Trajectoires de femmes rabbins

Quelle est la place des femmes rabbins en 2025? Sommes-nous encore loin de l’égalité avec leurs homologues masculins? Nous avons organisé une conversation entre Anna Klarsfeld, enseignante et élève rabbin à Paris, Myriam Ackermann, rabbin modern orthodox, et Tamara Settbon, enseignante et élève rabbin dans un séminaire massorti à New York. Ensemble, elles ont pu discuter de leur trajectoire, de leurs expériences et, peut-être, se retrouver dans certaines situations, dans certains espoirs.

 

Léa Taieb: Quand vous avez décidé de vous orienter vers le rabbinat, comment la question du genre s’est-elle posée? Avez-vous pris conscience que vous vous engagiez dans un monde professionnel largement dominé par des hommes? 

Anna Klarsfeld: La question ne s’est jamais posée en ces termes. Au départ, je viens d’un monde non religieux, et les premières communautés que j’ai fréquentées étaient libérales et le rabbin était une femme, donc je ne me suis jamais dit que c’était impossible ou même particulièrement « bizarre » de devenir rabbin en tant que femme. Ce que certains de mes proches ont trouvé bizarre, c’est que je devienne rabbin tout court – mais pas parce que je suis une femme, plutôt parce que l’univers religieux leur est étranger. Ils s’imaginaient que je ferais autre chose… Quant à moi, je ne comprenais pas comment j’avais pu passer à côté des textes de la tradition juive, des textes sûrement étudiés par mes ancêtres pendant des siècles. Comment ne rien connaître à ce que mes ancêtres ont passé leur vie à étudier et à transmettre?

Myriam Ackermann-Sommer: De mon côté, quand j’ai commencé à y réfléchir, il n’y avait tout simplement pas d’école rabbinique ouvertes aux femmes en France. J’ai donc pensé que je poursuivrais des études universitaires juives pour écrire des articles universitaires, je ne voyais pas le rabbinat comme un débouché potentiel.  

Plus tard, j’ai choisi d’étudier dans une école de femmes aux États-Unis, la question du genre était alors essentielle. Dans cette école, les femmes avaient accès au même cursus et aux mêmes enseignants que les hommes étudiant dans l’école voisine, le niveau d’exigence était identique. 

Tamara Settbon: Je viens de l’orthodoxie, du mouvement Chabbad et j’ai grandi dans un monde où les hommes et les femmes sont deux choses différentes: ça ne vit pas de la même manière, ça ne parle pas de la même manière, ça n’étudie pas les mêmes choses… Progressivement, j’ai ressenti le besoin de sortir de cet environnement pour explorer le monde laïc, pour observer qu’il y avait autre chose que le judaïsme. Ensuite, j’ai – presque par hasard – commencé à fréquenter une synagogue libérale. J’y même été embauchée et, lorsque j’ai visité les locaux, je n’ai pas pu entrer dans la synagogue… Impossible d’y entrer… Je portais un pantalon ce jour-là ! J’ai bien évolué depuis. À travers le mouvement libéral, j’ai découvert LES judaïsmes, les nombreux visages que peut prendre notre tradition, et toute la richesse de ces variétés. J’y ai aussi – enfin! –  trouvé des personnes qui partageaient avec moi l’étude scrupuleuse des textes de notre tradition, quelque chose que j’avais toujours voulu faire. Pour la première fois de ma vie, non seulement on me donnait accès à quelque chose que l’on m’avait toujours refusé, mais en plus on m’encourageait dans cette voie! Enfant, les garçons qui le souhaitaient pouvaient aller étudier avec le moré pendant la récréation, mais moi, même si je désirais faire de même, on ne me l’autorisait pas. 

Léa Taieb: Myriam, à quel moment avez-vous compris que l’on pouvait être femme, orthodoxe et rabbin? 

