“C’est un beau roman, c’est une belle histoire, c’est une romance d’aujourd’hui. Il rentrait chez lui, là-haut vers le brouillard, elle descendait dans le Midi… » Étrangement, ce sont ces paroles de Michel Fugain qui viennent à mon esprit quand je pense au thème de la rencontre.
Peu de chansons populaires traduisent aussi bien que celle-ci ce dont il est question dans une rencontre : deux chemins se croisent sur une route ou hors de sentiers battus et deux mondes différents, venus du nord et du midi, d’une culture ou d’une autre, se bouleversent à tout jamais les uns et les autres… La rencontre fait que, par ce carrefour improbable, le monde ne sera plus exactement ce qu’il était parce qu’un pont entre des mondes s’est érigé.
La littérature juive, biblique et rabbinique, multiplie les textes où il est question d’un croisement, d’une rencontre, amoureuse ou amicale, une rencontre entre des sages ou entre des univers, le face-à-face d’étrangers dont la collision soudaine est déterminante pour la suite du récit.
À défaut de pouvoir choisir une seule de ces rencontres inspirantes et vous la raconter, j’ai voulu vous en présenter trois qui me sont chères. Trois histoires de rencontres de types différentes.
La première rencontre a lieu dans le traité Baba Metsia. Dans ces pages, un célèbre rabbi nommé Yohanan, connu pour sa beauté rayonnante, se baigne dans les eaux du Jourdain. Un homme nommé Rish Lakish, non moins célèbre brigand de la région, vient à passer par là et le prend pour une femme. Il plonge dans l’eau pour le violer mais comprend qu’il a fait erreur. La rencontre entre eux devient un face-à-face entre deux mondes, celui de la violence et de la virilité romaine et celui de la Torah et de la maison d’étude – qui est presque, aux yeux du monde hellénique, un monde de femmes, c’est-à-dire en manque de virilité.
Mais dans cette rencontre, Yohanan prend l’ascendant et parvient à convaincre Rish Lakish de rejoindre la yeshiva [la maison d’étude] et d’abandonner son parcours de brigand. À chacun son arme, le couteau pour l’un, la rhétorique et l’esprit pour l’autre. Ces deux-là deviendront de puissants partenaires d’étude, et Rish Lakish épousera finalement la sœur de Yohanan. De cette rencontre naît un monde partagé qui renonce à la violence physique au profit d’une puissance du commentaire, dans la force de l’étude.
Dans le traité Taanit, un sage fait, lui aussi, une rencontre déterminante au bord d’une rivière. Il s’appelle Rabbi Elazar ben Rabbi Shimon et, tandis qu’il est sur le chemin de retour de sa maison d’étude à Migdal Gadour, il croise un homme qu’il juge particulièrement laid. Qui est donc cet inconnu ? Le texte ne le précise pas, laissant en suspens l’idée possible qu’il s’agit là d’un double, un visage détestable de lui-même. Sans même saluer l’autre, Elazar lui demande : « Est-ce que tous les hommes de ta ville sont aussi laids que toi ? ». L’inconnu, humilié, rétorque au sage : « Je ne sais pas. Tu n’as qu’à poser la question à mon Créateur », c’est-à-dire à l’Éternel en personne.
La phrase fait mouche et permet au sage de comprendre combien sa remarque était déplacée. Il se repend en vain face à un homme blessé qui refuse de lui pardonner son culot. En l’espace d’une rencontre, un homme qui se croyait érudit et plein de savoir comprend à quel point sa sagesse est creuse si elle ne sait regarder vraiment l’autre et respecter sa dignité.
À la suite de cette rencontre, le sage n’est plus le même et voilà qu’à la maison d’étude, il énonce un principe qui marquera à tout jamais la littérature rabbinique : « Un homme doit toujours être aussi souple que le roseau et jamais aussi rigide que le cèdre. Voilà pourquoi c’est à partir du roseau que l’on construit le crayon avec lequel on écrit la Torah, les Téfilines [phylactères] et les Mézouzot [boîtier rituel placé sur le chambranle des portes contenant un parchemin] ».
Une simple rencontre entre deux hommes permet à l’univers des rabbins de penser la souplesse et l’humilité nécessaires à leur étude. Le sacré d’un texte, d’un parchemin ou même d’un homme dépend de sa capacité à se savoir suffisamment vide, c’est-à-dire non empli de lui-même et de son arrogance.
La dernière rencontre marquante dont j’aimerais vous parler est celle qui confronte un homme et une femme du Talmud. Dans le traité Erouvin, une femme nommée Berouria donne aux sages une leçon de grandeur. Elle n’est pas n’importe qui. Berouria, épouse de rabbi Meïr, est considérée comme la femme la plus érudite de toute la littérature talmudique. On raconte qu’elle pouvait enseigner des halakhot, des éléments de lois juives, aux plus savants de sa génération. Un jour cette femme croisa en chemin un sage nommé Yossi le Galiléen.
Celui-ci lui demanda : « Quelle route dois-je emprunter pour aller à Lod ? ». Berouria, qui connaissait bien le Talmud et les propos des sages, y compris leur misogynie récurrente, décida alors de retourner un des clichés sur les femmes contre l’homme, qui le connaissait sans doute.
Un célèbre proverbe affirme qu’il faut « éviter de trop parler aux femmes ». Berouria décida de donner à Yossi le Galiléen une petite leçon de Talmud et de vie. Et elle lui dit : « Ne sais-tu pas qu’il ne faut pas trop parler aux femmes ? Au lieu de formuler ta question tel que tu l’as fait, tu aurais dû me dire : “Lod, par où ?” ».
Évidemment avec humour, Berouria cloue là le bec d’un homme de sa génération en lui faisant remarquer avec érudition que, non seulement il a besoin d’elle pour trouver son chemin, mais qu’en plus, il a besoin d’elle pour réviser les classiques de la maison d’étude.
Je pourrais citer encore des dizaines de rencontres marquantes qui hantent les pages des textes, et semblent, par une rencontre, changer à la fois les protagonistes d’un récit et le lecteur qui s’en fait témoin.
Les trois histoires que je viens de décrire ont toutes quelque chose en commun. Elles font surgir dans la vie d’un homme l’inattendu qui lui permettra de grandir : un brigand prêt à violenter les femmes découvre dans l’eau du Jourdain une humanité qui va changer sa vie, un sage (trop) plein de confiance en lui rencontre ce qu’il prend pour de la laideur mais qui saura lui donner la plus belle des leçons d’humilité. Un homme cherche son chemin et rencontre une femme qui le met face à l’absurdité d’un système dans lequel des clichés le font se perdre.
Ces rencontres changent les hommes du texte tout autant qu’elles changent les lecteurs, prêts à se laisser bouleverser par leur rencontre avec une sagesse ancestrale… Elles sont ce que Michel Fugain appellerait peut-être « un cadeau de la Providence » qui permet de mieux penser au lendemain.