adolescence: TOUT TOURNE AUTOUR DU LIEN SOCIAL

La Fondation OPEJ est née en 1945 sous le nom d’œuvre de protection des enfants juifs pour accueillir et protéger des enfants dont les parents avaient été déportés. Elle poursuit son action au travers de ses structures de prévention, de protection et d’accompagnement de l’enfance, la jeunesse et la famille. La vocation de la Fondation OPEJ Edmond de Rothschild est de protéger les enfants et les jeunes contre toutes les formes de maltraitance, d’abandon, d’abus et de carences.
Tenou’a a rencontré son directeur général et l’une des psychologues qui y intervient auprès des adolescents.

© Jonathan Gold, Three Girls with Red Background, 2022,
pigment and wax on canvas 140 x 150 cm
Courtesy Zemack Gallery, Tel Aviv

Tenou’a À l’OPEJ, vous recevez des adolescents en détresse. Que se dit-il dans le cabinet d’une psy d’ados de l’OPEJ, pourquoi ceux qu’elle reçoit choisissent-ils de pousser cette porte…

Sarah Abitbol En général, ce qui pousse ces ados à passer la porte de mon cabinet, c’est un croisement de rencontres difficiles avec leurs pairs et de difficultés avec les parents. Ce sont des histoires de lien social. D’un côté il y a l’amitié, les relations avec les autres qui deviennent le « tout » de leur vie. Ce sont des histoires de passion, de cœur brisé, de jalousie, de rivalité, de sentiments de trahison, et rien d’autre n’existe. D’un autre côté il y a ceux qui n’arrivent pas à être en lien avec les autres et se retrouvent plongés dans le virtuel.

Johan Zittoun Quand un adolescent pousse la porte du cabinet de psy, il faut bien entendre que, déjà, il fait le choix de pousser cette porte, c’est lui qui exerce sa liberté. Donc le point de départ, c’est lui, il « vient vers », il pourrait ne pas y aller. Et si on parle de santé mentale, ma première interrogation est de savoir si le sujet a envie de se regarder, de se questionner. On peut se demander si le « droit à la santé » est celui que nous voulons, nous, adultes, pour l’enfant, ou si c’est bien lui qui est en demande.

Tenou’a Pour ceux de ces adolescents qui ont du mal avec le lien social, comment se traduit cet enfermement virtuel ?

Sarah Abitbol La difficulté avec le lien social dans sa forme la plus radicale, relève souvent de la psychose. Les adolescents en prise avec elle se sentent soit persécutés par l’Autre, soit pensent être la cause de tous leurs problèmes. Et certains s’isolent à un point tel que l’Autre n’existe même plus dans leur monde. Mais plus largement on voit de plus en plus d’ados se plonger avec frénésie et s’enfermer dans le virtuel ou les mangas ; ils agissent comme s’ils ne possédaient pas le code social, comme si ce code social leur était une étrangeté : ils ont du mal à déchiffrer comment on fait lien, comment on parle, comment on répond – c’est un défaut du symbolique.

Tenou’a Vous qui êtes des observateurs privilégiés de ces enfants et adolescents en difficulté depuis de nombreuses années, constatez-vous une évolution des maux et des défis qu’ils rencontrent ?

Sarah Abitbol Une évolution considérable, oui. À commencer, encore, par le lien social. La société actuelle, la surconsommation, Internet, ont beaucoup atteint le lien social : on voit beaucoup plus de troubles psychiques qu’avant chez l’adolescent, beaucoup plus d’isolement et de détresse liés au virtuel et au désinvestissement du groupe. On est dans un siècle de l’immédiateté, que ce soit dans la consommation, les réseaux sociaux, et tout ça laisse peu de place au manque, peu de place au désir, ce qui augmente les troubles psychiques. Notre enjeu de professionnels aujourd’hui est qu’il faut que nous fassions avec, et apprenions à nous servir de ces outils de manière à créer à nouveau de la place pour le manque et donc le désir.

Tenou’a La période très particulière de la pandémie que nous venons de traverser, avec ses confinements, a-t-elle eu un impact sur ces adolescents ?

Sarah Abitbol Pour les adolescents qui ont du mal à être en lien avec les autres, le confinement a été une catastrophe. L’isolement a pris une intensité folle parce que le peu de sociabilité qu’ils avaient, à l’école par exemple, a disparu.

Johan Zittoun On a vu des familles ordinaires où tout allait bien et qui ont complètement vrillé pendant les confinements. Ça vrille soit dans une phobie scolaire dévastatrice, soit dans les violences domestiques.
Et à rebours, ça a aussi été une période très intéressante lorsque nous avons vu des familles en dysfonctionnement en temps « normal » qui ont été incroyables parce que, l’environnement étant fermé, la menace avait en quelque sorte disparu. Confinées à la maison sans les juges, sans l’école, sans le quotidien qui malmène beaucoup les familles très fragilisées, elles ont su, de manière inattendue et impressionnante, mobiliser des compétences parentales que nous ne leur connaissions absolument pas. J’ai vu des enfants à domicile durant cette période pour lesquels on avait toutes les raisons de s’inquiéter, pour qui tous les diagnostics étaient au rouge, et pourtant ça s’est extrêmement bien passé au sein de leur cellule familiale. À un point tel que certains enfants placés sont retournés vivre chez eux à la fin du confinement alors qu’aucun d’entre nous ne pouvait l’envisager auparavant.

