“Après le 7 octobre, une partie de mon cercle social s’est évaporée”, confie Sharon Alfassi, artiste et résidente aux ateliers Wonder. Le 9 octobre, la Franco-Israélienne reprend la parole sur ses réseaux sociaux, ouverte aux discussions et décidée à “nuancer les propos tenus” par son cercle professionnel, notamment. “Certains applaudissaient les actes du Hamas pour en faire des combattants de la liberté. Pourtant, quand Boko Haram a kidnappé des jeunes filles en Afrique de l’Ouest, personne n’a eu le réflexe de penser que ce groupe djihadiste allait émanciper le territoire.” Pendant plusieurs jours, elle déploie une pensée qu’elle espère précise, une pensée reposant sur des faits vérifiés. Mais, très rapidement, de nombreuses personnes signalent son compte pour apologie de crimes de guerre. “J’ai perdu mon compte Instagram créé il y a huit ans qui réunissait plus de 2400 personnes”. Pendant deux mois, elle n’a plus accès à son outil de communication privilégié. Entre-temps, elle lance un deuxième compte. Or, sur ce compte, ses publications comme son travail sont “shadow-banned”, ce qui veut dire que leur diffusion est entravée en raison des nombreux signalements dont son compte a fait l’objet. Sharon minimise l’invisibilisation qu’elle subit, “parce qu’il y a toujours plus grave”. Mais, comment évoluer dans le monde artistique sans pouvoir toucher son public? Avec une cape d’invisibilité imposée?
Sans attendre que les choses s’enlisent, Sharon commence à réunir des personnes juives esseulées, évoluant dans le monde culturel. “Quelques jours après le 7 octobre, j’ai donné naissance à ce groupe pour sortir de cet état d’apathie, pour sortir de cette solitude, pour continuer à créer de la beauté pour le monde. Même après un tel traumatisme”. Certains artistes juifs sont non seulement traumatisés par les horreurs du 7 octobre mais aussi par la révélation de l’antisémitisme de leur entourage professionnel. Comment leur monde a-t-il pu les tromper? “Peut-être qu’on avait été trop polis pour aborder le sujet du Proche-Orient, peut-être que nos contacts professionnels se sont radicalisés”, suggère d’un haussement d’épaules la Franco-Israélienne.
En octobre 2023, M.M, autrice, compositrice, interprète franco-suédoise rejoint le groupe après une “mésaventure dans mon travail, un harcèlement antisémite”. “Dans le groupe, j’ai pu partager mon histoire dans une ‘safe place’ sans que je sois désignée comme la coupable, sans que l’on décortique tous les termes employés pour décrire ma situation”. En préparant la communication d’un concert qui devait avoir lieu quelques jours après le 7 octobre, elle découvre le compte ouvertement anti-sioniste d’un artiste avec lequel elle était supposée partager la scène, “franchement de l’incitation à la haine et pas juste une opinion politique anti-israélienne”. “Je pensais à ce moment-là que le 7 octobre, c’était une atrocité pour tout le monde”, confie-t-elle encore ahurie. Même si elle ne l’a jamais rencontré, elle décide de lui écrire “qu’en raison de ses propos antisémites, je préfère que l’on ne s’adresse pas la parole pendant le concert”. M.M lui écrit aussi pour se protéger parce qu’elle redoute sa violence, elle se donne donc les moyens de l’éviter. En réaction, il contacte un certain nombre de personnes avec lesquelles elle a l’habitude de travailler et l’accuse d’agression physique. Les organisateurs du concert lui reprochent de ne pas être capable de se produire avec une personne qui ne partage pas ses opinions. Après avoir été évincée du concert, elle est la cible d’une véritable campagne de cyberharcèlement antisémite. “Après ces menaces antisémites reçues massivement, j’ai commencé à avoir peur pour ma vie”. Autre sanction : elle n’a plus été autant sollicitée pour participer à des concerts auxquels elle se rendait chaque année.
Depuis cet épisode, la musicienne redouble de prudence: “Avant, lors de certains concerts, je glissais une phrase sur certaines traditions juives au moment des fêtes, maintenant, ce sont les autres qui me désignent comme juive comme si j’étais tout d’un coup devenue fluorescente; maintenant, j’ai l’impression que si je parle de judéité, je me jette dans la gueule du loup ou je provoque. Avant, j’avais trouvé ma place dans mon travail; aujourd’hui, je chante pour une entité abstraite entre les mots et moi”. M.M ne travaille plus autant qu’avant le 7 octobre 2023, elle travaille même autrement: “Dès que je rencontre une nouvelle personne pour collaborer, je me sens obligée de faire un tour sur ses réseaux sociaux. J’ai besoin de vérifier que la personne n’est pas ouvertement antisémite”.
