Toute une littérature semble dédiée à réduire Freud au judaïsme, relire Freud dans les textes juifs, ou pire, l’inverse. Au risque du forçage herméneutique. Plutôt que cette entreprise vaguement narcissique (si tout est Juif, je suis Tout!), tentons un exercice qui exhibe son arbitraire, son refus des motifs de l’origine, de l’emprunt, de l’influence. De Freud et du Freudisme, je ne dirais pas grand-chose, du rapport biographique et évènementiel de Freud au Talmud non plus, tant il semble évident que Freud a été un lecteur sérieux de la Bible, mais non du Talmud, sinon par influence culturelle vague. Cet exercice de comparaison à un terme (une blague!) ne préjuge pas de ce qu’il doit montrer, une éventuelle affinité dans le rejet de la pathophysiologie objectivante commune à la psychanalyse et au Talmud. Il se peut qu’à la fin, l’exercice mène à l’impasse. En chemin nous aurons, et c’est l’essentiel, étudié un peu.
Avec le sourd-muet1, l’enfant et l’esclave, le fou, le shoteh, fait partie de ceux qui, dans le Talmud, n’ont pas de main (yad), de capacité juridique. Les actes juridiques qu’il accomplit sont nuls et sa responsabilité devant Dieu et les hommes n’est pas susceptible d’être engagée.
Or, la folie n’est pas de façon prioritaire pour le Talmud une maladie, qu’il faut constater, puis soigner : elle est avant tout une condition du droit – celle de l’incapable juridique et de l’irresponsable pénal – qui se présume et donc se décide2 .
ALORS, QUI EST FOU ?
« Celui qui sort seul la nuit, qui dort dans des cimetières et qui déchire son vêtement ». (TB, Hagigah 3b).3
Le psychiatre d’aujourd’hui y reconnaîtrait vague- ment les symptômes de la psychose: asocialité, idées morbides, délire, automutilation.
Nous lisons: le fou ne craint ni les hommes – brigands qui attaquent de nuit en dehors des villes –, ni les démons – shedim qui peuplent les cimetières –, ni l’argent – le vêtement était un bien très coûteux à l’époque du Talmud.4
Il ne protège ni son corps, ni son esprit, ni ses biens. L’homme bar de’a, conscient, contrairement au fou, qui lui, n’est pas bar de’a 5, craint pour sa vie et pour ses biens, témoignant par là qu’il les considère comme des biens et qu’il est susceptible d’en être privé. Or, le sens de la valeur naît avec l’angoisse de la perte.
Ces écarts de comportements d’avec les « normaux » ne sont pas hasardeux, et emportent des significations très profondes. Dormir au froid parmi les macchabées quand on devrait dormir au chaud parmi les vivants. Déambuler seul à l’heure où on devrait être à l’intérieur de son foyer, protégé. Déchirer son vêtement alors qu’il constitue une couche protectrice du corps et un mode d’apparaître du moi en société. Le fou s’expose et est exposé, sans limite de temps ni de lieu. L’homme de la norme, lui, sait doser ses degrés d’exposition en respectant un temps social et humain rythmé.
La conscience serait donc savoir (da’at) de ce que l’existence concrète est un bien et que celui-ci est susceptible d’être perdu.
La gemara se poursuit sur une controverse entre Rav Houna et Rabbi Yohanan: Rav Houna considère, lui, que pour être qualifié de fou, de shoteh, il faut avoir accompli les trois actions décrites ci-dessus.
Rabbi Yohanan pense qu’une seule de ces actions – accomplie habituellement – est caractéristique. Le tableau clinique serait cumulatif : un seul des symptômes suffit l’addition d’un autre symptôme renforçant le diagnostic mais ne le constituant guère.
La gemara objecte par une alternative qui semble sans reste :
De deux choses l’une, dit-elle, si les actions décrites plus haut sont accomplies habituellement d’une façon folle (derekh shtout), alors une seule de ces actions suffit à caractériser la folie ; et à l’inverse, si ces actions se trouvent motivées par des raisons bien déterminées, alors, même accomplies ensembles elles ne sont aucunement le signe de la folie. La première partie de l’alternative est une objection à la position de Rav Houna, la seconde à celle de Rabbi Yohanan.
Or, la gemara va exclure la deuxième possibilité de l’alternative en réinjectant au derekh shtout une nuance différente de son sens simple. Ce qui fait le derekh shtout n’est pas tant l’observation d’une certaine façon (ce qui serait en fait, tautologique : le fou est celui qui se comporte comme un fou) que dans l’impossibilité d’imputer aux actions une quelconque rationalité, une justification, un but.
C’est pourquoi la gemara précise alors la position de Rav Houna : faire les trois actions, c’est précisément cela qui est insensé et qui ne se laisse pas intégrer dans un narratif du moi cohérent et consistant. Et non pas une quelconque bizarrerie visible. Il arrive en effet que le fou ne se ressemble pas.
N’était que l’individu les avait accomplies successivement, chacune desdites actions aurait pu trouver une justification qui aurait empêché qu’on le dise fou.
Et de préciser : celui qui dort dans les cimetières pourrait très bien chercher à ce que réside sur lui le roua’h touma, l’esprit impur, c’est-à-dire, d’après Rachi, l’esprit des démons (Shedim) afin qu’ils l’aident dans sa pratique de la magie (on songe à Faust, certes damné mais pas fou pour autant) ; celui qui sort seul la nuit pourrait simplement être un mélancolique tandis que celui qui déchire ses habits pourrait très bien être un baal mahshavot, un homme perdu dans ses pensées au point d’en déchirer ses vêtements (on peut songer au savant négligemment vêtu).