Tenou’a Les maisons d’enfants de l’OPEJ sont-elles identifiées comme juives par les enfants non-juifs que vous accueillez ?

Johan Zittoun Oui, parce que nous en parlons. Les enfants s’identifient à une maison qui se dit juive parce qu’elle ne veut pas oublier d’où elle vient. On ne peut pas ignorer l’histoire, parce que c’est ce qui construit, autant les humains que les institutions.

Sarah Abitbol En tout cas eux, tant les enfants que les professionnels et les familles, savent nous dire en quoi nous sommes juifs, et nous recevons des témoignages qui sont extrêmement touchants. Il y a de nombreux témoignages qui expliquent en quoi cette institution particulièrement, offre une véritable liberté de discuter, d’être en désaccord, de s’opposer, de s’exprimer. Je reconnais dans ces « attributs » quelque chose de profondément juif. Les juges présentent systématiquement aux familles l’OPEJ comme une institution juive et leur demandent si ça ne leur pose pas problème. Et les familles nous renvoient ce qu’elles considèrent comme juif : un accueil singularisé, une écoute. Ce qui est remarquable, en tout cas me concernant, c’est que durant toutes ces années à l’OPEJ, je n’ai jamais entendu la moindre réaction antisémite.

Johan Zittoun Jamais, c’est vrai, même lorsqu’il y a pu y avoir des moments de crispation de la société, par exemple en raison des conflits au Moyen Orient. Mais c’est aussi parce que notre histoire vient de l’accueil d’enfants stigmatisés parce que juifs et qu’aujourd’hui, les professionnels qui rejoignent l’OPEJ, font le choix de s’engager dans l’accueil de tous les enfants en danger. Permettre ainsi aux familles de savoir qui nous sommes dès le départ, c’est aussi les autoriser à se sentir libres d’être qui elles sont. Cela donne tout de suite un niveau de relations très équidistant : nous n’avons pas le pouvoir en fait, nous sommes dans un rapport d’accueil, de volonté de les aider s’ils le veulent bien. Chez nous, on a le droit de faire ou de ne pas faire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer, qu’on soit juif, musulman ou autre. Parce que nous accueillons ces enfants non parce qu’ils sont ceci ou cela, mais parce qu’ils sont en danger ou viennent avec un symptôme. C’est une vocation universelle.

Tenou’a Nous parlions de difficulté avec le lien social. Y a-t-il une spécificité du public juif religieux dans l’isolement de certains adolescents par rapport au reste du monde ?

Johan Zittoun On ne peut pas ignorer le fait qu’il existe des communautés, juives ou autres, qui s’ostracisent, qui peuvent à la fois être porteuses de valeurs, de transmission mais qui, dans des fonctionnements déviants ou toxiques, dans des familles pathologiques, peuvent enfermer l’enfant, l’étouffer. Quand seule la loi juive fait office de référentiel, c’est une catastrophe pour ces enfants, parce qu’il existe un monde autour d’eux auquel ils n’ont pas accès. L’adolescent, quelle que soit son appartenance communautaire et religieuse reste un ado : il a besoin d’être confronté à d’autres réels, à d’autres référentiels, ce qui est impossible lorsque le système est très enfermant.
Cela dit, les rituels dans la tradition juive religieuse donnent aussi des points de repère. La religion juive, à travers ses rituels, marque des contraintes, et une contrainte ça se transgresse et ça peut aussi se traduire autrement, par exemple en créant du collectif.

Tenou’a Vous évoquiez également un besoin d’identification, voire de mimétisme avec ses pairs. Être juif en France, c’est souvent être différent des autres, mais aussi appartenir à un collectif. Le fait d’être juif est-il, pour ces adolescents, une difficulté supplémentaire ou au contraire une revendication d’appartenance ?

Sarah Abitbol À l’OPEJ, on n’accueille pas tant d’enfants juifs que ça – ils sont très minoritaires dans notre public. Mais de toute façon, ados juifs ou pas, au fond, ils vivent quand même dans la cité, ils connaissent la mode et les discours communs. Donc il n’y a pas tant de spécificité juive, sauf dans les milieux religieux, comme on le voit en Israël, où les religieux ont leurs propres modes, leurs mimétismes à eux.

Johan Zittoun Cela renvoie à la question de la relation à l’Autre. Les quelques adolescents juifs que nous accueillons dans nos maisons d’enfants se sentent, en effet peut-être plus juifs parce qu’ils constatent une différence énorme avec les autres enfants qui les entourent, et cette distinction leur donne aussi une existence propre et singulière. C’est aussi bien sûr parce que nous les accueillons en leur permettant d’exprimer cette identité – une identité souvent très bousculée pour ceux dont les parents ne sont pas présents et dont la transmission vient de ce qu’ils en ont capté. Dans l’altérité, il y a quelque chose qui vient renforcer l’identité et la construction de celle-ci. Dans ces âges-là, la question principale une fois qu’on a répondu aux besoins physiologiques de base, c’est : à quel groupe vais-je pouvoir m’identifier, lequel va pouvoir m’intégrer ?

Propos recueillis par Tania Rosilio et Antoine Strobel-Dahan