Voyage en Anagramie

L’an prochain en mots

© Ilit Azoulay, Clementine (case 6100) Courtesy: Braverman Gallery, Tel Aviv

“Souvent, me dit-il, en parlant de ses lectures, j’ai accompli de délicieux voyages embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brin d’herbe […] Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d’un mot ?”
Honoré de Balzac 1

Cette phrase de Balzac dans Louis Lambert est pour moi l’un des plus beaux cadeaux de la littérature car il nous invite à ce voyage le plus simple et le plus vivifiant que l’on puisse faire, même au cœur des plus grands confinements 2. C’est sans doute aussi l’expérience que fit Proust au fond de son lit et dans sa chambre calfeutrée, qui, à cheval sur les mots, se laissa transporter à Venise et dans mille autres lieux charmants. Comme dit Novarina, «tout un livre peut provenir d’un seul mot brisé.»

Ainsi, vous me demandez vers quel lieu j’ai désiré voyager en cette période de confinement, ou après cette période, je vous dirai que la question ne s’est pas posée car je ne fus jamais confiné réellement étant donné qu’il me suffisait de savoir quel mot choisir dans les dictionnaires, pour m’envoler sur son dos, me souvenant à chaque fois de cette image de Levinas, qu’un jour j’ai formulée ainsi : « En chaque mot il y a un oiseau aux ailes repliées qui attend le souffle du lecteur 3 ». Et j’ai toujours pensé que Levinas ajoutait « et quand l’oiseau déploie ses ailes, ne pas oublier de sauter sur son dos et de s’envoler avec lui ». Sans doute un souvenir de l’école primaire où j’avais appris les poèmes de Prévert, « En sortant de l’école, nous avons rencontré un grand chemin de fer qui nous a emmenés tout autour de la terre dans un wagon doré », « Peindre d’abord une cage avec une porte ouverte, peindre ensuite quelque chose de joli, quelque chose de simple, quelque chose de beau, quelque chose d’utile pour l’oiseau, placer ensuite la toile contre un arbre, dans un jardin, dans un bois ou dans une forêt, se cacher derrière l’arbre, sans rien dire, sans bouger… »

Mais même sans bouger le voyage continue car le voyage est souvent dans le mot lui-même où chaque lettre joue avec les autres, à cache-cache et à saute-mouton ou à la farandole.

Très tôt j’ai compris que les lettres et les mots sont des créatures malicieuses, de jeunes écoliers qui n’attendent que l’heure de la récréation.

Je les suis sous les platanes de la cour de récréation pour apprendre les règles du jeu et jouer avec eux. Dans les premiers temps je les regardais et très vite j’ai compris qu’un mot, en hébreu, est formé de trois lettres qui constituent une racine. Mais le plus étonnant, c’est quand je m’aperçus que les lettres des mots qui commençaient à courir en une farandole à la queue leu leu poursuivaient leur course effrénée en changeant l’ordre de leur place dans la file. Chaque racine se libérant de son ordre initial pour chercher toutes les autres combinaisons possibles. ABC devenant ACB, BAC, BCA, CAB, CBA. Chaque mot de trois lettres devenant ainsi six autres mots possibles. Quelle joie, quelle explosion de liberté, mais quel capharnaüm ! J’avais découvert l’anagramme… un magnifique pays ! Un pays où se dévoile le sens caché des mots comme dit Alain Roussel : «image» dans «magie», «religion» dans «originel», «monde» dans «démon», «rêver» dans «verre», «ministre» dans «intérims».

Mais, ajoute Roussel, « souvent, le lien entre les signifiés est plus ténu, la correspondance moins évidente : poule et loupe, crasse et ressac, entité et tétine, granit et gratin, limace et malice, lumière et meulier, olivier et vieil or, hérésies et hérissée, présenter et serpenter. Cette relative distance, d’un mot à l’autre contenant les mêmes lettres, m’incite à donner libre cours à mon imagination, à inventer des passerelles, tout en enrichissant ma collection. J’appelle écume la crasse qui remonte à la surface dans le ressac. Avec un regard insatiable le mystique tète son entité jusqu’au ravissement. Le meulier poète affûte la lumière des mots sur sa meule. Le granit est le gratin de la pierre. À l’instant où je glisse sur une limace, je surprends son regard malicieux. Le vieil or vert de l’olivier, c’est l’olive. Toute religion est hérissée d’hérésies. En vieillissant, la poule a besoin d’une loupe pour trouver les graines dispersées dans la basse-cour. Dans ce monde d’hypocrisie, se présenter c’est serpenter. Par ailleurs, il est remarquable qu’anagramme n’ait pas d’anagramme. » 4

Remarque qui, en quelque sorte, fait écho à cette chose tout à fait étonnante que la racine qui dit le « voyage », נסע, ne possède aucune anagramme ! En effet, les racines נעס ,עסן ,סנע ,ענס ,סען n’existent dans aucun dictionnaire ! Un fait que je médite et dont je ne trouve pas de sens, à moins que ce paradoxe nous dise que l’on ne peut voyager sans paradoxe et sans question et que la question est déjà l’un des plus grands voyages qui nous déplacent vers d’autres lieux, d’autres horizons et d’autres lumières.

