Cette plaque a été apposée à la demande de Jean-Marie sur une colonne près de l’autel-maître de la cathédrale Notre-Dame de Paris, au-dessus de la crypte dans laquelle il repose. Elle est pour moi un témoin de la double filiation et double fidélité, juive et chrétienne, de Jean-Marie tout comme l’a été la cérémonie de ses obsèques. Le cardinal Lustiger, premier évêque juif depuis l’époque des pères apostoliques, a souhaité que mon grand-père, son cousin nommé comme lui Aron (Arno) Lustiger, et moi célébrions une cérémonie juive sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame avant la messe de funérailles et son inhumation. Mon grand-père a ainsi récité le Kaddish devant les fidèles présents, des représentants de la communauté juive, de l’Église catholique et de la France et, pour ma part, à la demande de Jean-Marie, j’ai déposé de la terre d’Israël sur son cercueil et lu en hébreu le psaume 113, psaume de louanges qui ouvre le Hallel, dit notamment à Pessah. Ultime marque de son ancrage dans son histoire et sa tradition familiales, Jean-Marie a fait de cette cérémonie publique juive sur le parvis de Notre-Dame, imposée à ce titre aussi bien à l’Église catholique et aux institutions de la République qu’au monde juif, la démonstration que sa double fidélité n’était en rien un effacement ou une négation du judaïsme.
L’influence de Jean-Marie et du nom Lustiger est pour moi multiple et complexe. En tant que figure tutélaire du très petit clan Lustiger, c’est Jean-Marie, alerté par mon grand- père, qui m’a convaincu à 12 ans de préparer ma bar mitsva, en m’invitant à l’archevêché pour discuter de la tradition et de la religion, alors que j’étais en pleine crise bouddhiste. Et quelques mois plus tard, il s’est tenu aux côtés de mon grand-père dans la synagogue orthodoxe de la rue Chasse-loup-Laubat pour m’entendre monter à la Torah.
Bien que la conversion de Jean-Marie n’ait jamais été pour moi un exemple à suivre, la foi de Jean-Marie et ses vœux concernant cette ultime cérémonie lors de ses obsèques, à la suite de laquelle j’ai commencé à correspondre avec nombre de ses disciples, a fait naître en moi une familiarité et une certaine forme de compagnonnage avec le christianisme et l’Église catholique, qui font aujourd’hui partie de mon hé- ritage familial et culturel.
À l’invitation des frères bénédictins français qui ont bien connu Jean-Marie, je me suis rendu à plusieurs reprises au mémorial-jardin Jean-Marie Lustiger de l’Abbaye située dans le village israélien arabe et musulman d’Abu Ghosh et dont l’une des missions est le rapprochement judéo-chrétien en Israël. Entre les pins, les oliviers et les palmiers, sainte trinité des monts de Jérusalem, entre l’église croisée et la vieille mosquée du village, entre Israël et le drapeau français qui flotte dans ce domaine de la République, la méditation autour de l’œuvre et de la vie de Jean-Marie, but de ce mémorial orné de citations extraites de ses livres, est saisissante. Alors qu’on assiste aujourd’hui, en France comme en Israël, où je vis, à une extrême polarisation et rigidification des identités, la double fidélité de Jean-Marie est une provocation particulièrement importante. En relisant le psaume 113, hymne à la gloire de Dieu qui abolit les contingences terrestres et assoit toute l’humanité à la même table (“De la poussière il retire le pauvre, Du fumier il relève l’indigent/Pour les faire asseoir avec les grands, Avec les grands de son peuple.”), je comprends aujourd’hui qu’il est le reflet de l’œuvre et du destin de Jean-Marie, lui qui a cherché à réunir laïques et religieux, Juifs et Chrétiens et à les regrouper autour d’une foi dans un destin humain commun. Homme de foi, fils de deux cultures et humaniste qui a cherché le dialogue et la rencontre, l’héritage de Jean- Marie est pour moi comme jeune Juif, une invitation, à côté d’un engagement dans le judaïsme, à ne pas oublier le caractère multiple et complexe des identités, loin des enfermements et des cloisonnements et à chercher en l’autre ce qui rassemble.
Diplômé de Sciences Po en 2015, Jonas Moses-Lustiger prépare actuellement une thèse en science politique à l’université de Tel Aviv et travaille comme consultant pour la fondation suisse Partager le Savoir.