À LA MÉMOIRE D’ANNE DUFOURMANTELLE
On demandait un jour à Isaac Stern pourquoi il avait appris le violon. Il répondit qu’en cas de danger c’était plus facile à emmener qu’un piano!
Cette anecdote m’a toujours fait sourire et a toujours été pour moi une source de questionnement existentiel. Quel(s) livre(s), moi qui ne joue pas de violon, emporterais-je dans une situation qui m’obligerait à quitter ma maison à la hâte?
J’emporterais la Bible hébraïque avec Rachi et quelques dictionnaires. Le sefer hashorashim du Radaq, le Larousse de M. Cohn, le Sander et Trenel, le Jastrow, le Bailly, le Gaffiot, et le Robert historique de la langue française d’Alain Rey, et bien sûr la concordance biblique de Mandelkern. Bref, une petite valise ou un petit sac à dos. C’est toujours moins lourd qu’un piano!
J’aime me promener dans les allées des dictionnaires, chemins forestiers où les mots plongent leurs racines dans les profondeurs d’une histoire voyageuse multiséculaire. J’aime rêver et flâner d’un mot à l’autre, d’une racine à l’autre, les respirer, les rapprocher, les comparer, les combiner, les conjuguer, les séparer, les opposer, les fraterniser, les cousiner aussi. S’ils vivent ensemble sur la même page, c’est que sans doute ne sont-ils pas si étrangers les uns aux autres!
Un dictionnaire, c’est un hôtel pour les mots. Les mots y habitent sagement en ordre alphabétique.
Ils font connaissance de leurs ancêtres qui habitent l’Étymologie.
Ainsi certains mots se découvrent cousins lointains ou germains. « Bétail » rencontre « bataille », « habitude » dévoile les « habits » mystérieux du « berger » qui se promène dans le « verger ».
L’Étymologie est un pays cosmopolite où vivent des mots du monde entier et où chacun respecte l’autre même s’il vient d’un pays différent…
J’ai dit: « Les dictionnaires sont un hôtel pour les mots. » La formule est sérieuse. Elle nous rappelle que l’« hôtel » est un lieu d’« hospitalité » et que cette hospitalité concerne aussi les mots et le langage. L’expérience de la traduction nous le rappelle aussi avec force et subtilité.
« Comprendre le langage du voisin étranger, écrit Nicole Bary en s’appuyant sur la pensée d’Antoine Berman, c’est l’accueillir dans sa langue maternelle, découvrir derrière les mots une autre lecture du monde, changer de perspective. C’est offrir ses mots, son écriture à une autre pensée, une autre écriture. C’est pratiquer ce que Paul Ricœur appelle “l’hospitalité dans la langue” : laisser l’autre, l’étranger, habiter sa langue, le recevoir chez soi, accueillir sa parole dans toute son étrangeté, sans essayer de la dompter, jusqu’à ce qu’elle ressemble à sa propre parole. Traduire, c’est restituer le rythme d’une phrase, le velouté d’un mot, la coloration d’une sonorité, trouver la respiration d’un texte, son mouvement, sa vie. C’est laisser le texte de l’autre parler avec ses mots à soi. »
Cette hospitalité linguistique me fait penser à un mot qui est le cœur d’une tradition de la fête de Souccot, intitulée « tradition des Ushpizin » qui consiste à inviter dans la soucca des personnages réels ou imaginaires du panthéon biblique ou littéraire: Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, David, et Aaron. Une façon de leur rendre hommage, de dire à quel point ils nous guident dans notre vie et nous offrent des valeurs qui rendent chaque jour différent, plus beau, plus intéressant et plus exaltant. Une vieille tradition qui remonte au Zohar et qui fut diffusée et popularisée par les écrits de Rabbi Isaac Louria.
Ce mot Ushpizin m’a toujours intrigué. Il résonne pour moi comme le nom d’un personnage des Mille et une nuits! qui fut diffusée et popularisée par les écrits de Rabbi Isaac Louria.
Selon le Jastrow, l’un de mes dictionnaires préférés, ushpiz, ushpiza, pluriel ushpizin, signifie en araméen « un lieu pour passer la nuit ». Un mot qui a donné ushpizakh, ushpizakhta, l’« aubergiste », l’hôte, et l’hôtesse. Je note la proximité évidente entre ce mot araméen et l’hospes latin.