MAS: Je ne viens pas du monde orthodoxe, c’est avec surprise – dans une démarche de teshouva, de retour à la pratique – que j’ai appris que les femmes ne pouvaient pas faire certaines choses en entrant dans l’orthodoxie. Je découvrais donc avec effarement que des choses n’étaient pas accessibles aux femmes, que le féminisme n’était pas acquis partout. 

Plus tard, avec mon mari, on a eu l’envie de créer une communauté modern orthodox où les femmes pourraient lire la Torah et étudier. Et, ensemble, on a discuté de la possibilité que je me forme au leadership pour devenir moi aussi rabbin. Donc, après quelques recherches, je suis tombée sur la Yeshiva Maharat à New York. 

C’est vrai que nous aurions pu partir sur un modèle classique du rabbin et de sa femme qui jouerait le rôle de rabbanit, un rôle qui implique un leadership implicite. En France, j’ai d’ailleurs préféré garder le titre de rabbanit même si partout il est écrit que je suis rabbin. 

LT: Pourquoi? Craigniez-vous de choquer le monde orthodoxe en investissant la fonction de rabbin?

MAS: Quand on ne vient pas d’un milieu orthodoxe, on souhaite montrer patte blanche, avant tout, on souhaite être accepté. C’est la raison pour laquelle, dans ce paysage orthodoxe contemporain, je préfère dire que je suis enseignante et que je gère une communauté. Parce que les personnes que je croise n’ont jamais vu de femmes rabbins et ne sont pas prêtes à en voir. 

TS: J’ai été confrontée à une situation semblable avant de m’engager dans mes études rabbiniques. J’étais responsable d’un mouvement de jeunesse et j’ai participé à un Shabbat plein réunissant toute la diversité des mouvements de jeunesse juive. Le dimanche matin, un office est organisé et je réalise que je suis la seule femme à m’y rendre, je me mets alors dans un coin et je prie avec mon tallit et mes tefilin, comme tous les matins. En sortant de la salle de prière, beaucoup d’hommes étaient étonnés que je prie vraiment: je n’étais pas venue revendiquer quoi que ce soit. Je venais prier à l’office, comme eux. Encore aujourd’hui, j’ai l’impression que certaines personnes ne comprennent pas pourquoi ça intéresse aussi les femmes, pourquoi elles peuvent aussi s’épanouir dans l’étude des textes. 

LT: Anna, vous êtes assez visible sur les réseaux sociaux. Comment gérez-vous cette exposition et les commentaires assez dépassés qu’elle peut engendrer?

Anna: Dans la vraie vie, je n’évolue que dans des milieux où le fait que je sois une femme ne pose absolument aucun problème, j’appartiens à des mondes progressistes avec ses différentes nuances – libéral, massorti et modern othodox. Mais sur les réseaux, c’est vrai que je lis parfois en commentaires de mes vidéos des débats sur l’existence des femmes rabbins. Beaucoup s’en étonnent… et moi ça m’étonne qu’ils s’étonnent! Certains convoquent la halakha (la loi juive), de façon souvent assez superficielle, en prétendant qu’elle n’autorise pas les femmes à exercer la fonction de rabbin. Mais j’ai l’impression qu’au fond, il s’agit surtout d’un rejet culturel sociologique. Ce sont des gens qui ont grandi dans des univers où les rabbins n’étaient que des hommes, donc ça les perturbe de voir des femmes occuper ces fonctions. 

MAS: Pas sur les réseaux sociaux mais dans certains milieux orthodoxes, je ne suis pas confrontée à l’opposition de mes pairs sur le plan de la halakha, plutôt à des blocages sociologiques. Nous avions organisé un shabbat et nous avions déclaré que les femmes feraient le kiddoush. Un homme n’y avait pas consenti argumentant que, même si les sources l’autorisaient, il n’avait jamais vu sa mère ou sa grand-mère le faire.

