#universalisme

“The optimists died in the gas chambers, the pessimists have pools in Beverly Hills.”

 

Billy Wilder

Le monde d’hier

New York, 13 juillet 2063,

J’ai voyagé, il y a quelques décennies, dans une région de l’Europe centrale qu’on appelait Moravie. La première fois, c’était pour un séjour à l’Université d’Olomouc. Il se trouvait encore quelques Juifs dans cette ville, et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles une poignée de jeunes chercheurs s’était retrouvée là. En fait, on observait même un renouveau de la culture juive, facilité par la fin récente du communisme, le retour de familles entières à leurs traditions oubliées, et même une petite vague de conversions. Ces Juifs restaient peu nombreux mais ce qui frappait quiconque avait l’oreille « historique » était leur « slavité » : tous parlaient tchèque et dans le petit oratoire, les siddourim offraient, à côté de l’hébreu, des traductions dans cette langue, qui était également celle du rabbin. Il suffisait néanmoins d’observer les mots scandant les vitraux de la salle d’à côté, rescapés de la majestueuse synagogue détruite en 1939, pour se convaincre que cela était en fait relativement nouveau. De même les tombes des cimetières que j’ai pu visiter pendant ces séjours, à Mikulov (Nikolsburg) par exemple, ou à Prague, dans le « Nouveau Cimetière juif » – là où repose Kafka – portaient-elles des inscriptions en allemand et en hébreu, jamais en tchèque. Et le vieillard, rescapé de Theresienstadt, à côté duquel je me souviens d’avoir prié, devait appeler mentalement la ville où il avait choisi de retourner après la guerre, « Olmütz ».

Ses caractéristiques propres avaient isolé la Moravie de la Bohême voisine, avec laquelle elle constituait cependant la République tchèque. Elle avait d’ailleurs fait partie du royaume de Bohême jusqu’en 1918, lorsque celui-ci était l’un des États constitutifs de l’Empire austro-hongrois. Ensemble, elles avaient ensuite formé la Tchécoslovaquie (avec la Slovaquie, leur pendant dans l’ancien royaume de Hongrie et, dans un premier temps, la Ruthénie subcarpatique, plus tard absorbée dans l’Ukraine) : l’Europe centrale a beau avoir vu émerger, au milieu du xixe siècle, le mouvement des nationalités qui devait faire à la fin éclater l’Empire multiculturel des Habsbourg, son existence avait été essentiellement plurielle et intriquée, en tout cas jusqu’aux diverses catastrophes de l’ère industrielle et nucléaire.

Qu’on n’entende aujourd’hui – et c’était déjà le cas quand j’étais jeune, et même quand mes parents l’étaient – que le polonais dans les rues de Varsovie, que le hongrois à Budapest, le croate à Dubrovnik (Raguse), le slovaque à Bratislava (Presbourg) et son jumeau, le tchèque à Prague, voilà l’une des plus notables innovations du dernier siècle, et l’une de ses plus sinistres : ce monolinguisme est celui de l’usine, du tank et de la chambre à gaz. (Et voilà pourquoi, à Muranów, l’ancien quartier juif de Varsovie dont les décombres ont servi à construire ces barres d’immeubles sans âme, la deuxième langue la plus parlée dans la ville à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le yiddish, l’est en fait longtemps restée – par les fantômes dont tant d’habitants se disaient encore hantés cent ans après la liquidation du Ghetto.)

Qu’on songe seulement à ce qu’eût été l’Europe, à ce qu’eût été le monde, si l’homogénéité culturelle qui tend aujourd’hui à être la norme au sein de chaque nation (ou qui voudrait l’être) avait prévalu avant l’effondrement des grands empires multiculturels, la Shoah et le communisme. Ça n’est pas seulement que Kafka et Freud n’auraient pas écrit, ni Klimt et Schiele peint, ou Mahler composé : la révolution romantique est-elle concevable dans un monde monoculturel ? les Lumières le sont-elles ? le baroque l’est-il ? l’humanisme l’est-il ? Mozart lui-même est un enfant de l’Europe centrale multiculturelle, germanique, slave et latine. J’ai d’ailleurs entendu jouer, à Olomouc, d’un orgue où l’on dit que, tout enfant, il promena ses doigts.

