Propos recueillis par Sarah Rozenblum
Vous venez d’une famille juive slovaque. Pouvez-vous nous en dire davantage sur l’expérience de la guerre de vos parents?
Mes parents étaient enseignants dans une école juive lorsque la guerre a éclaté et que les Juifs ont été soumis aux lois raciales. Les instituteurs de l’école se sont mariés entre eux le même jour, pensant échapper ainsi à la déportation. Le mariage n’y a rien changé. Mes parents ont trouvé refuge dans les montagnes. Un membre de leur famille les a cachés à Uhrovské Podhrabie, où ils ont vécu jusqu’en 1945. Je ne les ai jamais interrogés sur leur expérience de guerre. Je le regrette aujourd’hui. Ils ont passé sous silence cet épisode pour nous préserver, ma soeur et moi-même, et nous permettre d’intégrer au mieux la société slovaque. En 1968, les chars soviétiques ont investi Prague. J’étais alors étudiant en Angleterre. Sur les conseils de mon père, j’y suis resté, adoptant le statut de réfugié. Je suis ensuite allé au Canada où je réside encore aujourd’hui. J’y ai poursuivi une carrière de publiciste et de photographe. Mon intérêt pour le sort des Juifs de Slovaquie pendant la Seconde Guerre mondiale est bien plus tardif.
Quand et pourquoi vous y êtes-vous intéressé?
À la suite du décès de mon père en 1997, je suis retourné en Slovaquie pour assister à son enterrement. J’y ai fait une rencontre décisive, qui a changé le cours de ma vie. Une femme âgée, une certaine Ruzena Vajnorska, participait à la cérémonie et m’a fait le récit de sa captivité. D’origine juive, elle avait fait partie du premier convoi de jeunes filles slovaques déportées à Auschwitz en 1942. Au cours du voyage, une femme qui se disait voyante lui a prédit un avenir moins sombre que celui de ses codétenues : elle allait survivre, se marier et faire, au seuil de sa vie, la rencontre d’un homme qui allait cheminer avec elle… L’Histoire lui a donné raison. Je pense être cet homme. Ruzena consacre les dernières années de sa vie à la visite quotidienne de rescapés, qu’elle a accepté de me présenter. J’ai donc entrepris de photographier ces personnes et leur environnement. J’essayais de reconstituer l’histoire de ma famille à travers les récits qu’ils me faisaient de leur propre expérience de la guerre. Ces témoignages singuliers, mis bout à bout, permettaient de saisir ce que fut la Tchécoslovaquie juive d’avant-guerre. Ce projet est devenu un travail de documentation, doublé d’une véritable quête identitaire.
Votre intérêt initial pour les témoignages de déportés s’est mû en intérêt pour les objets qui peuplaient autrefois leur quotidien. Comment ce changement s’est-il opéré?
S’il me semblait essentiel d’interroger les rescapés, je me suis rapidement intéressé aux détails de leur quotidien. Le hasard m’a conduit dans une école juive de l’est du pays. Personne ne semblait y être entré depuis ce jour de 1942 où les élèves et leurs professeurs ont été arrachés à leurs cahiers et déportés vers les camps de concentration. Des manuels scolaires, des copies d’écoliers annotées à l’encre rouge, des actes de naissance s’y trouvaient encore, dans un état de décomposition avancé. Rien n’en avait troublé le repos. Les vestiges d’un monde englouti s’offraient à moi. Je décidai de les photographier. Je les appréhende très différemment des objets que j’ai photographiés lors de ma carrière. Je les laisse me surprendre, me dérouter, infléchir ma trajectoire personnelle pour mieux me retrouver. Je les manipule très peu. À travers l’objectif du photographe, ces objets font advenir une réalité méconnue et donnent à voir une époque révolue.
Comment concevez-vous votre travail et vos expositions?
J’ai multiplié les voyages en Slovaquie, m’intéressant aux sépultures, aux livres et objets les plus insignifiants – montres, poignées de portes – qui me sont infiniment précieux. J’envisage chaque artefact comme un survivant qu’il s’agirait d’interroger. Je leur restitue en quelque sorte la parole et les laisse me raconter ce que fut la vie juive florissante d’autrefois. Les photographies ont été rassemblées au sein d’un unique portfolio intitulé Last Folio et exposées en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine. Leur mot d’ordre est la « vie ». Je voulais éviter deux écueils : y présenter des images abstraites, dont on ne tire aucune représentation fiable de ce qu’était ce monde; y montrer des photographies dont la violence malmène et décourage le spectateur. L’une d’entre elles me tient particulièrement à coeur. Il s’agit de la photographie d’un livre de prières ayant appartenu à mon grand-père Jakub Deutsch, tailleur de son métier, dont la découverte est purement fortuite. Le livre a retrouvé son juste héritier. Cette trouvaille constitue le dénouement heureux de mon projet.
Comment photographiez-vous?
J’agis à la manière d’un chirurgien, attentif à l’organe qu’il opère. La charge émotionnelle du moment ne doit pas l’atteindre. Il est absorbé par un fragment de peau dont dépend la survie du patient. J’envisage mon travail de photographe de manière analogue. J’ignore le contexte général pour me concentrer sur les pièces à documenter. Rien ne doit altérer ma concentration. Je travaille seul, sans aide ni interférence extérieure. Naturellement, je sais que ces objets appartenaient aux victimes de la Shoah, qu’ils sont l’ultime preuve d’un monde englouti. Ils en saisissent les derniers soubresauts, les derniers élans de vie. Ces vestiges sont des témoins à eux seuls. C’est bouleversant. Mais je relègue cette pensée à l’arrière-plan de mes réflexions. Je me laisse tout entier absorber par ces livres dépecés, ces rouleaux poussiéreux et éventrés. Je ne tire ni joie ni fierté de mon travail. L’Histoire s’accélère et pourtant, rien ne change. L’Europe est aujourd’hui divisée, marquée par la résurgence de mouvements néonazis. Il m’est difficile d’appréhender ces phénomènes qui montrent que les vivants n’apprennent rien des morts. J’espère simplement avoir contribué à travers mes photographies à la préservation de la mémoire de ce monde disparu.
Quels sont vos projets actuels?
Le projet Last Folio a été une expérience fondatrice. J’ai par la suite documenté le sort des soldats canadiens qui ont participé au débarquement et à la libération des camps européens. De jeunes hommes courageux auxquels j’ai voulu rendre hommage. Je m’intéresse aujourd’hui aux descendants d’esclaves noirs que la ségrégation raciale a contraints à l’exil au Canada, mon pays d’accueil. Leur sort n’est pas tout à fait étranger au mien. En un sens, la quête de mes racines juives slovaques a catalysé plusieurs projets résolument engagés, dont la poursuite m’occupe désormais entièrement.