Mais, conclut le texte, l’hypothèse d’une personne qui réaliserait les trois comportements en même temps ne tient guère. Parce ce qu’elles sont mutuellement incompatibles, parce que la présomption de rationalité est impossible.
Pour clore la discussion, Rav Papa ajoute que si Rav Houna avait eu connaissance d’un autre enseignement des Sages, il serait revenu sur sa position. Quel est cet autre enseignement ?
« Qui est fou ? Celui qui perd (meabed) tout ce qu’on lui donne. »
De quoi exactement Rav Houna serait-il revenu ? demande le texte.
Quelle action, accomplie seule, parmi celle mentionnées dans le premier enseignement des Sages, suffirait à caractériser son auteur de shoteh d’après Rav Houna ? Celle consistant à déchirer son vêtement parce qu’elle ressemblerait à celle consistant à dépenser tout ce qu’on a reçu, ou chacune indistinctement (même si celles-ci ne « ressemblent pas » à celle de déchirer son vêtement?). Rav Houna aurait-il seulement renié son critère des trois ou se serait-il rangé à l’avis de Rabbi Yohanan ?
La question ne trouve pas de réponse, l’unité talmudique finit en tekkou, sorte de pat aux échecs.
D’après cette deuxième beraïta 6, le comportement d’un individu consistant à perdre « tout ce qu’on lui donne » suffit ainsi à caractériser la folie. « Celui qui perd tout ce qu’on lui donne » n’est pas le prodigue du droit romain, qui devait être mis sous tutelle pour protéger le patrimoine du groupe, non plus que le flambeur, puisque la beraïta ne parle pas spécifiquement d’argent et reste générale : tout ce qu’on lui donne, à commencer par le corps dont il est pourvu et la vie dont il est détenteur.
Il ne s’agit pas tant de se protéger de lui que de le protéger, lui, de lui-même.
CONCLUSIONS
Est fou celui qui ne garde rien.
Le fou est le contraire du gardien (shomer). Incapable de garder, il n’a à répondre de rien ni de personne.
Poche trouée, corps ouvert, esprit traversé par les quatre vents : le fou est sans clôture. Cette clôture symbolique renvoie d’ailleurs à l’idée de reshut, de domaine.
La rencontre avec le fou, comme avec l’enfant, oblige. On répond d’eux sans qu’ils aient à répondre de nous.
La prophétie a été, nous dit le Talmud, transmise aux enfants et aux fous depuis la destruction du Temple.
Fous comme enfants, exposés donc vulnérables, ne gardant rien et perdant tout, sont autant d’images d’un autre monde possible. Monde dans lequel le rapport à soi, aux autres et aux choses pourrait se décliner sur un autre mode que celui de la propriété.
La fêlure, l’ouverture et la porosité comme figures messianiques du présent.
Nous cherchions Freud, nous avons trouvé Walter Benjamin.
1. Le heresh est en effet le sourd-muet. Le sourd non muet et le muet qui entend sont, quant à eux, capables juridiquement. Notons enfin que le sourd-muet d’aujourd’hui, c’est-à-dire qui a accès à différents types de langages et de prothèses et peut donc exprimer sa volonté et former son consentement, ne rentre pas dans la définition du heresh talmudique selon de nombreux avis.
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2. Sur la présomption comme règle de décision, voir Edna Ullman-Margalit, « On Presumption », The Journal of Philosophy, Vol. 80, No. 3 (Mar., 1983), pp. 143-163 Sur le caractère phénoménologique de la méthode talmudique, voir Rael Strous, « Halakhic Sensitivity To The Psychotic Individual : The Shoteh », Daat, 2001 : « No assumption as to the etiology of the shoteh’s illness is presumed, considering the symptom-oriented nature of the description of a shoteh in halakha, in contrast to one based upon an unobservable and subjective patient account. In fact, it is a truism that the determining features of a shoteh affirm that the term is a phenomenological one as opposed to a diagnosis rooted in pathophysiology or neurocognitive dysfunction. The determination of who is a shoteh is made by the beit din based on these observable symptoms. »
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3. La question de savoir si ces actions sont de stricte interprétation (davqa), sont parties d’une liste non exhaustive ou constituent des exemplifications de certains types d’actions (dougmaot) fait l’objet d’un débat plus tardif.
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4. Le vêtement était un bien précieux et on n’en avait souvent qu’un. À la dimension économique s’ajoute également la dimension éthique et le respect du vêtement comme signe du respect de la personne. Ainsi de Rabbi Yohanan qui appelait ses vêtements « mes honneurs » (TB Shabbat 113a) La désapprobation morale des Sages du Talmud vis-à-vis de la négligence, du dédain ou du mépris des vêtements se lit notamment dans (TB Berakhot 62b) : « Et David se leva et il déchira un pan du manteau de Saul qui dépassait » (I Samuel 24:5) Celui qui méprise le vêtement est destiné à ne pas en profiter, comme il est dit : « Et le Roi David était dans ses vieux jours, on le couvrait de vêtements et il ne se réchauffait pas. (I Rois, 1) »
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5. TB Hagigah 2b
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6. Enseignement tannaïtique non inclus dans le code de la Mishna.
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