Les traditions religieuses sont riches en récit de rencontres entre dieux, saints, sages, prophètes, avec des Autres hostiles, qui les mettent en difficulté, mais dont ils triomphent généralement, par leur intelligence, leur sainteté, leur langue acérée ou, au contraire, leur bonté contagieuse. Ces spectacles textuels de conversions, de victoires rhétoriques ou d’humiliation des opposants possèdent une double fonction : à visée interne (réassurance sur sa propre valeur, vérité, supériorité), et à visée externe (apologétique). Elles ont de plus une charge émotionnelle et cognitive importante pour les membres de cette tradition en ce qu’elles présentent un récit stéréotypé de mise en danger par la confrontation puis de victoire sur le danger.
La rencontre, même mythique ou seulement textuelle, expose. Mais vu que celui qui tient la plume est, au sens premier, intéressé, le risque est contenu, limité, et au fond, factice : l’issue a toujours été connue d’avance, l’Autre ne fait que cumuler les fonctions d’opposant et d’adjuvant à son corps défendant. Il n’aura été qu’un outil de propagande idéologique.
Ce n’est pas le cas dans la littérature rabbinique qui, non seulement regorge des récits de ce type, avec un empereur romain ou une prostituée péteuse, avec une matrone romaine qui pense qu’elle peut être plus efficace et besogneuse que Dieu lui-même en post-création du monde 1, ou encore avec un hérétique disciple de Jésus le Chrétien, mais qui, en plus, leur donne parfois l’avantage, si ce n’est la victoire.
La valeur épistémique
de la confrontation
C’est que selon le philosophe et talmudiste Menahem Fisch, il faut voir à l’œuvre dans ces récits de rencontres-débats une véritable théologie de la confrontation, c’est-à-dire une valeur épistémique accordée à la modification de ses propres avis par les coups de butoir de ceux des autres, valeur épistémique qui se double de vertus morales et intellectuelles comme la probité, l’absence d’ego, la modestie, la rigueur. C’est ainsi que le Talmud de Babylone (Eruvin 13b) attribue à « la flexibilité et la modestie (noh’in ve-‘alouvin) des Hillélites » le fait que Dieu ait favorisé l’École d’Hillel pour décider de la loi. Menahem Fisch traduit ici les termes de l’hébreu rabbinique par « non dogmatiques et désireux d’être insultés, c’est-à-dire désireux d’être soumis à des attaques qui leur prouveraient qu’ils ont tort », ce qui donne à ces caractéristiques de l’École d’Hillel des accents pré-poppériens.
La valeur cathartique des tensions mises en scènes
et racontées
En sus de leurs vertus épistémiques, elles ont aussi, selon le grand spécialiste de la aggada Jeffrey Rubinstein, une fonction de soupape de sécurité, où la culture rabbinique, fortement hiérarchisée, normée, légale dans sa forme et sa matière, s’autorise à dire ses propres tensions, à ménager une place à ses propres limites, ses propres contradictions. La forme du récit, aggada, qui devient non plus l’opposé de la loi, la halakha, mais une de ses modalités (comme les vagues et la mer, inséparables), autorise ces écarts et ces méta-questionnements. Le même Menahem Fisch que nous citions plus haut distingue entre autocritique et exposition à une critique normative externe, la première restant par définition à l’intérieur des limites des présupposés normatifs du système, sauf à être autophagique. L’ethos rabbinique, selon lui, favorise l’exposition consciente et volontaire à une critique normative externe dans une volonté d’en tester la robustesse : notre monde de normes, de valeurs, de symboles, vaut-il le coup face aux alternatives existantes ?
Recréer des frontières symboliques dans un monde poreux : le cas de Rabbi Eliezer et de Jacob l’hérétique
Cet ethos intellectuel inquiet et courageux s’est aussi fondé et enrichi d’un contexte historique et culturel difficile, d’intense émulation religieuse et théologico-politique, face aux rivaux romains, et au christianisme naissant notamment. La rencontre avec l’Autre n’est pas juste un test de solidité, elle est aussi mise en danger, tentation, séduction, risque. Un exemple de cette tension entre frontières et porosité se retrouve dans l’histoire de Rabbi Eliezer Ben Hyrkanos, l’un des disciples de Rabbi Yohanan ben Zakkai, un tanna de la deuxième génération (entre 85 et 130 EC), contemporain des apôtres et de la destruction du Temple. Il est en général connu pour être le protagoniste qui fait face à la majorité rabbinique dans l’histoire du four d’Akhnaï (Bava Metsia 59a-b).
Ce récit, souvent cité pour glorifier l’humanité assumée du droit rabbinique, son rejet des miracles et même de l’avis de Dieu face aux principes de décision juridique collégiaux, a pourtant une suite tout à fait sombre et sinistre. L’histoire ne s’arrête pas à Dieu qui rit et qui dit : « Mes enfants m’ont battu », elle continue par la punition infligée par les Sages au dissident Rabbi Eliezer, la mise au ban (herem) autour de 95 EC. Ce récit, devenu par la force des choses, un lieu commun opposant fondamentalisme magique et démocratie rabbinique, prend pourtant une tout autre tournure à la lumière du fait qu’à peu près à la même période, Rabbi Eliezer comparût devant un tribunal romain dans un contexte de persécutions chrétiennes 2.
L’histoire de sa comparution (rencontre avec l’hégémon de la Syrie à Césarée) contient, comme dans une poupée russe, une autre histoire de rencontre, avec un min [un hérétique]. Elle a probablement un fond historique. Et en général sur les récits dont on parle, même si rien n’interdit de penser qu’il existe bien des noyaux historiques de certaines rencontres à ces récits, la comparaison des versions, leurs évolutions, prouve qu’il s’agit là de textes travaillés, rédigés, modifiés et pas simplement des comptes rendus journalistiquement fidèles.