Les tranchées de 14 ont englouti un monde pluriel et par là même universel, dont personne n’a aujourd’hui idée : c’est que l’universel était alors singulier et non total. Certes la modernité a suscité le renforcement de chaque culture singulière, mais elle a en même temps provoqué l’effacement de singularités transversales, de la fluidité qui était celle, dans le passé, de toute identité culturelle. Le premier à avoir vu l’émergence de ce « despotisme doux » est Tocqueville qui, dans De la démocratie en Amérique, constatait que de l’égalité surgissait aussi une uniformisation des individus. Or ce monde où chaque nation voudrait être une petite Babel (« une même langue et des paroles semblables ») est un monde foncièrement antijuif.

En vérité, Tocqueville a pensé l’égalisation comme un procès plus lent, remontant au moins aux Capétiens, et les monarchies européennes alliées ou en concurrence avec l’Église ont mis en place, dès le Moyen Âge, ce que l’historien britannique Robert Ian Moore a appelé il y a plus de soixante ans une « société de persécution ». La pluralité a donc presque toujours été menacée car la consolidation du pouvoir des élites s’appuyait sur la persécution, voire l’élimination, des groupes et des individus marginaux. Notez que, souvent, les « marges » sont aussi bien religieuses que géographiques et linguistiques : nul hasard si Pierre de Lancre, juge bordelais, fut envoyé en 1609 au Pays basque pour y mater les sorcières locales. Il l’écrit d’ailleurs en toutes lettres dans son Tableau de l’inconstance des mauvais anges et des démons : cette région est instable et menace, par son autonomie culturelle, la licence de ses mœurs et ses vestiges de paganisme, l’unité du royaume autant que la pureté de l’Église.

Les Pirqé de-Rabbi Eliezer nous racontent qu’Esaü convoitait les vêtements de Nemrod, le bâtisseur de Babel, et qu’il s’en empara après l’avoir tué. Aux yeux de la tradition juive, c’est tout ce qui différencie Rome de la Grèce : Rome est babélique, ses aqueducs et ses routes, elle les bâtit « pour ses propres besoins » (Avodah Zarah 2b). L’hellénisme, lui, est un esprit diasporique, comme le judaïsme, et c’est à cet égard une autre forme valable et complémentaire d’universalisme. Dans la Bible, Cyrus remplit le même rôle : de ce dernier à François-Joseph en passant par Alexandre le Grand, les Juifs semblent aimer un certain genre d’empereurs, « tolérants » si l’on veut, en tout cas conscients que l’universalisme de leur mission doit s’adosser à une multitude de singularités. Mais Edom, c’est Babel ressuscitée – Hadrien (l’Hadrien de la tradition rabbinique en tout cas), Nicolas Ier et le flot de ses successeurs stalino-tsaristes, la Prusse bismarckienne… Tous ces simulacres de Nemrod ont cultivé une uniformité qui, même lorsqu’elle n’était pas directement antijuive, ne pouvait que le devenir à un moment ou à un autre. Il y eut des Juifs pour approuver le pangermanisme de Bismarck mais leurs petits-enfants surent, parfois trop tard, combien grande était leur erreur.

En Israël même, c’est une certaine diasporité que je recherchais – avant le cataclysme qui a mis fin à cette utopie. Le rythme auquel le monde s’homogénéise n’est pas le même d’un pays à l’autre, et l’on aurait pu croire que celui-là l’aurait fait plus rapidement : culture massifiée, télévision, armée, soit l’un des plus puissants outils d’uniformisation – et tout cela enté sur une doctrine politique voulant rompre avec le « monde d’hier ». Et pourtant, force m’est de constater l’attardement de toutes les cultures au sein desquelles ces Juifs avaient grandi, qu’elles fussent activement conservées ou redécouvertes, ou qu’elles soient réfractées dans un goût culinaire, une manière de prononcer l’hébreu. On peut songer au regain d’intérêt pour la musique andalouse et, plus généralement, pour les cultures sépharades, ainsi qu’au revival du yiddish, dans les dernières années de la démocratie israélienne, lesquelles virent, comme toute période décadente, une fantastique explosion de son énergie créatrice.

