J’ai cinq ans et c’est mon premier jour d’école maternelle. Elle n’est pas encore obligatoire et mes parents ont tardé à m’y inscrire. Debout dans la cour de récréation, je grave en moi ces images et ces sons : ma mère qui s’éloigne, des pleurs et mon nez qui coule d’un chagrin inconsolable et salé.
Et s’accroche à ma mémoire une peur au visage de maîtresse. Elle a les cheveux trop courts et la voix trop forte, s’appelle Madame S. et tire de sa poche un kleenex pour tenter de me moucher. Sa main pince mon nez si fort que mes larmes redoublent et mon nez dégouline un peu plus liquide. Je sens encore précisément ce pincement, la force de sa main qui m’écrase le visage. Et je décide alors avec toute la détermination d’une petite fille de cinq ans : je n’aime pas l’école et je n’y retournerai pas.
J’ignore comment je m’y suis prise pour convaincre mes parents de ne pas y retourner. J’ai donc vécu, en tout et pour tout, une unique journée de maternelle et ce passage furtif dans la classe de Madame S. fut pour moi associé à un pincement douloureux. Je n’y suis plus revenue jusqu’à l’année suivante pour mon entrée au CP, en école élémentaire.
J’ai repensé mille fois à cet épisode. Tout particulièrement en lisant dans les légendes hassidiques, à quoi ressemblait dans les shtetl le tout premier jour d’école des enfants du yiddishkeit. Au premier jour de l’apprentissage, à l’entrée au Gan, l’équivalent de la maternelle, on distribuait aux enfants un livre, un pinceau et un peu de miel. On demandait alors à l’enfant de tremper son pinceau dans le miel et de reproduire le tracé de chaque lettre de l’ouvrage. On l’invitait ensuite à lécher consciencieusement le sucre sur la page, selon la ligne courbe qu’il venait de dessiner. Alef א Bet ב Guimel ג … et ainsi de suite pour tout l’alphabet. Au premier jour de classe, l’enfant devait avoir en bouche le goût sucré des lettres et de l’étude et savoir que débutait pour lui le parcours d’une vie où la connaissance aurait le goût sucré d’un bonbon qui fait saliver.
Mon nez pincé m’avait laissé un goût si salé qu’il me fallut longtemps pour m’en défaire.
Bien sûr, j’ai appris plus tard à aimer apprendre, mais mon amour de l’école ne fut pas tout de suite une évidence. Pendant longtemps, il m’a semblé avoir ce lieu « dans le nez » et ne pas pouvoir « piffer » les enseignants qui tentaient de nous « moucher ». Il n’est pas toujours donné à un élève de sentir qu’il peut s’élever…
J’ai 18 ans et c’est mon premier jour sur les bancs de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Dans l’amphi de la fac de Médecine, je regarde les Israéliens se préparer avec une décontraction toute « tsabar-ienne* » à ce premier cours de biologie cellulaire. Le professeur entre et commence la leçon avant même d’avoir posé ses affaires sur son bureau. Je remarque immédiatement ses sandalim, ses chaussures aux lanières de cuir qui lui donnent un style de kibboutsnik revenu des champs. Il parle, et dessine quelque chose au tableau pour illustrer sa démonstration. Et puis, soudain, un des élèves assis à côté de moi l’interrompt sans lever la main et lui dit : « Mais, Motti, ce que tu dis n’a aucun sens ! »
Je sursaute mais suis apparemment la seule à réagir ainsi. Personne ne semble perturbé autour de moi par l’arrogance de cet élève qui vient d’interrompre la démonstration du professeur, en l’appelant par le diminutif de son prénom et en suggérant que l’enseignement est erroné.
Je viens de découvrir en cet instant un style inimitable du campus israélien, aux antipodes de mon éducation française : une houtspa étudiante qui, non seulement ne surprend personne, mais semble être fortement encouragée. Elle est formidablement accueillie par l’enseignant comme s’il attendait de recevoir un petit coup de pied d’un des étudiants pour vraiment commencer son cours. Motti, que j’aurais naturellement et naïvement appelé Monsieur ou Professeur, répond à mon voisin dans un sourire : « Très bien, vas-y démontre-moi ma faute de raisonnement ! ».
