Végétarisme juif

Le judaïsme a un rapport très particulier à la consommation de viande. S’il ne l’interdit pas lorsqu’elle est casher, nombre de juifs, à toutes les époques, ont considéré qu’il ne s’agissait que d’une tolérance qu’il fallait tendre à dépasser.

En 1938, Fania Lewando, propriétaire d’un célèbre restaurant de Vilna, publia ses recettes dans un volume intitulé Vegetarisch-dietetischer Kokhbukh, 400 Schpayzn gemakht oysschlislekh fun Grinsn (Livre de cuisine végétarienne et diététique : 400 plats faits exclusivement avec des légumes). Son livre ne se contentait pas de donner instructions et proportions. Lewando y expliquait la philosophie du végétarisme, les bienfaits des fruits et légumes et la fonction des vitamines. Parmi ses quatre cents recettes, des classiques de la cuisine ashkénaze – tsimmes, cholent (sans viande), blintz – mais aussi des astuces pour utiliser du pain rassis et des pelures d’orange, car elle vivait dans une période de crise économique qui allait dégénérer en guerre mondiale et en génocide.

L’ère messianique restaurera le règne végétarien

Après la Shoah, certains juifs comme l’écrivain Isaac Bashevis Singer ont choisi le végétarisme en mémoire de la Shoah, estimant qu’on ne pouvait plus tuer de créature innocente après la barbarie nazie. Ce n’est que bien plus tard que l’idée d’un végétarisme juif s’est développée, sous l’impulsion du mouvement écologique, d’une prise de conscience générale des dérives alimentaires, de la nécessité de manger plus sainement, de l’attrait pour une spiritualité alternative(notamment influencée par les religions orientales) et de la défense accrue des droits des animaux.

Principe écologique. Le concept de baal tashhit (ne pas gaspiller ou détruire volontairement quelque chose de valeur) est combiné à l’idée qu’il faut protéger la Création divine.

Vision messianique. Certains rabbins se réfèrent aux versets bien connus d’Isaïe (11 : 6-7) qui annoncent la Délivrance : « Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon. La vache et l’ourse paîtront, ensemble se coucheront leurs petits. Le lion comme le bœuf mangeront de la paille. » Ces mêmes rabbins voient une corrélation entre le jardin d’Éden marqué par le végétarisme (jusqu’à l’expulsion d’Adam et Ève) et l’ère messianique qui restaurera le règne végétarien.

Théorie éthique. Le professeur de bioéthique à l’Université de Princeton, Peter Singer, dont les parents juifs viennois ont trouvé refuge en Australie, a développé des théories souvent radicales pour la défense des animaux dans son livre La Libération animale (1975 en anglais, 1983 en français chez Grasset). Sa position s’inscrit dans une éthique générale contre l’injustice, la famine et la souffrance globales, dont les animaux sont également victimes.

Que la motivation végétarienne juive émane de l’écologie, du messianisme ou de la bioéthique, elle est restée relativement marginale jusqu’en 2008, l’année du scandale d’Agriprocessors, du nom du plus grand abattoir américain produisant de la viande casher. Cet été-là, la police fédérale effectua une descente et découvrit une usine où les animaux étaient terriblement maltraités avant et pendant l’abattage (une caméra cachée avait filmé des horreurs indescriptibles). Elle découvrit également des employés sans papiers, mineurs, payés en dessous du salaire minimum et sans couverture sociale, des conditions de sécurité inexistantes, malgré la présence de scies et autres machines dangereuses, une hygiène déplorable pour une boucherie, une comptabilité mensongère Toutes ces fraudes valurent au PDG – un membre de la communauté loubavitch de New York devenu multimillionnaire avec son éthique de travail douteuse – de finir ses jours en prison. Au-delà de son énormité, cette affaire eut le mérite de réveiller les consciences parmi les juifs respectant la casherouth. Le professeur Michael Chernick, rabbin orthodoxe dans le New Jersey et professeur réputé de Talmud, affirma que de manger de la viande abattue dans ces conditions équivalait à manger du taref (de la viande non validée).