Je reste attaché à l’histoire émancipatrice du mouvement sioniste, d’autant que malgré le cataclysme, jamais il ne s’est souillé d’autant de crimes que les autres idées mortes auxquelles les Juifs avaient auparavant adhéré : l’assimilationnisme bourgeois, tout en faisant perdre leur âme aux Juifs et en les désarmant face aux antisémites, a approuvé le sang versé dans les tranchées et les guerres coloniales ; les Juifs communistes celui de l’Holodomor et du Goulag ; l’isolationnisme orthodoxe a opprimé les esprits et les corps sans offrir plus de protection contre l’extermination que l’assimilationnisme, de sorte qu’à ce titre l’un et l’autre peuvent être vus comme responsables, en partie du moins, de ce qui est arrivé aux Juifs au cours du xxe siècle.

S’il a possédé un caractère uniformisateur, Israël, disons-le, est resté longtemps pluriel. Surtout, la vie juive telle qu’elle avait été rendue possible par le multiculturalisme d’avant la modernité, était devenue anachronique après la Seconde Guerre mondiale. Seules quelques enclaves hassidiques et quelques yeshivot, elles-mêmes désespérément uniformes, parviennent aujourd’hui à maintenir une forme de singularité juive dans un monde totalisé, qui juxtapose de robustes identités d’un côté, notamment étatiques, et de l’autre de ces fragments de barbarie tribale comparables aux avant-postes goths ou huns de l’Antiquité tardive. Bref, totalité et totalité, entre lesquelles il n’est de place pour une vie juive authentique, car cette vie s’est toujours jouée dans la fluidité qui reliait les marges au centre. Pour le dire autrement, il est devenu autant impossible aux Juifs de mener une vie diasporique en diaspora que dans les frontières de la théocratie israélienne.

Cette triste situation a été renforcée par la mauvaise foi de certains Juifs laïques lorsqu’ils évoquaient la question multiculturelle, notamment envers l’islam. Le judaïsme n’a jamais prospéré que dans le multiculturalisme : son universalisme même nécessite comme préalable la singularité d’Israël, et toute uniformité lui semble, depuis Babel, suspecte. Alors pourquoi dénoncer, sans autre forme de procès, comme « séparatisme » toute défense de ce modèle ? C’était le discours à la mode il y a quarante ans.

La vérité est que nul n’était vraiment de bonne foi quand il s’agissait du multiculturalisme. Le « séparatisme » musulman ne l’était justement pas davantage, qui exigeait le pluralisme pour mieux le subvertir et imposer sa loi au reste du monde, comme l’avaient fait les chrétiens pendant les derniers siècles de Rome, lorsque sa tolérance à leur égard s’avérait suicidaire. Mais on pourrait dire la même chose d’une autre catégorie de Juifs que ces laïcs aujourd’hui oubliés : les haredim ne sont certes pas prosélytes, mais ils ont cultivé une uniformité qui n’avait rien à envier à celle du salafisme, profitant eux aussi très cyniquement de la société ouverte qu’ils méprisaient. Quant aux laïcs parmi les Gentils, leur pluralisme était souvent un monoculturalisme mièvrement chrétien, en France tout au moins, la revendication du saucisson et du pinard et, on ne sait trop pourquoi, de l’arbre de Noël qui, à les en croire, n’était pas chrétien mais « païen » – comme s’il avait existé quoi que ce fût de chrétien qui ne fût pas païen, juif ou les deux à la fois. Les libéraux anglo-saxons, eux, ont renoncé à être quelque chose dans le courant des années 2010, et la coquille vide dans laquelle ils se sont alors abrités a hébergé les guerres tribales que l’on sait.