On en connaît plusieurs versions, depuis la littérature tannaïtique (Tosefta Hullin 2,24), la littérature midrashique (Qohelet Rabba 1, 24) jusqu’au Talmud de Babylone (Avoda Zara 16b-17a). Voici la version du Talmud (traduction Thierry Murcia dans Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne, p. 165) :
« Nos maîtres ont enseigné : Lorsque Rabbi Eliezer fut arrêté pour minut [hérésie], on le fit monter sur l’estrade (la-gardom) pour le juger. Un certain gouverneur lui dit : Un vieillard comme toi s’occupe de ces choses futiles ? Il lui dit : Digne de confiance est celui qui me juge ! Comme le gouverneur pensait qu’il parlait de lui – alors qu’il ne parlait pas de lui mais au contraire de Son Père qui est dans les Cieux ! il lui dit : Puisque tu as eu confiance, voici pour toi : dimissus 3, tu es libre ! Quand il vint dans sa maison, ses disciples entrèrent chez lui pour le réconforter, mais il ne reçut aucun réconfort. Rabbi Aqiba lui dit : Rabbi, me permets-tu de dire une parole que tu m’as enseignée ? Il lui dit : Parle. Il lui dit : Rabbi, peut-être la minut est-elle passée par toi et cela t’a-t-il plu ? Et c’est pour cela que tu as été arrêté pour minut. Il lui dit : Aqiba. Tu me le rappelles ! Une fois, je déambulais sur la place supérieure du marché de Sepphoris et j’ai rencontré un des disciples (eh’ad mi-talmidei) de Yeshu-ha-Notsri [Jésus le Nazaréen] du nom de Jacob de Kephar Sikhnaya. Il m’a dit : Il est écrit dans votre Torah : Tu n’apporteras pas à la maison du Seigneur le salaire d’une prostituée (Deutéronome 23,19) Peut-on en faire un cabinet d’aisances pour le Grand-Prêtre ? Et je n’ai rien pu lui répondre. Il me dit : Ainsi m’a enseigné Yeshu ha-Notsri : C’est du salaire d’une prostituée qu’elle les a amassées, elles redeviendront un salaire de prostituée (Michée 1,7). Elles sont venues d’un lieu de souillure, elles iront à la souillure. Et cette parole me plut. C’est pour cela que j’ai été arrêté pour minut, j’ai transgressé ce qui est écrit dans la Torah : Éloigne d’elle ton chemin (Proverbes 5,8) : C’est la minut. N’approche pas de l’entrée de ta maison : c’est l’autorité. Mais certains disent : Éloigne d’elle ton chemin, c’est la minut et l’autorité. Et N’approche pas de l’entrée de ta maison : c’est la prostituée (zona). Et [de] combien ? [à quelle distance faut-il s’en tenir éloigné ?] Rabbi Hisda dit : Au moins quatre coudées 4. »
Une bibliothèque entière a été écrite sur ces récits, certains voyant dans Jacob rien moins que Jacques frère de Jésus, d’autres analysant la réaction sibylline de Rabbi Eliezer face à l’hégémon comme la preuve de son refus de maudire Jésus et donc de son judéo-christianisme, comme Daniel Boyarin, d’autres enfin réfléchissant à la halakha de Jésus et à ses accents pharisiens, proximité qui explique la séduction exercée sur Rabbi Eliezer le faiseur de miracles. On consultera avec profit le chapitre cinq du livre cité de Thierry Murcia pour une présentation des arguments en présence. Reste ce fait brut, de la mention, sans doute euphémisée, retravaillée, mais tout de même mention, à l’intérieur d’une tradition de la tentation intellectuelle et religieuse puissante exercée par une tradition sœur et concurrente. Un bon argument qui sonne agréablement aux oreilles d’un Sage peut être pire que la plus grande tentation concupiscente (minut-zenut). Au lieu de vouer aux gémonies ou de damner la mémoire du Sage mis au ban et persécuté pour christianisme par les Romains, la littérature rabbinique le garde à l’intérieur, lui préservant titre et respect pour peu qu’il ait réinstallé, historiquement ou simplement dans le récit, la frontière et la distance (quatre coudées) qui avaient été franchie, là aussi en acte ou en puissance.
Ces récits de rencontres dialogiques avec des Autres constituent un coup de génie rabbinique : ingérer le danger pour préserver en soi un ferment de vitalité.
1. Lévitique Rabba 8,1, fait partie du corpus midrashique des rencontres entre Rabbi Yose Ben Halafta et une matrone.
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2. Probablement sous le gouvernement de Trajan et peut-être la même campagne de persécutions qui vit Simon, l’évêque de Jérusalem, subir le martyr.
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3. Terme latin pour dire l’acquittement, qu’on retrouve dans la pratique judiciaire des traditions anglo-saxonnes « case dismissed »
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4. Distance à laquelle se tient Rabbi Aqiva dans Bava Metsia pour faire comprendre à Rabbi Eliezer qu’il est mis au ban.
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Bibliographie
• Menahem Fisch, « Bossy matrons and forced marriages : Talmudic confrontationalism and its philosophical significance », dans Changing One’s Mind : Philosophy, Religion and Science, De Gruyter, 2020
• Tal Ian, « Matrona and Rabbi Jose : An Alternative Interpretation », Journal for the Study of Judaism in the Persian, Helenistic, and Roman Period, volume 25, No 1, 1994, pages 18-51
• Thierry Murcia, Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne, Brepols, 2014• Jeffrey Rubinstein, Talmudic Stories : Narrative Art, Composition, and Culture, John Hopkins University Press, 1999