions Dupuis. Dupuis refuse et Spirou doit cesser de paraître. C’est alors que Doisy a l’idée géniale de créer un théâtre itinérant de marionnettes qui va continuer à faire vivre les personnages de Spirou tout en permettant de faire circuler des résistants et de financer les réseaux de sauvetage des enfants en Belgique. Troisième fait d’armes important de Jean Doisy : à la demande des Jospa, il recrute Victor Martin pour enquêter sur le sort des Juifs déportés de Belgique et se rendre sur place en Pologne. Martin en fera un rapport transmis au Comité de défense des Juifs et au gouvernement belge à Londres et qui alerte sur la Shoah. Donc voilà le rédacteur en chef d’une revue illustrée pour la jeunesse qui porte une histoire lourde qui a inspiré le Spirou de Bravo. Et cette tétralogie Spirou de Bravo qui, encore une fois, montre l’occupation, la traque, la déportation mais ne montre pas l’extermination, est un excellent outil de transmission de la mémoire de la Shoah, parce qu’elle peut permettre à des jeunes de comprendre les enjeux. À mes yeux, c’est la BD la plus importante sur la Shoah depuis le Maus de Spiegelman.
ASD: On voit ici le cas d’une bande dessinée qui se met au service de la Résistance. Mais l’inverse a-t-il aussi existé ? De la bande dessinée au service de l’occupant et des idées nazies ?
DP: L’exposition montre la situation de la BD sous l’occupation en France et en Belgique, qui sont deux situations très différentes. En Belgique, il n’y a pas d’éditeurs de BD juifs et donc la situation est assez simple : certains collaborent, d’autre non. La plupart des journaux belges vont cesser de paraître en 1943, sauf le journal Bravo ! [aucun rapport avec l’auteur, bien sûr], qui a été créé par Jean Meewissen et est essentiellement alimenté par des BD américaines (Flash Gordon, Jungle Jim, Félix le chat…). En 1941, lorsque les Américains entrent en guerre, les BD américaines ne sont plus autorisées et on demande à Edgar P. Jacobs de terminer l’histoire de Flash Gordon en cours et d’en faire un ersatz. Cela va s’appeler Le rayon U et préfigurera les aventures de Blake et Mortimer. La guerre permettra l’essor de la BD belge : Hergé, durant l’occupation, publie Tintin dans Le Soir (qui est devenu un outil de propagande allemand), notamment L’Étoile mystérieuse dont l’historien Pascal Ory a fait la preuve qu’il s’agit d’un album complètement collabo. L’exposition montre notamment un strip qui n’est pas reproduit dans l’album mais fut publié dans Le Soir en 1942 et qui est clairement antisémite. 1942, c’est aussi l’année de l’instauration du port de l’étoile jaune pour les Juifs de Belgique, et donc l’étoile « mystérieuse » n’est pas si mystérieuse que ça pour les lecteurs de 42. Cela vaudra d’ailleurs à Hergé de figurer, à la Libération, sur un trombinoscope de poche à destination des résistants, La galerie des traîtres. Il y a aussi l’exemple de Jijé qui va produire en 1940 un album de Spirou, Spirou fait du cinéma, baigné de cet habitus antisémite qui règne avant-guerre.
Côté français c’est très différent parce que les deux principaux éditeurs de bande dessinée sont Le Journal de Mickey, créé en 1934 par Paul Winkler, qui est juif, et la Société parisienne d’édition, créée en 1919 par les frères Offenstadt, juifs également. Donc ces deux entreprises vont être aryanisées (c’est-à-dire confisquées) durant l’occupation. Et puis il y a ceux qui collaborent, tous ces journaux qui se sont retirés sur Vichy, comme Cœurs vaillants qui reprend les aventures de Tintin. Et il y a les cas de Cino Del Ducca, un Italien qui a fui le fascisme italien en 1932 et qui publie notamment L’Audacieux. Del Duca sera secrètement résistant mais le journal est clairement maréchaliste (on voit dans l’exposition un numéro de L’Audacieux qui annonce que chaque abonné recevra des photos du Maréchal). Et enfin, il faut évoquer le seul journal pour la jeunesse qui n’est pas interdit après 1943 dans la zone nord, Le Téméraire, que Pascal Ory a surnommé Le Petit nazi illustré.