TU NE RESSEMBLES PAS À UNE JUIVE

Être femme, juive et noire, c’est se retrouver sans cesse assignée par les autres à des places qu’on ne choisit pas. Jamais assez ceci, toujours trop cela, il ne reste pour en sortir qu’à embrasser les combats pour se tourner enfin vers l’autre en soi et vers les autres dans le réel.

© Jossef Krispel, Untitled (Halls), 2014, acrylic on canvas – www.krispel.info

Cette fois, l’histoire ne commence pas à Pessah1.
D’origine slave2, à la peau d’une slave3, ma légitimité à célébrer la sortie de l’esclavage aurait été plus facile. Non, le coup de tonnerre a lieu à Kippour, en 1999. Je retrouve une amie pour aller prier au gymnase Japy, réaménagé pour l’occasion. À l’entrée, des camions de police assurent la sécurité. Les deux hommes devant la porte laissent passer mon amie, mais me demandent mes papiers. “Je ne les ai pas” dis-je.
“Que venez vous faire ici ?” , me demande l’un d’eux.
“Je viens pour prier.”
Ils me regardent comme si ma réponse était une insolence.
Malgré une forme contenance, j’ai honte et culpabilise en bonne Ashké. Je m’accroche à l’humour et me souviens d’un sketch de Coluche où il entre dans un resto. Le serveur lui demande « C’est pour déjeuner ? » « Non, c’est pour un tennis ! » répond le comique.

J’aurais dû leur dire ça, mais la blague n’est pas sortie. Nous montons « chez les femmes » dans les gradins supérieurs. La faim commence à se faire sentir, mes pensées s’évadent au rythme des prières vers les âmes qui me sont chères, celles de ma famille déportée : mon grand-père bien sûr mais aussi les oncles, les cousins de ma mère et… le petit Achille Herc, 2 ans, mort à Auschwitz. À cette époque, ma mère du même âge, avait été placée à la campagne pour être protégée.
Je me recueille, je suis avec mes absents. Tout à coup, deux hommes, gilets pareballes et brassard « sécurité » arrivent chez les femmes. J’ai à peine le temps de me dire que cette intrusion est osée, qu’ils s’approchent de mon amie.
“Connaissez-vous cette personne ? “, lui demandent-ils en me désignant.
“Oui, nous sommes venues ensemble”, répond-elle.
De peur certainement de se salir, ils ne me regardent même pas et continue de parler à mon amie.
“En ce jour, nous n’acceptons pas les visiteurs”, lui disent-ils. Elle se tourne vers moi, les yeux perdus. La prière s’intensifie.

Mon coeur bat fort, ma gorge se serre, mes yeux se voilent. Je me lève, sans un mot. Même en hypoglycémie, je ne tomberai pas. Comme pour une rafle, comme au temps du Vel’ d’Hiv dans ce gymnase reconstitué, les vigiles me raccompagnent vers la sortie. Tout le monde me regarde. Le service de sécurité est heureux du travail accompli. Mon amie me suit. J’ai un sentiment de déjà-vu. Moi “visiteur” ? Moi, parasite, vermine, étrangère.
Nous sommes à l’extérieur du gymnase dont je suis exclue, ironie encore puisque quelques années plus tôt j’avais représenté la France pour des matchs internationaux d’athlétisme face à l’Allemagne. Nous marchons boulevard de Belleville, je n’arrive plus à retenir cette larme qui coule désormais sur ma joue. Mais tu aurais dû leur montrer ta chaîne et ton étoile”., me dit mon amie avec la plus grande tendresse. – ” Montrer mon étoile ! ? Celle que mon grand-père portait à sa veste ? Et si j’avais été un garçon, aurais-je dû baisser mon pantalon ?”

Dévastée, je quitte mon amie.
Le Grand pardon est monté dans un train. Il s’éloigne de moi à grande vitesse. En ce jour, est-ce pardonnable pour un Juif de faire pleurer une Juive ? Je tente un réconfort revanchard en imaginant mon grand-père, qui ne voulait plus aller à la synagogue après la déportation, considérant qu’avec un rabbin séfarade, les prières étaient en arabe. Je le vois alors répondre au type qui m’a viré quelques heures avant “Seye toi la visiteur, seye toi l’étronjeye !”.

