Parler de mariage mixte au sein du judaïsme a un immense mérite : l’assurance de déchaîner les passions. Dépassant le degré de croyance ou de pratique, transcendant les courants du judaïsme auxquels les uns et les autres s’identifient, la mixité conjugale qui existe bel et bien dans notre Tradition, excite les fantasmes quant à ses enjeux et ses raisons.
La première des difficultés pour parler de « mariage mixte » est la rareté des données. C’est assez simple en fait : en France, cela n’existe pratiquement pas, en raison de l’impossibilité légale de conduire des études statistiques ethniques ou religieuses. Difficile donc de savoir précisément combien de personnes juives ont épousé une personne non juive dans notre pays. Grâce à Séverine Mathieu*, on sait toutefois que le taux de couples mixtes parmi les Juifs français avoisine les 40 %. Les études menées par le PEW aux États-Unis donnent un certain aperçu de l’ampleur des mariages mixtes au sein du judaïsme américain – elles évaluent qu’environ la moitié des Juifs américains contractent des unions mixtes.
Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accorde pour constater que la mixité conjugale a explosé au sein du judaïsme. Bien sûr, il y a toujours eu des mariages mixtes à la marge, mais la société occidentale moderne dans laquelle la compartimen- tation ethnique et religieuse n’est plus la règle, favorise la possibilité de la mixité. De même que l’avènement de l’union romantique comme modèle du couple moderne.
Lorsque nous vivions dans un shtetl, que les lois du pays nous empêchaient de fréquenter des non-Juifs, les mariages avaient bien peu de chance de trans- cender les identités religieuses. Aujourd’hui, nous fréquentons des non-Juifs au quotidien, nous vivons dans un monde plus globalisé et dans des sociétés plus mixtes qu’il y a trois ou quatre générations.
Lorsque les mariages étaient avant tout des modes d’organisation sociale à visées économiques et pragmatiques, lorsque le choix des partenaires d’un couple relevait de la responsabilité de leurs parents, de leur communauté et non d’eux, l’exogamie était quasiment exclue par principe, sauf à servir elle-même un but pragmatique, politique ou économique. Mais l’amour des partenaires est aujourd’hui la valeur suprême du mariage. Il n’est qu’à interroger un marieur (voir Tenou’a 154) ou lire les romans de Naomi Ragen sur le milieu haredi pour se rendre compte que le romantisme est devenu à ce point constitutif du couple que, même dans les cas encore existants de mariages arrangés, la possibilité et l’espoir du romantisme à construire restent fondamentaux.
Certains milieux sont plus épargnés par l’exogamie : ceux qui vivent en vase clos, ceux qui arrangent les mariages (ou du moins le contexte des rencontres possibles), donc essentiellement les milieux les plus orthodoxes. Projeté hors du judaïsme, ceci est tout aussi vrai des milieux les plus bourgeois ou les plus traditionnels d’autres groupes de nos sociétés. Et pourtant, même ces milieux-là vivent dans un écosystème qui les dépasse et ne sont pas complètement étanches aux contacts avec les mondes autres que le leur. S’il y a évidemment moins d’exogamie dans les milieux les plus orthodoxes, il n’y a pourtant pas une famille juive vivant dans le monde moderne, quel que soit son degré de protec- tion, qui échappe complètement à l’exogamie : il y a toujours un oncle, un cousin, une sœur, qui est sorti du milieu.
* Séverine Mathieu, La transmission du judaïsme dans les couples mixtes, Éditions de L’Atelier, Paris, 2009
Retour au texte
ISSUES DE L’UNE DES ÉTUDES QUI OFFRE LE PLUS DE DONNÉES :
« A PORTRAIT OF JEWISH AMERICANS », PUBLIÉE PAR LE PEW EN 2013.
Pour cette étude, le PEW a d’abord dû définir qui il considérait comme juif. Tout adulte qui répondait oui à l’une des trois questions suivantes était qualifiable pour l’étude :
1. Votre religion est-elle le judaïsme ?
2. En dehors de la religion, vous considérez-vous comme juif ou partiellement juif ?
3. Même si vous ne vous considérez pas juif, avez-vous été élevé en tant que juif ou avez-vous au moins un parent juif ?
Les Juifs représentent ainsi un peu moins de 2 % de la population américaine. Parmi eux, 78 % se considèrent « Juifs de religion » et 22 % « Juifs sans religion », cette part augmentant graduellement avec les générations les plus jeunes (de 7 % pour les Juifs nés dans les années dix et vingt à un tiers pour les Milléniaux). Du point de vue de la pratique, à peine plus de la moitié des Juifs américains déclaraient avoir jeûné partiellement ou totalement pour Yom Kippour 2012. Enfin, 30 % des Juifs américains ne s’identifient pas à un courant juif, 35 % s’identifient au judaïsme libéral, 18 % au judaïsme massorti et le reste à l’orthodoxie ou l’ultraorthodoxie juives.
Le taux de mariage au sein de cette population est de près de 50 % parmi lesquels 44 % sont des mariages mixtes, mais ce chiffre cache aussi de grandes disparités en fonction de la date du mariage : s’ils ne représentaient qu’un tiers jusqu’à la fin des années soixante-dix, le mariage mixte concerne près de 60 % des unions contractées depuis 2000. Le taux reste tout de même de 45 % chez ceux qui se définissent comme « Juifs par religion ».
L’étude souligne que, s’il existe un lien manifeste entre le degré de religiosité et le taux de mariage mixte, il est impossible de définir lequel entraîne l’autre : en d’autres termes, difficile de savoir si la laïcité encourage les mariages mixtes ou si c’est l’union mixte qui éloigne de la religiosité. Ces disparités sont flagrantes : de seulement 2 % de mariage mixte chez les orthodoxes et ultraorthodoxes à 50 % chez les libéraux et près de 70 % chez ceux qui ne se reconnaissent dans aucun courant. De même, les Juifs issus eux-mêmes d’un mariage mixte sont 83 % à avoir un non-Juif pour époux.
Sur l’éducation des enfants, les couples mixtes élèvent leurs enfants comme « Juifs par religion partiellement ou complètement » à 45 % (contre 98 % pour les couples endogames). Les enfants de couples mixtes participent à des programmes éducatifs ou culturels juifs à 22 % (contre 82 % quand les deux parents sont juifs).
De façon plus anecdotique, 71 % des couples mixtes avaient un sapin de Noël en 2012 contre seulement 7 % des couples endogames.
La tendance générale montrée par cette étude est que le degré de religiosité des Juifs américains tend à décroître régulièrement au fil des années et des générations. Parallèlement, le taux général de mariages mixtes augmente de façon soutenue. Mais cette exogamie semble peut concerner les milieux orthodoxes qui sont aussi plus jeunes et ont un taux de fécondité plus élevé ; ces rapports pourraient donc se modifier avec l’accroissement de la part orthodoxe de la population juive américaine, dans les années à venir. Les enfants issus de couples mixtes montrent, à l’âge adulte, un intérêt moindre pour le judaïsme et pour sa transmission. Ils sont aussi nettement plus susceptibles d’épouser un non-Juif. L’érosion juive liée à l’assimilation et aux mariages mixtes semble donc être un fait établi aux États-Unis, un fait qui doit toutefois être contextualisé dans une population générale américaine où l’attachement religieux diminue également et où les mariages exogames (ethniques, religieux, raciaux) sont aussi en nette augmentation.