Cet entretien est extrait du livre de Tenoua, Oct. 7, À l’ombre de l’art
La guerre actuelle entre Israël et le Hamas vous a inspiré une série de peintures…
J’ai fait une série avec l’emblème de Tsahal, une étoile avec une épée et une branche d’olivier, qui a commencé avec des couleurs très vives. Puis, plus la guerre avançait, plus ces étoiles de Tsahal sont devenues sombres, à mesure que j’ai vu les jeunes soldats se faire tuer, les otages toujours captifs, les civils palestiniens tués massivement. Toute cette souffrance, qui est loin de moi qui vis libre en Allemagne, qui vais au restaurant, m’amuse, toute cette souffrance affecte profondément ma peinture.
Sur une de ces toiles, on voit aussi deux mains faire le signe des kohanim, que font-elles là ?
Difficile à dire… le signe des kohanim est très présent dans mon esprit, parce que ce sont des mains qui bénissent, que vous soyez religieux ou non. J’aime ce signe qui apaise et signifie la vie depuis la nuit des temps pour les Juifs. Si vous regardez bien cette peinture avec ces mains aux doigts démesurément longs, à l’arrière-plan, il y a l’étoile de Tsahal, très sombre, mais comme déchirée en un tout petit endroit, et par cette minuscule ouverture perce une lumière puissante. Cela symbolise pour moi ces soldats qui n’ont pas le choix et vont se battre et mourir, parce que des politiciens en ont décidé ainsi, sans voir les otages être libérés, mais ils y vont, ils se battent, au risque de leur vie, et parmi ces soldats, bien sûr qu’il y a des gens mauvais, mais aussi de vrais héros, qui mettent leur vie en jeu pour en sauver d’autres. Je crois que nous sommes trop loin ici en Europe ou en Amérique pour comprendre cette contradiction entre la souffrance et la beauté. Ce n’est pas si différent de mon travail sur Auschwitz, la beauté de la vie mêlée à la souffrance absolue.
Dans une peinture récente, on voit un ptérodactyle devant le portail d’Auschwitz. Les mots en allemand « Arbeit macht frei » sont surmontés de deux drapeaux, un israélien et un palestinien. Quel est votre message ?
Bien des Allemands pensent que les souffrances des Juifs ont pris fin avec la fin de la guerre en 1945. Si la guerre était bien finie alors pour les Allemands, elle était loin de l’être pour les Juifs. À partir de la création de l’État d’Israël en 1948, débute une nouvelle violence, une nouvelle mort, pour les Juifs. Alors oui, le portail d’Auschwitz symbolise ici le pire de la souffrance juive, mais ce dinosaure de l’antisémitisme, qui vole à travers le portail vers les drapeaux israélien et palestinien montre qu’une autre souffrance se poursuit, pour les Juifs et pour les Arabes, dans une autre dimension.
Beaucoup de nos amis nous ont tourné le dos après le 7 octobre, avec cette conception très en noir et blanc de la situation au Moyen-Orient. Quelle a été votre expérience post-7 octobre ?
La peinture parle de comment on se sent et comment on le communique. Quelques jours après le 7 octobre, j’ai appelé un très vieil ami allemand pour lui demander ce qu’il en pensait. Il était gêné et même choqué mais il insistait sur la culpabilité d’Israël, et cela m’a immensément blessé. Je ne lui ai pas parlé pendant plusieurs mois ensuite, avant de reprendre contact parce que je crois en l’amitié et je me disais qu’il y avait peut-être une incompréhension ou trop d’émotion dans notre dispute.
Je me suis excusé pour ma réaction et je lui ai demandé ce qu’il pensait de la phrase de Judith Butler qui présentait les attaques du Hamas comme des actes de résistance. Et sa réponse, qui considérait que c’était un point de vue valable, m’a à nouveau blessé. Quand je lui ai demandé ce qu’il ferait si sa femme ou ses enfants avaient été victimes du Hamas le 7 octobre, il m’a dit que bien sûr il ressentirait de la haine et de la colère mais qu’avec le temps, il comprendrait. Alors j’ai à nouveau interrompu notre relation.
Cette expérience a donné naissance à une peinture sur laquelle on voit Jean Améry devant un portail de camp où les mots « Arbeit macht frei » ont été remplacés par les mots « From the river to the sea ». Améry avait ce terme de Gegengewalt [contre-violence ou violence de riposte] qui justifie la violence quand son aboutissement permet une situation plus humaine. On voit aussi des montres qui fondent et indiquent 6 h 29, l’heure à laquelle l’attaque a commencé le 7 octobre. Pour moi, il y a une continuation de la Shoah, une conséquence dans les souffrances d’aujourd’hui. Et parmi ces terribles conséquences, il y a le fait que ces mouvements qui proclament « From the river to the sea » veulent un Israël Judenrein [sans Juifs] comme les nazis voulaient un Reich Judenrein.
Cela m’a beaucoup interrogé : il avait été un si bon ami, si aidant, si aimant, fallait-il vraiment rompre cette relation ? Alors je suis retourné le voir, encore, et il m’a expliqué que « comprendre » la motivation des attaquants ne voulait pas dire qu’il pensait que c’était bien. Il y a, depuis le 7 octobre, un énorme problème de communication et, dans ce sens, Judith Butler a fait un mal terrible.
Dans cette série, j’interroge aussi la responsabilité des États-Unis dans la Shoah, notamment par leur passivité et parce qu’ils refusaient d’accueillir les Juifs fuyant le nazisme. J’utilise les super-héros parce qu’ils ont été inventés par des Américains, des Juifs américains. Mais la réalité c’est qu’aucun superhéros, aucun Batman, aucun Superman n’est venu sauver les Juifs, il n’y a pas eu de happy end. C’est l’Armée rouge qui a libéré le tout petit reste des Juifs encore vivants. Il y avait 700 000 soldats Juifs soviétiques, dont mes grands-pères. Mais aucun avion américain ni britannique n’a bombardé les rails autour d’Auschwitz pour empêcher le massacre, tout ceci est très paradoxal.
Propos recueillis et traduits par Antoine Strobel-Dahan