« Un temps pour déchirer (Likero’a) et un temps pour coudre (Litepor) » dit l’Ecclésiaste (3,7) dans ce qu’il pourrait convenir d’appeler son inventaire des temps et des saisons.
Comment comprendre alors ce que sont le temps pour déchirer et le temps pour coudre ?
Le verset ne peut pas que décrire un acte de la vie quotidienne. Ce dont il traite doit faire l’objet d’une interprétation et nous permettre d’en faire ressortir une signification plus profonde.
Que nous enseignent les Sages qui se sont penchés sur le sens de ces mots ?
Le Targoum Qohelet (la traduction araméenne de L’Ecclésiaste) associe la déchirure au deuil. On pense ici au moment où, croyant son fils Joseph mort, Jacob déchire ses vêtements (Genèse 37,34) ou celui où David fait de même en apprenant la disparition d’Amnon (II Samuel 13,31). On retrouve cette coutume de la kriyah encore aujourd’hui chez les endeuillés qui déchirent une pièce de leur vêtement après l’enterrement d’un proche. L’entaille faite au vêtement devient le stigmate extérieur d’un ressenti intime. Dans ce sens-là, la couture correspond au temps de la fin du deuil et au commencement d’une étape nouvelle. Elle témoigne de la résorption du chagrin.
Pour Rashi, la déchirure symbolise la chute du royaume de David. En effet, c’est le terme qu’utilise le livre des Rois (I Rois 14,8) pour évoquer le schisme intervenu après la mort de Salomon. Le Gaon de Lissa la rattache à la déchéance du roi Saül symbolisée par la robe arrachée de Samuel (I Samuel 15,27-28). Cependant, les deux s’accordent sur le fait que le temps pour coudre est celui de la renaissance du royaume d’Israël et la réunion des tribus annoncée par les prophètes (Ézechiel 37,17). Leur lecture politique suggère que l’histoire peut se lire comme une succession de cycles dans lesquels on déchire et on coud.
Dans les deux interprétations la couture vient comme réparation de la déchirure. Tout autant qu’une suture, elle est une cicatrice.
Dans son commentaire, David Altschuler consi- dère que le temps pour coudre est le corollaire de la déchirure. Les deux semblent liés comme par nécessité. On coud ce qui a été déchiré! Il ne semble pas laisser de place à la confection d’une nouvelle pièce sur le métier à tisser: c’est de la déchirure que procède la couture dont il est question dans ce verset. Ce sont les anciennes pièces qui doivent être utilisées et connaître ainsi une nouvelle jeunesse.
En cherchant dans une concordance biblique, on se rend compte qu’il existe une disproportion entre l’usage des deux mots. La racine qouf-resh-ayin קרע qui dit la déchirure apparaît une soixantaine de fois dans le corpus biblique alors que celle tav-pé-resh תפר qui décrit la couture n’y est présente qu’à quatre reprises. Elle est quelque chose de beaucoup plus rare et donc de beaucoup plus précieux. Si on déchire beaucoup, on ne coud pas si souvent.
À sa façon, le rapprochement initié il y a maintenant un an entre les communautés de l’ULIF et du MJLF s’inscrit dans cette idée de réparation, de cicatrisation et de couture. Le temps de la déchirure est connu. C’est celui de la scission intervenue il y a maintenant plusieurs décennies. En soi, la chose n’est pas très originale pour qui connaît l’histoire du développement des communautés religieuses; c’est par les divisions et scissions qu’elles ont pu essaimer.
Plus intéressant en revanche est le temps pour coudre. Nous l’avons vu, il est plus rare mais il est aussi beau- coup plus fort. Il est l’occasion de réaliser une pro- messe et de faire en sorte que l’idée d’unité ne soit pas uniquement un thème de beaux discours mais aussi et avant tout un idéal concret à bâtir.
Comme le démontre avec conviction Donatien Grau dans son dernier livre, Dans la bibliothèque de la vie, la couture est un art qui, tout autant qu’il construit, dit une vision du monde où s’enchevêtrent des textes, des idées et des sentiments. Coudre revient à s’insérer dans le tissu de l’existence.
C’est à nous qu’il appartient de nous saisir de fils et d’aiguilles pour faire de nos deux belles pièces de tissu communautaire un fringant vêtement capable de porter haut et beau l’esprit de notre judaïsme.