*

Ces anagrammes, tsérouf en hébreu, tséroufim au pluriel, sont des jeux d’enfants qui persistent dans l’adulte et offrent une créativité étonnante et une souplesse psychique extrêmement féconde. Non pas seulement au savant mais à tout un chacun, à tout lecteur comme l’écrit Rabbi Nahman de Braslav dans un célèbre passage des Liqouté Moharan :

« Même un homme simple, s’il prend le temps de lire, s’il regarde les lettres de la Tora, il pourra voir de nouvelles choses, de nouveaux sens ; c’est-à-dire que, par un regard intensif sur les lettres, celles-ci commenceront à « faire de la lumière », à se mélanger, à se combiner 5 et il pourra voir de nouveaux arrangements de lettres, de nouveaux mots, et il pourra voir dans le livre des choses auxquelles l’auteur n’a pas du tout pensé. Et tout ceci est possible même pour l’homme simple, sans efforts… Mais il ne faut pas s’essayer volontairement à cette expérience, car il se peut que, précisément, il ne voie rien, bien que tout ceci concerne aussi l’homme simple. » 6

*

Un jour, devant un tableau de Gérard Garouste intitulé «Le lièvre et la tortue à l’envers», sans que je fasse aucun effort, le lièvre se mit à courir, et à la vitesse de l’éclair il devint «livre», «lèvre», «rêve», et je compris que «Ève», la première dame, s’amusait de tout cela, lovée à fleur de mot, à fleur d’«hébreu», dont éver est le signe, nous offrant suffisamment de souffle pour passer sur l’autre «rive» du vocable !

Je sais, vous allez me dire que cela donne le tournis, mais «ivre» ne bruisse-t-il pas au cœur de ce «buisson-ardent» ?

Ces voyages dans le mot transforment les mots en « signes » au sens que Barthes donnait à ce terme à propos du Nom Propre chez Proust : Ils « s’offrent à une exploration, à un déchiffrement : ils sont à la fois un milieu, dans lequel il faut se plonger, baignant indéfiniment dans toutes les rêveries qu’elles portent, et des objets précieux, comprimés, embaumés, qu’il faut ouvrir comme une fleur. Autrement dit, ces images sont un signe, c’est un signe volumineux, un signe toujours gros d’une épaisseur touffue de sens, qu’aucun usage ne vient réduire ou aplatir. 7 » Oui ! Barthes a raison, chaque mot est « un objet précieux, comprimé, embaumé, qu’il faut ouvrir comme une fleur… » comme dans ce jeu qu’évoquait Proust : « Ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » 8

J’aime les midrashim d’Étienne Klein et de Jacques Perry-Salkow qui dans leurs Anagrammes renversantes ou La face cachée du monde 9 proposent un ensemble d’exercices jubilatoires d’anagrammes, authentiquement midrashique dans leur démarche. Et puisque nous venons de citer Proust, restons avec le jeune Marcel chez sa tante à Combray. Ainsi selon ces auteurs, « La madeleine de Proust qui nous fait rêver à certaines odeurs et saveurs qui, frêles mais vivaces, demeurent en nous, à attendre, à espérer la gorgée de thé mêlée des miettes d’un petit morceau de madeleine qui les fait revivre, devient par la magie du voyage intérieur des mots la ronde ailée du temps. »

Mais précisons une dernière chose importante : si dans « lièvre », je trouve « livre », « rive », « ivre », « rêve », « lèvre » et « Ève », c’est un simple jeu, mais si je réussis à lier et relier tous ces mots, à raconter l’histoire d’un lièvre ivre de livres qui rêve d’Ève, de ses lèvres et des rives de son corps, alors là… c’est un Midrash 10! Alors là, c’est le plus beau voyage 11 !

