La législation occidentale a attendu le XIXe siècle pour commencer à prendre des mesures de protection contre les mauvais traitements des animaux. Aujourd’hui encore, cette législation reste très incomplète. La pensée occidentale, basée sur la hiérarchisation des êtres vivants d’Aristote, celle de la vision exclusive de Thomas d’Aquin, puis les conceptions de « l’animal-machine » de Descartes, ne reconnaissent pas à l’animal le statut de personne juridique. Ce n’est qu’au cours du XXe siècle qu’est apparue en occident une pensée du droit des animaux.
Le judaïsme a, pour sa part, une toute autre vision des choses. Même s’il reconnait une domination humaine de la création et donc un certain droit humain sur les animaux, notamment pour s’en nourrir, il ne laisse pas pour autant à l’homme libre cours à son exploitation, et l’oblige à tenir compte des besoins et souffrances des animaux, qui sont qualifiés, comme l’homme, de nefesh par la Torah. La Guemara Shabbath interdit d’écraser le shabbath un hilazon (escargot servant à fabriquer la couleur bleue du tsitsit) du fait que « l’on prend une âme » (netilath neshama).
Le fait de manger de l’animal n’est pas considéré comme naturel, mais comme une concession. Les règles restrictives de la casherouth exigent de nous une limitation de notre instinct de consommation et une maîtrise de nos désirs gustatifs ; elles demandent également un respect de l’animal comme personne symbolique, par l’interdit de la consommation du sang ou du mélange lait/viande.
L’animal est reconnu comme sujet de droit, on lui sait une sensibilité aussi bien physique que psychique et on en tient compte ; bien plus encore : on lui reconnait quelques devoirs !
Limites
La tradition considère que le droit de consommer des animaux n’apparut qu’avec Noé. Pour Nahmanide (XIIIe siècle) qui reconnait aux animaux une conscience quasi humaine, seul le fait d’avoir sauvé les espèces animales lors du déluge donne à l’homme le droit d’en consommer (voir son commentaire sur Genèse 1 : 29). Le Talmud tient à marquer les limites de ce droit : « La Torah nous enseigne le droit chemin, que l’humain ne doit consommer de la viande que par nécessité ». Maïmonide considère que l’on ne devrait en consommer que de shabbath en shabbath.
Même dans les limites légales de notre droit de tuer des animaux, nos rabbins restent critiques et nous appellent à la clémence. C’est ainsi qu’on fustige Rabbi pour avoir cyniquement répondu à un malheureux veau terrifié par le boucher : « Va, lui dit ce dernier, puisque tu as été créé pour cela » et n’être pardonné que lorsqu’il demande à sa servante d’épargner des souris.
Le Talmud raconte que Rabbi Pinhas refusa d’entrer chez Rabbi à cause de mules particulièrement dangereuses et agressives. Rabbi, qui tenait à recevoir son hôte, proposa de se débarrasser des mules et envisagea plusieurs solutions rejetées chaque fois par Rabbi Pinhas. Il rappela même l’interdit de les mutiler de telle sorte qu’elles ne puissent plus donner de coups de pied car il est interdit de faire souffrir un animal et même de le tuer ! Au bout du compte, aucune solution ne fut trouvée et « une montagne se dressa entre les deux rabbins ».
Pour autant, le taureau ayant encorné et tué un homme doit être exécuté, mais seulement après un procès devant un tribunal de vingt-trois juges comme pour le procès d’un être humain meurtrier !
« Celui qui tue sans besoin ne le fait que par cruauté »
Dans un célèbre responsum, le rabbin Ézéchiel Landau dut répondre à une curieuse question : un juif venait de faire fortune au point de posséder des terres et des forêts et voulait, en bon candidat à l’assimilation, s’adonner à la chasse. Habité encore par quelques scrupules juifs, il demanda l’autorisation rabbinique. Dans sa réponse, le rabbin Landau, après avoir examiné plusieurs aspects purement juridiques, ajouta un long paragraphe pour examiner le fond de la question et affirma : « Je m’étonne de cette demande puisque le chasseur est associé à Nimrod et Esaü et que ce n’est en rien une conduite pour un fils d’Abraham, Isaac et Jacob ! … Comment un membre d’Israël peut- il tuer de ses propres mains un animal sans réel besoin ? … Celui qui tue ainsi sans besoin ne le fait que par cruauté ! »
L’interdit de faire souffrir un animal fait partie des 613 mitsvoth et s’applique à toutes sortes de cas. Il est interdit, par exemple, de trop charger un animal, ou de lui demander une tâche trop difficile pour lui. Cet interdit concerne bien évidemment les nombreux cas d’animaux exploités dans le passé par les hommes pour faire des travaux pénibles, mais cela concerne aussi de nos jours certains animaux de cirque, les élevages intensifs et les mauvais traitements en général.
L’interdit de faire souffrir un animal repousse plusieurs interdits rabbiniques du shabbath, c’est ainsi qu’on peut organiser la traite le shabbath.
Ce n’est pas l’exploitation de l’animal qui est interdite (puisqu’on peut le charger et lui faire tirer une charrue ou une charrette, et qu’on peut également le tuer pour se nourrir), mais c’est l’excès de cette exploitation. Il devient dès lors difficile de marquer clairement la limite entre une exploitation indue et une exploitation raisonnable et justifiée.