S’en suit un pilpoul, une discussion vive et « pimentée », digne des maisons d’étude traditionnelles : celles où l’on n’encourage jamais le cours magistral autant que la mahloket, la confrontation des points de vue, seule méthode apte à faire grandir l’intelligence par la force du désaccord.
Et me revient alors à l’esprit ce principe énoncé dans le traité talmudique de Taanit, au nom du grand sage Rabbi Hanina : « J’ai beaucoup appris de mes maîtres. J’ai plus appris encore de mes partenaires d’étude. Mais c’est de mes élèves que j’ai reçu les plus grands enseignements ». Et cet adage, qui pourrait sembler parfaitement démagogique, ou réfuter toute hiérarchie entre le maître et l’élève, énonce soudain une puissante sagesse à méditer : celui qui enseigne sait combien l’écoute critique de son élève fait grandir ce qu’il a à transmettre. La relecture qu’opère celui qui écoute, permet d’entendre son propre enseignement de façon inédite. S’y greffe une finesse qui n’existait pas en vous avant d’avoir été confrontée par celui qui l’interroge.
Au tout premier jour de mes études rabbiniques à New York, je m’installe dans la salle du Professeur Sperling pour inaugurer l’année d’un cours de traduction biblique. L’enseignant me réserve un accueil particulier : il annonce à la classe qu’en l’honneur d’une étudiante française, il propose un exercice original. Chacun devra mimer le mot qu’il s’apprête à écrire au tableau noir. Et voilà qu’il dessine lentement à la craie quatre lettres. P… A… I… N…
Tous mes petits camarades se tordent alors instantanément de douleurs, miment une crampe ou simulent un malaise. Puis le professeur se tourne vers moi, tandis que je me frotte la panse en simulant la faim devant un sandwich imaginaire.
La première leçon de traduction vient de nous être donnée, et nous dit en substance : le sens des mots dépend toujours du contexte, du monde de l’auteur autant que de celui du lecteur.
La leçon énonce aussi un principe pédagogique fondamental que les futurs rabbins que nous sommes doivent retenir : toujours enseigner dans une conscience aiguë de celui à qui l’on s’adresse. Le talmud résume ce principe en trois mots : al pi darko. Il vient à chaque enseignant de transmettre un savoir « selon la voie » de celui à qui il s’adresse, c’est-à-dire de se pencher vers le monde de celui qui s’apprête à accueillir la parole des Sages. Tendre l’oreille vers une oreille qui ne peut entendre le même son que celui résonnant dans la mienne.
Ce jour-là, le professeur Sperling nous donnait la plus puissante leçon d’exégèse qui soit. Sachez accueillir le malentendu, ce décalage de sens qu’impliquent toute traduction et toute transmission. Prenez en compte la distance irréductible entre la bouche de l’enseignant et l’oreille de l’élève. Reconnaissez que, même lorsqu’ils s’expriment tous deux dans le même idiome, ils parlent toujours un peu l’un pour l’autre des langues étrangères.
Il existe mille sagesses pédagogiques transmises par nos sages, dans la tradition juive. Parmi elles : savoir donner à l’étude un goût de miel qui ne quittera plus nos bouches, chérir les désaccords qui font grandir les élèves autant que les maîtres, et accueillir avec humilité le malentendu qu’implique toute transmission, et tant d’autres… C’est ainsi que, selon le Talmud, il est donné de placer chaque être sur le chemin du savoir et de devenir un Talmid hakham. Non pas simplement un érudit, mais quelqu’un qui reste, jusqu’au bout de sa vie, un Talmid – un élève, hakham – sur le chemin de l’intelligence.
* Un tsabar est le nom qu’on donne à un enfant né et élevé en Israël