1. Honoré de Balzac, Louis Lambert, Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16, p. 111.
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2. Cadeau de la littérature et cadeau que m’a fait Françoise-Anne Ménager en me faisant découvrir ce texte magnifique.
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3. Lévinas reprend souvent cette image des ailes repliées. Cf. par exemple Nouvelles lectures talmudiques, Minuit, 1974, p. 10 et 36. « Les docteurs qu’on dit esclaves de la lettre tentent d’arracher à ces lettres, comme si elles étaient les ailes repliées de l’Esprit, tous les horizons que le vol de l’Esprit peut embrasser, tout le sens que ces lettres portent ou auquel elles éveillent. » La formulation que je propose ici est plus proche de la réflexion que l’on trouve dans sa « Lettre ouverte » consacrée à Rashi, publiée dans Rencontre n° 51, 1977, texte d’allocution qu’il prononça lors de l’inauguration du Centre Rashi à Paris ; reprise dans les Cahiers de l’Herne, Biblio essais, p. 410-411 : « Mais Rashi reste fidèle à l’autre méthode, à celle qui est supérieure, dans la mesure où les textes inspirés ne s’épuisent jamais dans leur Dit ; dans la mesure où le signifiant, les modalités de l’expression qui semblent l’alourdir, portent des vies innombrables ; dans la mesure où les lettres dans leur déploiement – dans leur littérature – gardent les raisons séminales de ce Dit et comme les ailes repliées de ses envols futurs, de sa signification renouvelée pour chaque génération. »
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4. Alain Roussel, La vie privée des mots, La différence, 2008, p. 59, 60.
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5. cf. Traité talmudique Yoma, 73b.
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6. Liqouté Moharan, I, 281. La question de la permutation est au centre des réflexions du Livre de la Création, le Sefer Yestira. l’un des premiers livres de la Cabale hébraïque : « Deux pierres bâtissent deux maisons. Trois pierres bâtissent six maisons. Quatre pierres bâtissent vingt-quatre maisons. Cinq pierres bâtissent cent vingt maisons. Six pierres bâtissent sept cent vingt maisons. Sept pierres bâtissent cinq mille quarante maisons. À partir de la et pour ce qui suit, va et médite ce que la bouche ne peut exprimer et ce que l’oreille ne peut entendre. ». Voir Sefer Yesirah ou le Livre de la Création : Exposé de cosmogonie hébraïque ancienne, présentation, traduction et annotation par Paul Fenton, Payot Rivages, 2002.
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7. Roland Barthes, Nouveaux essais critiques, in Le degré zéro de l’écriture, Point/Seuil, 1972, p. 125.
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8. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Gallimard, p. 69.
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9. Étienne Klein et Jacques Perry-Salkow, Anagrammes renversantes ou La face cachée du monde, Flammarion, 2011
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10. J’ai eu cette révélation en lisant le texte de Barthes sur les Noms dans l’œuvre de Proust. Un véritable diamant ! « Balbec a pour sèmes deux mots dits autrefois au narrateur, l’un par Legrandin (Balbec est un lieu de tempêtes, en fin de terre), l’autre par Swann (son église est du gothique normand, à moitié roman), en sorte que le nom a toujours deux sens simultanés : « architecture gothique et tempête sur la mer ». Chaque nom a ainsi son spectre sémique, variable dans le temps, selon la chronologie de son lecteur, qui ajoute ou retranche de ses éléments, exactement comme fait la langue dans sa diachronie. Le Nom est en effet catalysable ; on peut le remplir, le dilater, combler les interstices de son armature sémique d’une infinité de rajouts. Cette dilatation sémique du nom propre peut être définie d’une autre façon : chaque nom contient plusieurs « scènes » surgies d’abord d’une manière discontinue, erratique, mais qui ne demandent qu’à se fédérer et à former de la sorte un petit récit, car raconter, ce n’est jamais que lier entre elles, par procès métonymique, un nombre réduit d’unités pleines : Balbec recèle ainsi non seulement plusieurs scènes, mais encore le mouvement qui peut les rassembler dans un même syntagme narratif, car ses syllabes hétéroclites étaient sans doute nées d’une manière désuète de prononcer, « que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l’aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l’église et auquel je prêtais l’aspect disputeur, solennel et médiéval d’un personnage de fabliau ». C’est parce que le Nom propre s’offre à une catalyse d’une richesse infinie, qu’il est possible de dire que, poétiquement, toute la Recherche est sortie de quelques noms. » Roland Barthes, ibid.
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11. J’ai développé ce thème chez Kafka dans un petit essai intitulé La petite boîte à épices en argent, Éditions Templon, 2021, paru à l’occasion de l’exposition de Gérard Garouste, Correspondances, Gérard Garouste – Marc-Alain Ouaknin, Galerie Templon, jusqu’à la fin juin 2021
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