Un rabbin contre les fakes news

Au mi-temps du XVIIe siècle, Nathan de Gaza proclame que le Messie est arrivé, en la personne de Sabbtaï Zvi. Le mouvement d’adhésion qui s’ensuit traverse la Diaspora et déchire bientôt les communautés. Dans cette tempête messianique, un rabbin s’astreint à la rigueur et au doute rabbiniques, et déconstruit pièce à pièce tant le sabbatéisme lui-même que ce qui a permis son avènement.

© Guy Zagursky, Gott Tracht un Mensch Lacht, carved wood, 94 x 123 x 5 cm
www.guyzagursky.com photo by © Revital Topyol

Est-il possible de formuler une pensée rabbinique contre le phénomène dit des fake news ? Cet article est consacré à la seule figure rabbinique ayant à ce jour consacré un ouvrage complet pour combattre un phénomène de masse basé sur la diffusion d’une fausse information – à savoir la messianité de Sabbtaï Zvi.

Événement aux conséquences dévastatrices pour le peuple juif, le sabbatéisme débuta en 1665 avec la proclamation de Nathan de Gaza concernant la messianité de Sabbtaï Zvi. Malgré la conversion de ce dernier à l’islam un an plus tard, une année aura suffi pour que la nouvelle se propage à l’ensemble du monde juif, provoquant une folie messianique déchirant les communautés juives de l’intérieur. Loin d’abandonner leur foi, les plus fanatiques des Sabbatéens développeront les théories antinomiques pour justifier la conversion de leur messie, formant des sociétés secrètes dont l’existence même suscitait la discorde des siècles plus tard.

Si le sabbatéisme constitue la trame de cet article, celui-ci est consacré au rabbin Jacob Sasportas, l’une des rares voix dissidentes de cette époque, dont l’œuvre demeure à ce jour la seule articulation rabbinique systématique d’une critique des phénomènes de masse où l’opinion et la croyance l’emportent sur le savoir et la raison. Né en 1610 à Oran, Sasportas fut à la tête de plusieurs communautés au Maroc, à Londres, Amsterdam et Hambourg. Lorsque Zvi fut proclamé messie, Sasportas fut l’un des rares à garder son sang-froid face au bouillonnement général et à oser formuler des doutes à haute voix, parfois au péril de sa vie.

Cet éreintant combat fut retranscrit dans un livre, Tsitsat Novel Zvi (« Zvi, le bourgeon flétri », paraphrase d’Isaïe 28,4), contenant ses échanges en temps réel avec des communautés juives du monde entier. À travers ses écrits, Sasportas analyse le renversement épistémique qui se trouve à la base de ce que nous appelons couramment les fake news et lutte pour rétablir un ordre où la raison, l’empirique et la Loi reprennent le dessus sur les opinions et croyances personnelles. Dans un riche hébreu rabbinique, Sasportas va opposer un scepticisme religieux à une crédulité fanatique, dénoncera le phénomène de vérité illusoire et les biais rétrospectifs, en exigeant des croyants une approche critique et rationnelle, où douter est un devoir.

Douter par foi

Le discours sabbatéen sut exploiter en profondeur la foi juive traditionnelle en la venue du messie, procédant à une réification du messianisme en la personne de Zvi. Douter de l’arrivée du messie, n’était-ce pas se rendre coupable d’hérésie ? Sasportas lui-même, aux premières heures de la polémique, ne rejette pas totalement la possibilité que le messie soit arrivé. Il s’étonne cependant de la certitude qui s’empare des foules et de leurs rabbins, dressant une épistémologie de la croyance où le réflexe de questionnement est une nécessité et le doute, un outil légitime.

Dans une lettre au rabbinat d’Amsterdam, converti à la cause sabbatéenne, Sasportas défend un lien nécessaire entre foi et raison. Croire, ça n’est pas adhérer sans douter à une chosification d’un concept messianique abstrait, mais, au contraire, examiner strictement le phénomène en le soumettant aux strictes règles établies par la Loi juive à travers les siècles afin d’établir ou de réfuter sa validité. Et Sasportas de conclure : «En doutant, je ne porte pas atteinte à ma foi. Au contraire, c’est par la remise en question que ma foi s’articule et mon doute [sur la messianité de Zvi] me paraît préférable à votre certitude.»