Le végétarisme juif reste ancré dans l’éthique des textes

D’autres intellectuels orthodoxes ou massorti réagirent en créant de petites fermes biologiques où les bêtes sont élevées en plein air, nourries d’aliments naturels, et abattues avec compassion. Les hautes instances rabbiniques ont réévalué les critères d’attribution d’un sceau de casherouth pour inclure le traitement éthique des animaux et des employés. Une autre partie de la population est devenue végétarienne, par dégoût de l’affaire Agriprocessors ,mais aussi pour protester contre le monopole sur la viande casher qui impose des prix prohibitifs, et pour améliorer son hygiène de vie (sus à la viande rouge !).

Éco-casherouth
Parallèlement, le mouvement libéral a repensé son opinion (vague et incohérente) sur la casherouth, pour livrer une vision issue de l’écologie, de la médecine et de principes de la Torah. Dans un livre collectif publié en 2011 et dirigé par Mary Zamore, The Sacred Table, le mouvement libéral revendique une forme d’éco-casherouth, qui déconseille la consommation de viande rouge, encourage l’agriculture et l’alimentation biologiques et remet au goût du jour les principes de la Torah. On y explique notamment le principe de tsaar baalé hayim (ne pas causer de souffrance aux animaux), l’attention portée au corps et à ce que l’on ingère, la protection de l’environnement et des règles éthiques plus générales.

Un autre livre, conçu comme une réaction très documentée au scandale Agriprocessors, a connu un immense succès littéraire, tout en poussant ses lecteurs à une pratique végétarienne : Jonathan Safran Foer, jeune et brillant auteur du fameux premier roman Tout est illuminé (2003, Éditions de l’Olivier), a récemment publié Faut-il manger les Animaux ?, un livre à la première personne où il raconte, recherches sérieuses à l’appui, comment il a cessé de manger viande et poisson et comment lui et sa femme élèvent leurs jeunes enfants au même régime. Safran Foer a trouvé ses vues pleinement confirmées par le rapport concernant Agriprocessors ; il a alors entrepris un road-trip pour voir de lui-même les viviers, grosses fermes, usines d’animaux, abattoirs et autres lieux d’élevage et d’abattage d’animaux aux États-Unis. Son verdict est sans appel et également basé sur des principes éthiques, hygiéniques, alimentaires et sociaux juifs. Il n’a plus qu’à évoquer les souvenirs du gefillte fish de sa grand- mère, des hamburgers de son père et de la dinde de Thanksgiving mangée en famille. L’histoire ne dit pas si ses enfants ont déjà l’habitude du pâté végétal, du tofu grillé et des préparations qui imitent les produits bannis. Ce qui est sûr, c’est que son livre-pamphlet a été un succès immédiat dans plusieurs langues et qu’il a fait changer les habitudes alimentaires de nombreux lecteurs.

On l’aura compris, le courant végétarien fait de plus en plus d’adeptes dans la population mondiale, pour des raisons diverses. D’un point de vue juif, on assiste à un éveil des consciences motivé par des perspectives différentes : une vision traditionnelle messianique, une révolte devant les abus contemporains, une prise de conscience pour des raisons de santé, une montée au créneau en faveur des animaux, ou une volonté de protéger l’environnement. Quelle que soit la raison, le végétarisme juif reste ancré dans l’éthique des textes sacrés (Torah et Talmud en particulier) et aboutit à un changement radical de comportement qui ne cesse de s’étendre parmi les juifs, quelle que soit leur pratique religieuse. Reste à savoir comment célébrer le séder de Pessah sans os d’agneau, souffler dans un shofar qui n’est pas une corne de bélier, ou lire un rouleau de la Torah sur une tablette électronique plutôt que sur une peau d’animal…

Pour en savoir plus :
• La Table sacrée, http://ccarnet.org/publications/sacred_table/
• Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les Animaux ?, Éditions de l’Olivier, 2011