TS: J’ajouterais qu’on ignore beaucoup trop souvent comment la sociologie influence la halakha. On aimerait croire que la loi est proche de la perfection et émane directement de Dieu comme le disent les Pirké Avot “Moshe kibel Torah miSinai [Moïse reçut la Torah du Sinaï]”… Or, la halakha elle-même évoque tout sauf quelque chose de statique. Halakha vient du verbe “lalekhet” qui signifie marcher, aller, être en mouvement. Nos trois mouvements ont un rapport différent à la halakha. En ce qui me concerne, chez les massorti, se joue sans cesse une tension entre la modernité et la tradition juive. Il y a une constante recherche de nuance et d’équilibre qui est à l’origine même de la naissance de ce courant. Et même dans le monde orthodoxe, la halakha connaît des évolutions et s’ajuste à nos situations contemporaines! Il y a des poskim [des décisionnaires] qui réfléchissent constamment à l’application des lois dans le monde contemporain. Seulement, cela n’est pas aussi visible que ça peut l’être dans d’autres mouvements. 

LT: Depuis une bonne dizaine d’années, de plus en plus de femmes s’emparent de la fonction de rabbin. Elles sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus visibles que ce soit dans le monde libéral comme dans le monde orthoxe. Cette nouvelle configuration entraîne-elle une plus grande ouverture d’esprit ou au contraire une résistance à la modernité ? 

AK: En fait, j’ai l’impression qu’on tend un peu à surestimer la visibilité des femmes rabbins quand on évolue dans le petit milieu juif progressiste. Je me rends parfois compte de ce biais: étant complètement immergée dans ce milieu, j’ai le sentiment que tout le monde est au courant qu’il y a des femmes rabbins, que Delphine Horvilleur est invitée tous les jours à la matinale de France Inter, que personne n’a pu passer à côté de l’information. Mais en fait, si, dans le monde juif comme non juif, plein de gens ne sont pas au courant qu’aujourd’hui en France, des femmes occupent la fonction de rabbin. Il y a encore beaucoup à faire pour ouvrir les esprits. 

MAS: Quand je me présente et que je dis que je suis une femme rabbin, on me répond systématiquement: comme Delphine Horvilleur. J’estime que, comme son livre Vivre avec nos morts a été numéro 1 des ventes, le commun des mortels et en particulier les non-Juifs, ont compris qu’il existait au moins une femme rabbin, quitte à croire qu’il n’en existe qu’une seule en France. 

TS: Dans le monde sépharade dont je suis issue, je croise des personnes qui savent ce qu’est une femme rabbin parce qu’ils ont été influencées  par la présence des rabbins Pauline Bebe et Delphine Horvilleur. Mais, j’échange aussi avec des personnes qui ne comprennent pas la voie dans laquelle je m’engage: comment puis-je être observante et vouloir devenir rabbin? Comment peut-on se dire attachée à la tradition et pratiquer le judaïsme tout en voulant être rabbin (et une femme!)? En France où la communauté juive est majoritairement sépharade l’évolution du rapport aux femmes rabbins se fait tout doucement… Ce qui n’est pas le cas aux États-Unis où je vis maintenant et où les communautés juives sont majoritairement ashkénazes. Ici, la place de rabbins femmes, même dans le mouvement orthodoxe, est beaucoup moins questionnée. Je travaille beaucoup à proposer aux Juifs sépharades des offices qui leur ressemblent, qui leur rappellent leur enfance, en espérant qu’ils finissent par ne même plus penser que je suis une femme! 

LT: Pensez-vous que la place des femmes est acquise quelque part? Chez les libéraux, chez les massorti

TS: Dans le monde libéral où j’ai passé quelques années, les femmes rabbins sont nombreuses, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des blocages parfois. Je vous donne un exemple: je prépare actuellement une jeune fille à sa bat mitsva. Ses parents sont des personnes éclairées, nées dans le mouvement libéral et qui y adhèrent totalement. Mais ils ont été troublés par l’idée que ce soit moi qui mène l’office au moment de la bat mitsva. La mère de la jeune fille m’a confié que, même si c’était halakhiquement juste, quelque chose en elle résistait. Parfois, raison et émotions ou souvenirs d’enfance se heurtent, et il n’y a pas de solution miracle… sinon laisser le temps passer, les générations se renouveler – comme une sortie d’Égypte. Peut-être que dans 40 ans, on entrera dans une toute nouvelle terre promise. 

