Un arsenal écologique dans la halakhah

Transmettre la terre, de génération en génération
ENTRETIEN AVEC LILIANE VANA

Quelle est, selon le judaïsme, la responsabilité environnementale de l’homme à l’égard des générations à venir ?

La question de la responsabilité des êtres humains à l’égard des générations qui leur succèdent ne concerne pas que l’environnement. Nous avons, de manière générale, une responsabilité individuelle à l’égard de nos enfants, certes, mais également à l’égard de la société dans laquelle nous vivons et de la société humaine dans son ensemble. Ceci me semble important à souligner parce que c’est là, à mon humble avis, le sens des commandements, des mitsvot. Accomplir les mitsvot conformément aux exigences de la Torah n’est pas uniquement une démarche personnelle qui s’inscrit dans une adhésion au judaïsme et à ses valeurs, c’est aussi une manière d’agir dans l’intérêt des êtres humains et du monde dans lequel nous vivons.

Cette inscription recouvre-t-elle ces questions environnementales qui nous préoccupent tant en ce moment ?

Aujourd’hui, nous nous intéressons effectivement à la nature, à l’écologie, au développement durable parce que c’est la préoccupation de notre siècle. Le problème n’a pas été formulé de cette manière au cours des siècles pas plus que dans la Torah ou dans la halakhah. il a été abordé différemment. Contrairement à ce que soutiennent certains théoriciens de l’écologie qui ont accusé la Bible de tous les maux écologiques et démographiques dont le premier fut Lynn White en 1967, il existe dans la Loi juive un ensemble de mitsvot, de commandements, qui porte sur le rapport de l’être humain à son environnement, à la nature, à la planète. Lorsque le livre de la Genèse dit que l’être humain, le ‘adam, a été placé dans le jardin d’Éden afin de le « travailler et le conserver » (le-’ovdah u-le-shomrah, Genèse 2:15), il lui attribue un rôle défini par deux notions qui semblent a priori antinomiques. Or c’est justement dans cette tension entre « conservation » et « transformation » de la nature que s’inscrit un grand nombre des mitsvot.

Quelles Mitsvot, par exemple, peuvent illustrer cette tension entre exploitation et préservation ?

La halakhah relative à la culture de la terre et à la kashrout serait un bon exemple. Prenons la kashrout : il y a des animaux purs, que l’on peut consommer, et d’autres impurs, interdits à la consommation, qu’il s’agisse de volatiles, d’animaux marins ou d’animaux terrestres (selon la classification biblique). On peut donner plusieurs explications à ces interdits. En ce qui me concerne, j’y vois, notamment, une limitation sur l’utilisation des ressources naturelles : nous n’avons pas le droit de nous servir à notre guise dans le monde animal. On pourrait parler aussi du monde végétal, qui est intégralement autorisé à la consommation, mais pas dans n’importe quelles conditions : la Torah interdit la consommation des fruits durant les premières années suivant la plantation d’un arbre, interdit les greffes de certains végétaux, les mélanges, les croisements de certaines espèces végétales ou animales, etc.
Un autre exemple est l’interdiction de détruire un arbre fruitier, même en situation de guerre. L’arbre fruitier ne peut être abattu parce qu’il constitue une des sources alimentaires pour les animaux et les êtres humains, y compris l’ennemi.
La préservation de la nature est primordiale et la Torah l’exige ; la protection de l’environnement a toujours été et demeure un des objectifs importants de la halakhah.

Nous quittons une année de Shemittah, de quoi s’agit-il ?