Me revient en mémoire cette citation de Novarina que je cite souvent à mes étudiants:
« L’ombre d’une langue sous l’autre, écrit-il encore, diffuse toujours sa lumière par-dedans: un verbe est sous un verbe, agissant, […] l’hébreu sous le grec, le grec sous le latin, le latin sous notre langue. […] Contrepoint profondément tissé qui donne auditivement toute sa profondeur à la Bible, toute sa perspective – qui ouvre son spectre temporel et qui fait qu’elle va très vite loin en plusieurs sens, comme la musique fuguée et comme le paysage de montagne où l’espace s’approfondit, fuit, se renouvelle à chaque pas du marcheur et de celui qui écoute. »
Hospita est d’ailleurs un terme que l’on trouve sous la plume de Buxtdorf dans son dictionnaire hébreu-araméen-latin pour traduire poundakit: « l’hôtesse » ou « l’aubergiste ». Je note aussi que tout comme en français aujourd’hui, l’ushpiz possède à la fois le sens de celui « d’hôte qui reçoit » et de « l’hôte qui est reçu ». Et je remarque que le sens du mot a évolué et est passé de la notion d’« hospitalité » à celle d’« invitation ». L’ushpiz est donc à la fois celui qui invite que celui qui est invité. Et c’est dans ce sens d’invitation qu’est comprise la tradition des Ushpizin.
J’en ai découvert le sens un jour où je cherchais le sens du mot « temps » Prenons l’exemple du mot « temps »: zeman. Un mot très rare dans la Bible! seulement quatre occurrences sous cette forme. Une dans L’Ecclésiaste, deux dans le Livre de Daniel et une dans le Livre de Néhémie. On connaît bien le « Il y a un temps (zeman) pour tout et un moment pour toute chose sous le ciel » (Ecclésiaste 3:1), on connaît moins « Et Daniel entra, et pria le Roi de lui donner du temps (zeman), et qu’il donnerait l’interprétation au Roi ». (Daniel 2:16). Mot répété en Daniel 7:12. « Aux autres bêtes la domination fut ôtée, mais elles reçurent un délai de vie, pour un temps (zeman) et une époque (idan). »
Dans le Livre de Néhémie, le Roi demande à Néhémie la durée de son voyage: « Et le Roi me dit, et sa femme aussi, qui était assise auprès de lui: combien serais-tu à faire ton voyage, et quand retournerais-tu? Et après que j’eus déclaré le temps, zeman, au Roi, il trouva bon de me donner mon congé. » (2:6).
Il est clair que le sens du mot zeman est plus précis que le mot que nous utilisons quand nous disons « temps ». Zeman indique la durée, le temps qu’il faut prendre pour trouver une interprétation d’un rêve comme dans l’histoire de Daniel, le temps que dure un voyage, aller-retour, comme dans l’histoire de Néhémie.
Zeman est ainsi le temps que dure toute chose, le temps que prend le sucre pour fondre comme dirait Bergson. Le zeman est le déploiement de l’instant, son épaisseur, le temps vécu, le temps non mathématique, le temps de la préparation, de la construction des choses.
On comprend alors pourquoi cette racine ZMN qui se décline en zimèn et hizmine signifient « inviter » et hazmana, l’« invitation ».
Décidément la lecture du Jastrow est toujours aussi passionnante! En approfondissant la page 404 j’ai compris que si le verbe Lehazmine signifie « inviter », c’est d’abord dans le sens d’« envoyer une invitation », pour que l’invité, les invités, aient le temps de se préparer et l’hôte le temps de préparer leur accueil. Une parole adressée, une parole qui nomme. L’invitation déploie toute une phénoménologie du temps qui inclut l’attente et le souci. Celui de montrer aux invités qu’ils étaient aussi attendus. Attente et attention à… D’où le plaisir de préparer une belle maison et de bons repas pour ses invités. Signes du plaisir de leur venue auxquels ils ne seront pas insensibles.
Invitation, préparation, attente, patience et impatience à la fois. « Je suis impatient qu’ils arrivent, je suis impatient d’arriver ». L’invitation est dès lors aussi prévision et provision.