LT: Comment faire pour que le genre de la personne qui officie ne soit plus qu’anecdotique? Que faudrait-il faire pour que l’on ne se pose plus la question de qui est le ou la rabbin? 

MAS: Il nous faudrait une ou deux générations! Pour que les choses évoluent vraiment, il faudrait que les enfants qui grandissent aujourd’hui soient entourés de femmes rabbins, de nouvelles représentations. Il faudrait aussi que l’on cesse de s’exclamer dès qu’une nouvelle femme est ordonnée. Désormais, en Israël, les femmes ont accès aux mêmes examens que les hommes, ce qui veut dire que le paysage va bouger dans quelques décennies. 

Mais, nous n’y sommes pas encore parce que Pauline Bebe et Delphine Horvilleur appartiennent seulement à la génération précédant la nôtre, le temps n’a pas encore fait son œuvre. 

TS: Et si on n’arrêtait jamais de se poser cette question? Et si on continuait à se demander qui est le rabbin que j’ai en face de moi? Et si on proposait aux gens plus de visages de ce que peut-être un rabbin pour qu’ils puissent, eux aussi, se retrouver dans nos mots, nos histoires? Il y a trop souvent des évidences qu’on ne questionne plus. Mais le questionnement, c’est le cœur du judaïsme. Et si on continuait à se demander qui peut être rabbin? Quelles sont les qualités qu’il faut à quelqu’un pour devenir rabbin? Je pense que l’on devrait continuer à se poser la question du genre pour que l’on puisse choisir notre interlocuteur en fonction de la question qui nous taraude. Il y a certaines choses, je préférerais les aborder avec ce rabbin ou avec cette rabbin – non pas toujours à cause de son genre, mais aussi par rapport à son vécu, à ses expériences.

LT: Myriam, est-ce que certaines questions vous sont plus posées qu’à Émile [Ackermann, votre mari] ou inversement?

MAS: Dans le monde orthodoxe, on juge que les femmes rabbins seront plus à même de répondre aux questions d’autres femmes. Mais je n’ai pas envie d’être la rabbin des femmes. Plus les personnes sont conservatrices, plus elles auront tendance à demander à un homme d’officier lors de cérémonies (enterrements, mariages). Elles n’ont jamais vu autre chose et elles ne sont pas prêtes à se projeter autrement. Plus les personnes sont féministes, plus elles sollicitent une femme pour les accompagner. 

LT: Quelle place accordez-vous à la sororité entre les rabbins des différents mouvements? 

MAS: Je pense qu’il y a une limite à la solidarité, parce que les femmes libérales ne peuvent pas soutenir jusqu’au bout les modern orthodox qui ne sont pas considérés comme égalitaires. Les modern orthodox ne se sentiront pas non plus à leur place dans un lieu sans mehitsa [la séparation entre hommes et femmes dans les synagogues traditionnelles]. En revanche, nous pouvons trouver des sujets communs autour de l’accès aux textes, autour de l’intellect. 

  • Amanda Sthers

“On trimballe certains gestes de nos aïeux malgré nous, mais pas par hasard”

Amanda Sthers dévoile Les Gestes, saga familiale passionnante, joviale et poignante à la fois,  sur trois générations et autant de continents. Presque dans le même temps, son célèbre monologue Le Vieux Juif blonde est réédité, avec une préface inédite, écrite après le 7 octobre. L’événement et la solitude depuis lors ont chamboulé l’écrivaine et son rapport à son métier. Entretien.

 

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