Oui. L’année 5775 (2014/2015) était une année de shemittah, une année sabbatique au cours de laquelle la terre, en israël, ne peut être cultivée; une année de « repos pour la terre », également qualifiée par la Torah de « shabbat pour l’Éternel ». Mais, de fait, c’est une année bénéfique aux êtres humains en tant qu’individus, à l’environnement et à la société dans son ensemble. Durant l’année sabbatique, la propriété privée est mise entre parenthèses : ce que produit la terre est libre d’accès et appartient à tous. Chacun peut se servir de cette production pour se nourrir, pour manger à satiété, mais tout commerce en est interdit. La Torah ainsi que la halakhah dans son évolution ont pensé l’impact des questions environnementales et la résolution de la pauvreté s’y trouve déjà, du moins pendant l’année sabbatique.
La shemittah est donc une année où le rapport à la terre, à tout ce qu’elle contient et produit, doit être réfléchi et analysé. C’est aussi un moment où l’on pense ce que nous appellerions aujourd’hui la « redistribution des richesses ». Ce n’est donc pas un hasard si un traité entier de la Mishnah, le traité shevi’it, est consacré à l’année sabbatique. Qu’il me soit permis de rappeler que ce qui vient d’être rapidement exposé a été longuement développé dans mes articles publiés en 2001, 2011 et 2014 (cf. références en fin d’article). À propos de l’année de la shemittah qui vient de s’écouler, je voudrais souligner la déception qui a été la mienne de voir que, si techniquement elle est bien appliquée, si les fruits produits spontanément durant cette année ne seront pas vendus, tout ce que cette année 5775 aurait pu nous apporter de réflexion a été négligé en France. À l’exception remarquable du Centre Communautaire de Paris sous la direction de Raphy Marciano qui avait organisé en 2010 un colloque sur ces questions et en prépare un autre qui aura lieu en novembre 2015*, il n’y a guère que l’association JudaïQual qui agisse et publie sur ce thème. Malheureusement, leur voix n’est pas assez entendue (la mienne non plus).
Ce qui fonde l’esprit de cette loi – la portée humaine, la prise de conscience écologique et celle de la pauvreté qui nous entoure – n’est pas pensé ni diffusé. S’il est réellement formidable que l’on puisse encore en 2015 observer techniquement l’année sabbatique, il n’en est pas moins affligeant que son esprit soit ainsi négligé : je m’attendais à ce qu’il y ait des débats, des conférences, des tables rondes sur cette question. Mais rien n’a été fait en France. N’attendons pas la shemittah prochaine… il est encore temps d’agir.

Le judaïsme interdit-il vraiment le gaspillage et qu’est-ce que cela recouvre ?

La question du gaspillage (bal tashhit) émane justement de la mitsvah interdisant la destruction des arbres fruitiers. À partir de cette idée, la halakhah a élaboré et ensuite développé au fil des siècles l’interdiction du gaspillage étendue, bien au-delà de l’arbre fruitier, à tout ce qui est nécessaire à la vie des êtres vivants et des animaux. Dans son code de lois, le Mishné Torah, Maïmonide inclut dans la mitsvah bal tashhit l’interdiction de détruire des objets, « casser de la vaisselle, déchirer des vêtements, détruire de la nourriture, etc. »
Aujourd’hui, le gaspillage dans notre société est considérable, parfois scandaleux : on jette au rebut quantité de nourriture et d’objets de consommation. Or le gaspillage, c’est aussi de ne pas permettre à autrui d’utiliser ce dont nous n’avons plus besoin. il existe des solutions halakhiques à ces problèmes contemporains, encore faut-il les appliquer. Si, en matière de nourriture, la halakhah stipule qu’on ne peut jeter « ce qu’un chien pourrait encore manger », cela pourrait s’appliquer à bien d’autres domaines également.

L’abattage rituel a-t-il également un lien avec ces questions de préservation de l’environnement ?