Ainsi Lehazmin et Zamèn c’est « préparer » et « inviter », « sommer quelqu’un de se présenter devant la justice », explique le Jastrow: To prepare, to invite, to appoint, to summon.
Toute cette phénoménologie du temps nous permet de comprendre pourquoi l’une des traductions possibles du verbe lehazmin, qui est grammaticalement un hif’il, un factitif, est « fabriquer du temps ».
Voilà quelques réflexions qui permettent de comprendre pourquoi le mot mezouman signifie « ce qui est prêt », ce qui est disponible parce que « préparée pour quelque chose ». Du temps a été pris pour que cette chose soit à disposition. Et je découvre avec plaisir que mezoumani veut dire « mon invité ».
Mais dès lors il est important de distinguer « l’invitation » de « l’hospitalité » et ainsi le mezouman de l’oréah, autre mot pour l’invité. L’oréah est celui à qui l’on donne l’hospitalité parce qu’il est en chemin, orah, et qui vient à passer devant ma maison ouverte pour le recevoir. Abraham donne l’hospitalité aux trois passants, que le midrash nous révélera être des anges. L’hospitalité est une disposition éthique, ouverture à l’autre, à tout autre, mais pas à quelqu’un de précis, qui a un nom et un visage particulier. Abraham attend aussi, mais d’une autre attente que celle de l’invitation. D’ailleurs le texte insiste sur le fait que rien n’est spécifiquement préparé pour ces passants anonymes. Ce n’est qu’une fois qu’il les a aperçus qu’il insiste pour les faire entrer et qu’il se met à leur préparer un repas, à courir après le veau (Genèse 18). »
Je repense aux Ushpizin et à la soucca. Et de fil en aiguille ou d’aiguille en fil, je ne sais, je pense au prophète Jonas, qui à l’écart de Ninive, s’en était construite une avec quelques feuillages. Un drôle de ricin qui avait invité le prophète-philosophe à réfléchir sur le temps et sur la question de l’éphémère. Un ricin qui avait poussé en une nuit clin d’œil et avait disparu dans la même nuit au grand désespoir du prophète.
Quel beau texte !
Je me souviens de l’expérience de traduction de ce texte de Jonas que j’ai partagée avec Anne Dufourmantelle. Chaque mot avait été pesé, tourné et retourné, com – paré, le grec et l’hébreu, le grec sous l’hébreu, le latin de Jérôme et les inventions de Luther et du Roi James. Je pense à la dédicace qu’elle m’avait écrite en m’offrant son livre La vocation prophétique de la philosophie, un livre, en grande partie, justement consacré à Jonas. C’était en 1998.
JE SUIS ENVAHI D’UNE IMMENSE TRISTESSE.
L’annonce de sa mort accidentelle, il y a quelques semaines, m’a particulièrement affecté. Je me sens en réelle empathie avec la douleur de sa famille, de ses proches et de ses amis mais je ne sais comment apporter un peu de consolation dans une telle situation. Je pense aux Ushpizin, à la soucca, à Jonas et à Anne Dufourmantelle, à l’hospitalité au cœur non seulement de sa pensée mais de sa pratique.
« L’hospitalité, écrit-elle dans un article intitulé Un ravissement sans violence, avant d’être une pensée est un acte. Un pur événement. Entre et sois le bienvenu, toi que je ne connais pas. L’hospitalité, comme le pardon, s’adresse inconditionnellement. Elle décrit, plus qu’une figure, un espace où cet acte d’invitation peut avoir lieu. Cet espace, je crois, est le lieu même de la pensée.
Penser, c’est accueillir l’autre originairement en soi, L’autre comme possibilité même d’être soi. Acte de rencontre et de reconnaissance, elle nécessite au moins deux personnes et un espace où avoir lieu. Si l’hospitalité, dans son essence, est inconditionnelle, dans toute société humaine, de fait, l’hospitalité est réglée par des lois. C’est cette tension irrésolue entre hospitalité inconditionnelle et les conditions données à l’acte d’hospitalité que la philosophie peut nous aider à penser. »
Je sais qu’Anne Dufourmantelle aurait accepté d’être ushpiz d’honneur de la soucca de Jonas et de toutes les souccot qui, à travers le monde font vivre cet esprit de l’accueil.
Que son souvenir soit pour nous une source de bénédiction !