O.A elle aussi préfère répondre de façon anonyme. “Je m’expose déjà assez dans ma pratique”, explique-t-elle. Avant d’évoquer le 7 octobre, elle pense important de revenir sur la construction de son identité juive. Issue d’un couple mixte (juive d’origine marocaine par son père), elle était considérée comme juive par les non-Juifs “alors que je n’avais aucune culture religieuse” et non juive par la communauté juive. En 2012, elle se rend pour la première fois en Israël et découvre, stupéfaite, la diversité des Israéliens, “le caractère oriental de ce pays que je n’imaginais pas depuis la France”
Après le 7 octobre, elle absorbe un niveau d’angoisse qui ne la rend pas “fréquentable”. Des questions toutes plus anxiogènes les unes que les autres trépignent en elle: que va-t-il se produire si l’on ne reconnaît pas la population israélienne comme victime de l’attaque? Si les Israéliens sont immédiatement qualifiés de bourreaux? Quelques jours après la tragédie, Sharon lui propose de rejoindre la conversation. Elle refuse, “j’allais m’auto-asphyxier”. Sur le plan professionnel, depuis plusieurs années, l’artiste évolue dans des espaces qu’elle juge “protégés et non pas minés”. Elle ne s’aventure toujours pas dans des mondes dominés par l’extrême gauche.
En juin, après la mobilisation en soutien à la jeune fille de 12 ans violée parce qu’elle était juive, elle finit par rejoindre le groupe: “C’était rassurant de constater que je n’étais pas la seule à être en souffrance. Mais, en arriver à considérer cet espace de dialogue comme essentiel, c’est tout sauf normal”. Comment faire face – seule – à cette violence? Comment faire face aux 9000 signataires en faveur du boycott d’Israël à l’occasion de la Biennale de Venise? “L’idéologie prend toute la place. Avant cet incident, je pensais que l’art était encore un endroit dans lequel on pouvait échanger”.
D.W, make-up artiste, préfère se confier autour d’un café (rétrospectivement, je comprends mieux sa demande, comment raconter cette dernière année sans soutenir un autre regard?). “Dès la création du groupe, j’ai été ajouté par Sharon et ce groupe m’a sauvé”. Sauvé de quoi? De quel danger? Cet artiste trans spécialisé dans le maquillage artistique et le moulage a construit une partie de sa carrière en Suisse dans des milieux queer, sa famille choisie. “Parce qu’on existe, nos vies, c’est du militantisme”, traduit-il. Avant le 7 octobre, il se confiait sur son identité juive: son village paumé en Alsace, son père dont les parents sont originaires de Roumanie et de Hongrie. Il avait aussi l’habitude de blaguer sur les Ashkénazes et leurs névroses. Mais, ça c’était avant, avant l’irréversible. Peut-on faire comme si de rien n’était? “J’ai dû ‘muter’ l’intégralité de mon répertoire professionnel sur Instagram. Ils étaient tous devenus obsédés par le sujet de la guerre au Proche-Orient. Chaque jour, ils relayaient en moyenne cinq fake news qui nient les violences sexuelles du Hamas, qui nient la diversité de la population israélienne en lui imposant le statut de blanc colonisateur”. Comment travailler avec des clients qui se revendiquent anti-sionistes? Pour le moment, D.W préfère le silence à la précarisation de son statut: “Si je dis quelque chose qui entre en contradiction avec leur narration, je perds tous mes clients”. La peur de son entourage professionnel est constante, à tel point qu’il préfère éviter son propre vernissage. “Je ne m’en rendais pas compte avant mais ce milieu incite à des comportements fascistes, d’un côté, il y a ceux qui imposent une pensée décoloniale, un cadre qu’ils pensent pouvoir appliquer à n’importe quelle situation, de l’autre, ceux qui s’autocensurent par peur des représailles”.
D.W songe sérieusement à se reconvertir professionnellement ou à s’engager dans un processus d’alya pour sortir de la dissociation dans laquelle il est plongé depuis plus d’un an. “Pardon, c’est un peu déprimant ce que je raconte”, regrette-t-il, triste. Qu’en est-il de Sharon, comment envisage-t-elle la suite? Elle travaille sur un projet qui racontera l’histoire de ses souvenirs d’enfance en Galilée. “Il s’agit de faire exister une histoire, de produire des images sur cette région, sans en faire une revendication politique”. M.M, de son côté, ne quittera pas son label, “c’est une façon de résister”. Mais, elle a décidé de diversifier ses activités en ouvrant une école de composition musicale. Elle sortira aussi un album dont l’un des morceaux évoquera le 7 octobre: “Quand j’ai commencé à cacher ma maguen David, j’ai su que je devais la porter, surtout dans mon clip. O.A est encore plus sélective qu’avant dans ses fréquentations. Elle espère que “les personnes intelligentes finiront par se reconnaître, par créer leur propre espace, par s’émanciper des modèles existants”.
Depuis plus d’un an, cet espace virtuel “de consolation” sert à partager des articles de presse, des publications repérées sur les réseaux sociaux, des invitations à des vernissages des uns et des autres ou à des soirées de Pessah ou Rosh haShana et des memes (comme: quelle pâtisserie de Pessah es-tu?) pour dé-plomber l’ambiance. “Au début, la règle c’était deux nouvelles négatives, une nouvelle positive. Je ne voulais pas que les gens qui retrouvent leur téléphones aient à se confronter à des informations ultra-stressantes”. Ce groupe pourrait un jour sortir de la virtualité pour s’exprimer à travers une exposition collective, “pour montrer une scène juive émergente”, prévoit Sharon.