Enfin chez moi, j’ai mangé bien avant l’heure du shoffar, quitte à être visiteur…

Je n’ai pas le nez crochu, ni de grandes oreilles, mes cheveux sont bien trop bouclés, ma peau bien trop noire et mon “nez gros”. “Tu ne ressembles pas à une juive”, a voulu me signifier ce juif d’Afrique du Nord en m’attribuant, le titre de “visiteur”. Certes, je ne ressemble pas à une juive selon les critères d’Hitler. En considérant de manière tacite Mein Kampf comme le texte de référence pour définir un Juif, cet homme, ce responsable de la sécurité, n’était donc pas raciste, mais bien antisémite.

Hasard du calendrier, c’est cette année-là que j’ai été admise au Panthéon-Assas, dans le seul cursus en DESS de l’époque intitulé “Droits de l’homme et droit humanitaire”. Or, c’est grâce à ses travaux pratiques envoyés du ciel que j’ai pu comprendre qu’en tant que femme noire et juive la lutte contre les discriminations et l’antisémitisme est bien plus complexe que ce qui est écrit dans les livres. En effet, le jour d’après, lors d’une manifestation, certains militants de la cause “afro-descendante” ont su me pointer du doigt, parce que juive, et me dire que je ne méritais pas ma couleur. Cette fois, les mots de Romain Gary me sont revenus assez rapidement pour répondre que “je trouve l’ idée d’un Noir antisémite très séduisante. Je suis heureux de constater que les Noirs ont besoin des Juifs comme tout le monde”. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est pourtant formelle, “La lutte contre les discriminations doit être appréhendée quel que soit le motif”. En somme, elle s’en fout, elle, que la cause de l’injustice se fonde sur la préférence sexuelle, l’âge, le physique le handicap, la religion, la couleur de peau… Ce qui compte pour la Cour, c’est l’établissement d’une discrimination, c’est-à-dire le traitement différent de personnes se trouvant dans des situations identiques, ou le traitement identique de personnes se trouvant pourtant dans des situations différentes.

Plus j’apprenais les textes et la doctrine relatifs aux droits fondamentaux plus, dans la rue, les tensions et autres replis identitaires s’intensifiaient : des tags de croix gammées, des injures, le 21 avril 2002 avec Le Pen au second tour, puis 2005, les banlieues qui s’embrasent face aux violences policières, des cimetières profanés, des sans-papiers, des tags encore, Ilan Halimi, puis la laïcité prise en otage, des migrants qui arrivent dans l’enfer européen, le drame de l’école Ozar Hatorah à Toulouse, des tags, des tags, des femmes violées sous silence, des femmes voilées dont on parle, Charlie, l’Hyper Kacher, puis Me too, des tags et des hashtags désormais, le visage de Simone Veil dégradé, des tags, des actes racistes, des féminicides, des tags racistes contre Kylian Mbappé, Teddy Riner, nos champions pourtant porteurs du drapeau français… l’intolérable encore et toujours, mais l’intolérable en accéléré.

Retour à la case départ entre déchirures et concurrences des victimes avec comme principal support de la haine : des mots. Des mots troublants tant ils nous divisent ; des mots qui disent au fond que le problème vient toujours de l’autre. Toute responsabilité est ailleurs. Des mots violence, des mots rage, des mots vindicte, la haine se propage tranquillement, elle circule dans des échanges qui ressemblent à des aboiements.

“Racisé”, “intersectionnalité” entrent aujourd’hui dans le langage, nous éloignant encore un peu plus les uns des autres sous couvert de la fameuse “Cause”.

Pourtant, c’est bien “la Cause” qui empêche tout individu de s’exprimer à titre personnel. C’est elle qui a besoin d’un troupeau pour adouber son leader. Féminisme, lutte contre l’antisémitisme ou le racisme sont des luttes pavées de bonnes intentions mais qui, dans le concret, reproduisent une domination interne à la “communauté”.

La “minorité” est une masse qui devient esclave d’une ou d’un porte-parole parce qu’à l’ère du buzz, l’ego est assoiffé et le culte de la personnalité fait vendre.

Opportunisme, imposture, victimisation, instrumentalisation de la projection que les autres ont du Juif, du Noir ou du Musulman, tous les moyens sont bons pour les leaders afin d’être visibles quitte à devenir une caricature d’eux-mêmes.
Les représentants des communautés courent alors les plateaux de télé pour consolider une ligne de démarcation les unes par rapport aux autres et partant garder leur place “d’invité médiatique”. C’est plus clinquant que de balayer devant sa porte.