C’est ainsi que la halakha autorise certaines expériences animales à des fins médicales avérées. Cependant, il est strictement interdit de faire souffrir un animal inutilement ou pour des recherches vaines, ce qui pose la question de la légitimité de l’exploitation animale dans plusieurs laboratoires, notamment ceux des grandes industries cosmétiques.
L’interdit d’empêcher l’animal de se nourrir durant un travail agricole est basé sur Deutéronome 25 : 4 : « Ne muselle point le bœuf pendant qu’il foule le grain ». Cette règle, qui se rapproche de celle autorisant l’ouvrier à manger de la nourriture en préparation, montre une fois de plus à quel point le bien-être de l’animal est pris en compte par la Torah, d’autant plus qu’il s’agit ici d’une souffrance psychique, et non physique, puisque cet interdit s’applique même à un animal correctement nourri.
Le midrash traite de « méchant » un homme qui, pour faire avancer son âne, acheta une gerbe de blé qu’il mit sur ses propres épaules de telle façon que l’âne affamé courait derrière lui. Or, lorsqu’il fut arrivé à bon port, au lieu de donner le blé à l’âne, il attacha la gerbe de blé sur le dos de l’âne qui ne pouvait donc pas la manger, lui causant une frustration inutile.
On voit ici que, pour le judaïsme, bien loin de Descartes, les animaux ont une sensibilité psychique et que la souffrance animale ne relève pas seulement du domaine physique.
Signalons également l’interdit d’abattre un petit de moins de huit jours, ou la mère et son petit le même jour (Lévitique 22 : 28).
Intérêts financiers contre esprit de la halakha
Dans un esprit similaire, de nombreuses sources rabbiniques con dam nent le gavage des animaux et l’élevage intensif dans des conditions injustifiables. Cependant, cela n’influence pas toujours le marché de la viande sur le terrain et les intérêts financiers l’emportent souvent sur l’esprit de la halakha.
L’animal est soumis au repos shabbatique au même titre que son maître : « le septième jour est la trêve de l’Éternel, ton Dieu : tu n’y feras aucun travail, toi, ton fils ni ta fille, ton esclave mâle ou femelle, ton bœuf, ton âne, ni tes autres bêtes… » (Deutéronome 5 : 13)
Il est interdit à l’humain de se nourrir avant d’avoir donné de la nourriture à son animal, du fait de l’ordre du verset (Deutéronome 11 : 15) : « Je ferai croître l’herbe dans ton champ pour ton bétail, et tu vivras dans l’abondance » qui fait passer l’animal avant l’homme.
Le commandement de la jachère (septième année de shemita) relève entre autres du souci de nourrir les animaux, même sauvages, qui auraient donc droit également à leur part de la récolte : « ton bétail même, ainsi que les bêtes sauvages de ton pays, pourront se nourrir de tous ces produits. » (Lévitique 25 : 7)
Le Talmud interdit d’acquérir un animal qu’on ne pourrait soigner et nourrir correctement.
Mais bien plus encore, la tradition juive reconnait une véritable force morale aux animaux. Ils sont même considérés comme responsables, et peuvent être jugés. La Torah signale la présence d’animaux au Sinaï. Le prophète Jonas appelle aussi les animaux au repentir. Selon le Talmud, les animaux auraient part au monde futur. On raconte l’histoire d’animaux refusant de manger si la dîme n’était pas correctement prélevée, ou ne voulant pas travailler le shabbath.
Le discours du judaïsme sur les animaux est subtil, imprégné de sensibilité intelligente, et ne s’enferme pas dans une conceptualité arrogante sur la « supériorité de l’âme humaine intelligente ».
Le discours juif se trouve donc bien aux antipodes de la pensée occidentale classique sur l’animal. Il se rapproche en revanche sérieusement de la pensée des philosophes contemporains, qui appellent à reconnaître pleinement les droits des animaux, au même titre que ceux des humains. Le judaïsme, cependant, ne franchit pas ce pas égalitaire. Il pourrait renforcer sa jurisprudence sur la défense animale au nom de concepts exemplaires de piété et d’éthique, ou tout simplement par une utilisation plus systématique de la classique prohibition de la souffrance animale. Mais il ne saurait abolir l’idée de l’image divine en l’homme, qui reste cardinale dans la conception juive du monde.
Or c’est au nom-même de cette image divine, qui implique plus de devoirs que de droits, qu’il nous faut exiger un changement de nos comportements et habitudes passives.
En l’état actuel de la loi juive, nous disposons d’arguments amplement suffisants pour condamner tout mauvais traitement des animaux, y compris quand l’intérêt humain sert de prétexte à des attitudes cruelles qui sont, dans la plupart des cas, évitables, pour peu que l’on soit prêt à s’en donner les moyens. Il n’y a aucune raison pour que le judaïsme tolère, comme il a trop tendance à le faire actuellement, des expérimentations animales souvent injustifiées ou évitables, les élevages industriels et les conditions primitives d’abattage, les différentes attractions animales, zoos, cirques, delphinariums, dans lesquels les animaux sont le plus souvent malheureux et surexploités.
Pour la pensée halakhique, un juif doit se poser à chaque instant la question de la pertinence de ses actes et de leurs conséquences, même indirectes. En ce qui concerne notre sujet, l’enjeu est non seulement l’animal en souffrance sans moyen de défense, mais aussi la dignité humaine qui ne va pas sans l’ultime « héroïsme » : accepter de limiter son pouvoir au profit de la compassion, y compris dans les gestes les plus quotidiens.