De la manipulation des masses

Sasportas analyse la propagation du sabbatéisme comme une manipulation des masses juives désespérées par l’exil et son lot de persécutions. Il relève plusieurs fois que Nathan de Gaza, caution rabbinique et « prophète » de Zvi, n’hésitait pas à adapter son discours selon le public. Dans une lettre envoyée aux communautés ashkénazes d’Europe de l’Est, Nathan promet que la rédemption débutera dans ces contrées et sera accompagnée du massacre des ennemis locaux. Sasportas commente : «Pourquoi les pays ashkénazes sont-ils différents des autres pays? Pourquoi ne pas mentionner les persécuteurs d’Aragon, de Castille et du Portugal?». Ce que Sasportas dénonce, ce sont les formules vagues des discours manipulatoires, présentées comme intemporelles alors que comme le notera Sasportas, il s’agissait surtout d’une manœuvre populiste – les Juifs ashkénazes étant fraîchement traumatisés par les récents pogroms de l’an 1648.

Pourtant, dans ses échanges, c’est surtout aux élites rabbiniques que Sasportas s’adresse. Ayant lui-même fait l’expérience de la folie fanatique des masses concernant Sabbtaï Zvi, il ne croit pas que celles-ci puissent entendre raison sans une vaste coalition de respectables érudits, émettant un avis dissonant. Si le sabbatéisme s’est répandu, analyse Sasportas, c’est parce que l’autorité charismatique de prophètes autoproclamés a pris le dessus sur l’autorité rabbinique traditionnelle, présentée comme fondamentalement rationnelle.

Autorité rationnelle de la Loi

«Un sage vaut mieux qu’un prophète», affirme le Talmud. À sa suite, Sasportas rappelle à ses interlocuteurs que la prophétie, par définition irréfutable, ne saurait être une source d’autorité :

«Mais dans quel livre avez-vous donc lu qu’il convient de croire en quiconque se déclarant messie ou étant déclaré par les autres, sans que celui-ci n’ait fourni les signes détaillés par Maïmonide dans ses Lois concernant les Rois? […] Car sans ces règles, chacun pourra se déclarer messie, et il y aura autant de messies qu’il y a de fidèles pour les croire!»

La religion juive, comme de nombreux autres systèmes, n’a de sens que si on en applique les règles qui en forment la base. Le même Maïmonide abondamment cité par les sabbatéens pour avoir fait de la croyance en la venue du messie un des socles de la foi, décrit d’une façon pragmatique et désenchantée les nombreuses preuves que le prétendant messie devra fournir pour mériter sa couronne.

Le rôle des élites

Une des critiques les plus actuelles émise par Sasportas concerne l’échec des élites à endiguer l’engouement collectif à temps. Le constat de Sasportas est sans appel : nombreux parmi les rabbins, nous dit-il, doutaient également de la messianité de Zvi, voire la rejetaient complètement. Mais ils s’aperçurent bien vite que la liesse populaire avait pour effet de provoquer un large mouvement de repentance, qui les poussa à cautionner le mouvement, pour finalement en perdre contrôle. Les phénomènes les plus morbides se répandent via la complaisance des leaders locaux, minimisant la gravité du moment ou tentant de l’utiliser pour leurs propres intérêts. Lorsqu’ils réalisent leur erreur, le mal est déjà fait et une croyance naïve a mué en certitude indéfectible.

Esprit critique

Voix dissidente au cœur de la tempête, Sasportas tenta difficilement d’endiguer le bouillonnement messianique et ses conséquences désastreuses, avec pour seule arme une lecture rationnelle de la tradition juive, faisant de la place au doute, à l’entendement et au questionnement. Plutôt que de voir le sabbatéisme comme une anomalie ponctuelle dans la longue histoire juive, Sasportas y voit une attaque structurelle contre les mécanismes permettant de réguler les croyances et d’éviter la prolifération d’opinions disruptives. Ainsi, plus qu’un témoignage historique, la compilation de ses écrits se veut surtout une articulation juive de principes épistémiques permettant un esprit critique et de principes éthiques engageant la responsabilité individuelle du croyant, et a fortiori des rabbins et érudits. Le message intemporel qui s’en détache s’adresse avant tout aux rabbins et savants : à eux de savoir réguler à temps les croyances populaires, aidant leurs fidèles à distinguer à temps une croyance d’un fait et éduquant à la centralité du questionnement dans la tradition juive.

Nous signalons l’excellente biographie de Sasportas récemment publiée : Yaakob Dweck, Dissident Rabbi: The Life of Jacob Sasportas, Princeton 2019.