L’histoire est cyclique. La civilisation connut des morts, des renaissances et d’autres morts, suivies d’autres renaissances. Si notre monde renaissait un jour à son passé et par là à lui-même, il devrait justement se penser comme un monde, soit une unité plurielle. Il faudrait d’abord imaginer l’inimaginable, que nous ayons su mettre au pas les machines qui aujourd’hui nous asservissent après avoir amolli nos cerveaux, mais avec un peu de pessimisme, rien n’est impossible. Outre la réorganisation du savoir, qui devrait prendre en considération l’abyssale profusion de ce dernier tout en visant une forme de canonicité des connaissances – bref, un nouvel humanisme – il y aurait à penser les liens difficiles de l’un et du multiple.

Le multiculturalisme devrait par conséquent avoir les limites suivantes, qui lui donneraient d’être autre qu’une caricature – forcément destinée à tomber en poussière comme le squelette de Charlemagne à Aix – de la veille ou de l’avant-veille.

1. Tout d’abord, il devrait offrir la possibilité, via l’éducation, à chacun de sortir de son milieu ou d’en contester les règles, notamment en matière de sexualité ou d’interprétation des vérités religieuses, comme ce fut le cas à chaque Renaissance, et de sorte que la singularité d’un groupe minoritaire n’empiéterait pas sur celle des personnes elles-mêmes. Un siècle avant ma naissance, l’Empire austro-hongrois voyait se révolter nombre de filles juives venues de familles hassidiques : du fait de la rigidité des normes sociales et communautaires, elles n’avaient souvent pas d’autre choix que la misère, la prostitution ou la conversion si elles voulaient « s’en sortir ». Ce genre de situation existait toujours lorsque j’étais jeune, et c’est avec justice que des enfants élevés dans l’obscurantisme orthodoxe exigeaient parfois pour ceux qui y étaient encore une éducation décente. Ces efforts furent malheureusement écrasés, en Israël et aux États-Unis, par la pourriture pseudo-démocratique : une alliance gouvernementale valait bien que l’on sacrifiât l’âme (voire le corps) de milliers d’enfants.*

2. Ensuite, à l’éducation prodiguée par le groupe et qui permet sa survie propre et légitime, devrait obligatoirement s’ajouter la transmission de savoirs à même de relier chaque enfant au reste des hommes. Pour en rester au cas juif, Dérekh éretz kadma la-Torah [« la bonne conduite précède la Torah »] : sans menshlishkeit, point de yiddishkeit. L’éducation de chaque singularité a pour corollaire un accès suffisant à la fois au reste de la société (d’ailleurs elle aussi singulière puisque nul pays n’est « l’universel » à soi seul) ; et, justement, à l’universel, de sorte qu’aucun groupe donné ne devient par le repli sur sa singularité l’ennemi des autres. En d’autres termes, il faudra penser l’existence d’un nouveau canon, un réservoir de textes, d’images, de musiques, de faits historiques et scientifiques, dont les racines puiseront leur sève dans le plus ancien terreau, et qui saura abriter, par là même, toute la diversité humaine : depuis la Florence des Médicis, notre connaissance du monde classique – juif, grec et latin – s’est enrichie de ses sources égyptiennes, cananéennes, mésopotamiennes et perses, et même la plus lointaine histoire des hommes, leur « préhistoire » païenne et chamanique, ne nous est plus étrangère.

Ce fragile équilibre entre multiculturalisme et universalisme est l’étoffe du monde d’hier, ou plutôt d’avant-hier, mais c’est peut-être aussi l’utopie de demain.

* Je me souviens que l’un de ces rescapés avait pourtant intenté un procès à l’État canadien qui l’avait laissé grandir dans une handicapante ignorance. Certains événements de la guerre civile israélienne sont liés à cette atroce injustice.