Pourtant, les crimes contre l’Humanité ne concernent pas une minorité. C’est écrit dans le titre ! Le génocide des Héréros et des Namas, par les Allemands en Afrique du sud-ouest, trente ans avant le désastre européen du Troisième Reich est significatif.
L’efficacité du génocide au Rwanda tient de l’expérience de la Shoah.
L’Article 1 du Code noir concerne l’interdiction faite aux Juifs d’avoir des esclaves.
L’esclavage était lui-même intra-africain et intra-européen avant sa mondialisation par le commerce triangulaire.
“Quand un Noir entend dire du mal d’un Juif, il doit ouvrir les oreilles car c’est de lui que l’on parle” disait Frantz Fanon ; et à Lennon de souligner que “Women are the negro of the world”.

Dans le réel qu’est l’humain, tout est à la fois morcelé et mélangé. C’est pourquoi, la convergence des luttes qui estime que des causes séparées doivent se réunir pour être plus efficaces, est déjà discriminatoire. Le séparatisme de départ est faux, parce que nous sommes humains. Il est impensable aussi de dire que la lutte contre l’intolérance n’a pas de couleur. Au contraire, cette bataille-là, doit avoir toutes les couleurs, même celles que nous ignorons aujourd’hui. La mondialisation, les déplacements, les migrations, notre culture internationale rendent impossible la convergence puisque nous sommes de près ou de loin des êtres éperdument multiples. Des mutants par le sang ou par notre culture mondiale.

Quand les nazis sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je suis femme. Quand ils ont enfermé les femmes, je n’ai rien dit, je suis noire. Quand ils sont venus chercher les Noirs, je n’ai rien dit, je suis juive. Quand ils sont venus me chercher, ils m’ont dit « Mais qu’est-ce que tu fais encore là ! »
La citation initiale de Martin Niemöller tombe à l’eau du fait de nos complexités et de notre créolisation.

Combien de motifs de discrimination portons-nous en nous ? Il faut se rassembler intérieurement pour répondre à cette question. C’est un bon exercice afin de mettre à égalité nos « faiblesses » personnelles.
C’est un bon exercice aussi pour nous rendre compte que nous sommes tous à la fois victimes mais aussi bourreaux.

En continuant d’analyser le monde en cases, nous démontrons notre degré d’intolérance. Juif, certes, mais lequel ? Sef ou Yid ? Éthiopien ou Yeménite ? Femme, certes mais laquelle ? Blanche ou noire ? Femme du monde ou bien putain ?
Nous aimons depuis le plus jeunes âge, séparer, couper, morceler, déchirer tout en sachant que nous avons pour mission de réparer, de recoudre et… de pardonner.

Nous sommes en 2020, à cet endroit où la pensée doit se déplacer réellement vers l’autre en soi et vers les autres dans le réel. Concrètement, il faut savoir passer le micro, pour réfléchir sur le macro, se saluer d’être en couverture sans trop la tirer vers soi, n’en déplaise à nos egos.

Nous ne sommes pas aidés par le contexte mais les actions possibles sont comme le Covid, aussi puissantes que minuscules. Allons dans les écoles, dans les prisons, dans tous les endroits peu confortables mais où le dialogue est un bien précieux pour nous repositionner vers la transmission et l’ouverture.

Et puis, travaillons en créant des alliances interdisciplinaires. Les mondes économiques, sociaux, éducatifs, sportifs, philosophiques, littéraires, médicaux doivent se mélanger, nécessairement, pour faire des liens entre les personnes, autant que sur des sujets fondamentaux afin de penser un monde conscient, universel et responsable.
Ces alliances, qui dérangent encore, offrent des perspectives qui nous déplacent vers ce que l’on ne connaît pas… l’étranger.
À défaut, il faudra considérer, comme Romain Gary, qu’on pourra gueuler, hurler mais que “seul l’Océan a la voix qu’il faut pour parler au nom de l’homme”.

1. Comme dans le livre de Cloé Korman, Tu ressembles à une juive (Seuil, 2020) dont est inspiré le titre de cet article.
2. Mère juive polonaise.
3. En anglais, qui signifie esclave. Or mon père est sénégambien.