Bien évidemment. Un des objectifs majeurs des lois de la shehitah, l’abattage rituel, est la protection de l’animal et le souci que porte la halakhah à sa souffrance. On peut, bien sûr discuter à l’infini pour savoir si l’objectif est effectivement atteint, et nul n’aura le dernier mot. Si la halakhah reconnaît aux êtres humains leur régime alimentaire carnivore, elle n’admet pas pour autant que l’on ne tienne pas compte de l’animal et de sa souffrance. D’abord par le choix limité des animaux autorisés à la consommation. Ensuite par la manière de tuer l’animal. Elle est rigoureusement encadrée afin que l’être humain ne fasse pas souffrir l’animal. La halakhah exige que le shohet ou la shohetet, celui/celle qui procède à l’abattage rituel (selon la halakhah, hommes et femmes sont habilités à accomplir cet acte religieux), soit formé aux lois de la shehitah et à la pratique ; il/elle utilise un couteau réservé à cet usage, parfaitement aiguisé, sans la moindre aspérité, afin de s’assurer que la lame n’accrochera pas la peau de l’animal, lui occasionnant ainsi des souffrances évitables. Ces lois font partie de ce qu’on appelle tsa’ar ba’aley hayyim, l’interdiction de faire souffrir les animaux.
Aujourd’hui – au nom de la protection des animaux – certaines personnes et certains courants politiques ou idéologiques exigent l’étourdissement de l’animal avant l’abattage rituel. Outre le fait que ceci pose un problème halakhique, les techniques d’étourdissement proposées aujourd’hui sont loin d’atteindre l’objectif prétendu ; bien au contraire, elles font parfois atrocement souffrir l’animal et les détails seraient trop longs à exposer ici. il est parfaitement souhaitable, voire vivement recommandé de chercher à réduire la souffrance animale. Ceci va parfaitement dans le sens de la halakhah relative au tsa’ar ba’aley hayyim. Reste à vérifier ensuite si les moyens choisis a) la réduisent réellement ; b) sont conformes à la halakhah. La question de la souffrance animale au moment de l’abattage est donc primordiale au regard de la loi juive, mais il n’y a pas que cela et, à ce point des débats, j’ai une critique sévère à formuler à l’encontre de mon propre courant, le judaïsme orthodoxe. Ces lois ne se limitent pas à l’acte d’abattage lui-même : il est tout aussi interdit de faire souffrir l’animal avant de l’immoler. Les conditions d’élevage et de transport des animaux de la ferme jusqu’à l’abattoir telles qu’elles sont généralement pratiquées actuellement sont absolument inadmissibles – nous avons dans le judaïsme des lois, des halakhot qui les interdisent. Malheureusement, personne n’en parle alors qu’à mes yeux – et, pour le dire, je m’appuie sur l’appareil halakhique – cela pourrait même invalider la kashrout d’un abattage.

Mais dans l’attention portée à l’animal, la halakhah exige également de laisser couler le sang qui symbolise la vie de l’animal, afin de bien prendre conscience de son acte.

Toutes ces mitsvot semblent tendre à limiter la consommation de l’homme. pourquoi ?

S’il est vrai que, de nos jours, en Occident, nous pouvons nous offrir le luxe de consommer de la viande tous les jours, il ne serait pas inutile de rappeler que ceci est un phénomène relativement récent (interrogeons nos grands-parents) et que ceci n’est absolument pas nécessaire. Toutes les lois que nous venons d’évoquer constituent un ensemble : les lois de la shehitah, la souffrance des animaux, l’interdiction du gaspillage, la shemittah, etc. Elles émettent un message commun : On ne saurait se servir ainsi du monde animal, végétal, de la nature, de manière inconsidérée.
La loi juive l’interdit. La mesure dans la consommation est peut-être la conséquence de tout cela, mais on voit surtout comment se joue, à travers les commandements qu’il faut appliquer, la tension entre « conserver » et « travailler », « préserver » et « modifier, transformer » ce que contient notre univers. L’être humain doit travailler la terre mais ne saurait le faire de façon anarchique. Son « travail » doit être encadré par des règles, des lois, dans son intérêt propre et dans celui du monde animal, du monde végétal, de l’ensemble de son environnement. Par voie de conséquence, se forme ici la responsabilité de l’être humain à l’égard des générations à venir.

Le travail de la terre, tout comme sa conservation, tissent donc le lien entre les générations ?

Sans aucun doute. Un beau passage aggadique raconte comment l’empereur Hadrien voyant un vieillard planter un figuier, l’interpella : « Tu plantes un arbre alors que tu es très vieux. Penses-tu avoir encore tant d’années à vivre pour en consommer les fruits ? » Et le vieil homme de répondre : « Lorsque je suis venu au monde, j’ai trouvé le monde avec des arbres fruitiers. Je consomme ce que mes aïeuls ont planté. Ce que je plante aujourd’hui sera pour les générations à venir et, si j’ai de la chance, je pourrai peut-être moi-même encore y goûter. » En résumé, ce vieillard explique au chef puissant : « Ce que nous faisons aujourd’hui sur cette terre, nous le faisons pour les générations à venir parce que c’est notre responsabilité, comme les générations qui nous ont précédés ont exercé leur responsabilité de le faire pour nous ». Sans vouloir être apologétique, on ne peut que reconnaître une très grande modernité dans ces lois à la lumière des débats qui se jouent aujourd’hui.

Propos recueillis par ASD