Les portes orphelines

Patrick Zachmann est photographe. À la suite des massacres du Hamas en Israël le 7 octobre 2023 et de l’explosion d’actes antisémites en France qui a suivi, il s’est intéressé aux traces laissées par les mezouzot, ces petits boitiers que les Juifs accrochent traditionnellement aux montants des portes de leur foyer. Par peur ou par prudence, nombreux sont effet les Juifs qui ont préféré retirer de leur porte d’entrée ce signe de judéité.

© Patrick Zachmann / Magnum Photos. Paris, 24 novembre 2023. Mezouza à l’intérieur de l’appartement de Monique dans le 12e arrondissement de Paris et trace laissée à l’extérieur de la porte une fois la mezouza retirée. Monique était “patronière” dans le secteur de la couture. Elle est croyante, respecte le shabbat et les principales fêtes juives. Elle déclare qu’elle n’a pas retiré sa mezouza juste après le 7 octobre, jour des massacres du Hamas en Israël, mais une fois que les actes antisémites ont commencé à se multiplier en France. “J’ai peur car j’ai un handicap et que je suis obligée de commander des produits et de me faire livrer à domicile. J’ai mis la mezouza à l’intérieur juste à l’entrée de mon appartement mais je ne l’ai pas collée, je l’ai scotchée. J’espère que ce ne sera que temporaire.”

Après les massacres perpétrés par le Hamas dans le sud d’Israël en Israël le 7 octobre 2023, puis la riposte israélienne à Gaza, le nombre des actes antisémites a explosé en France.
De 436 en 2022, il est passé à 1676 cas recensés en 2023. Quasiment quatre fois plus.
Dès lors, les mezouzot, ces petits boitiers rituels que les Juifs accrochent traditionnellement aux montants de leurs portes, sont devenues depuis, une marque de judéité qui, au lieu de protéger ses occupants, peuvent susciter des attaques antisémites comme l’incendie de la porte de l’appartement d’un vieux couple juif le 19 octobre dans le 20e arrondissement de Paris.
Beaucoup de Juifs ont peur et retirent à contre-cœur leur mezouza de l’extérieur et la placent à l’intérieur. Certains toutefois s’y refusent pour ne pas se laisser gagner par la peur.

© Patrick Zachmann / Magnum Photos. Paris, février 2024. Fabienne et Antoine, tous deux Juifs français, ont décidé de retirer leur mezouza de l’extérieur vers le 15 octobre alors que le nombre d’actes antisémites était très élevé et effrayant. “Nous avons mis un autocollant représentant un Père Noël à l’extérieur et la mezouza à l’intérieur. J’étais très triste de la retirer car cela signifiait que nous avions peur et que nous ne nous sentions plus en sécurité. Nous sommes très attentifs à la situation et prêts à quitter la France si cela devient pire.”

J’ai toujours été révolté par les diverses manifestations de l’antisémitisme en France. En tant que photographe, j’ai à chaque fois, documenté ce phénomène. Dans les années quatre-vingt, elles sont apparues sous la forme d’attentats perpétrés par des terroristes palestiniens (bombe devant la synagogue de la rue Copernic en 1980, mitraillage du restaurant Goldenberg, rue des Rosiers en 1982) déclenchant d’immenses manifestations de protestation. Mais l’antisémitisme et le négationnisme s’exprimaient aussi à travers le Front National, l’inquiétant part d’extrême droite de Jean-Marie Le Pen.
Depuis les années quatre-vingt-dix, nous assistons à l’émergence d’un nouvel antisémitisme, cette fois venu de Français d’origine arabomusulmane et de militants de la gauche radicale.
Sans évoquer, bien-sûr, l’idéologie antisémite des mouvements islamistes (salafistes, fréristes…) et le terrorisme islamiste qui a durement frappé les juifs de France (tuerie à l’école Ozar ha-Torah de Toulouse en 2012, prise d’otage à l’HyperCacher de la porte de Vincennes à Paris en 2015).

© Patrick Zachmann / Magnum Photos. Chennevières, 17 décembre 2023. Mezouza à l’intérieur de l’appartement de Nathalie, originaire d’Algérie, et de son mari Nir, franco-israélien, et trace laissée à l’extérieur une fois qu’ils l’ont retirée après le 7 octobre lorsque les actes antisémites ont explosé en France. Traditionnellement, la mezouza est placée à l’extérieur de la porte d’entrée pour protéger la famille.

Depuis le 7 octobre, je me suis demandé comment je pouvais montrer ce phénomène sans pour autant mettre en danger les personnes concernées. Lorsque j’ai appris que certains Juifs avaient peur et retiraient leur mezouza et certains, même, leurs noms de famille de leur boite à lettres, j’ai eu l’idée de photographier les traces de ces mezouzot une fois enlevées et de les photographier là où ces personnes les plaçaient provisoirement (ou non) à l’intérieur de leur logement.

© Patrick Zachmann / Magnum Photos. Joinville-le-Pont, le 30 janvier 2024. Estelle et Michael ont toujours eu une mezouza à l’intérieur de leur maison “pour ne pas montrer qu’ils sont juifs” et un fer à cheval à l’extérieur, qui remplace en quelque sorte la mezouza – une sorte de protection de leur maison. Tous deux sont français, Estelle a des origines marocaines et la grand-mère de Michael était une survivante d’Auschwitz.

Je trouve tellement choquant d’en arriver à supprimer la trace de sa judéité! Cela rappelle de mauvais souvenirs.  
J’ai commencé par en parler autour de moi, à des amis juifs puis j’ai lancé quelques pistes plus institutionnelles, sur une radio juive et à travers un message du Musée d’art et d’histoire du judaïsme à ses adhérents…
Aucune de ces pistes officielles n’a abouti. 

© Patrick Zachmann / Magnum Photos. Paris, 27 novembre 2023. Mezouza à l’intérieur de l’appartement d’Eva à Neuilly-sur-Seine et trace laissée à l’extérieur de la porte une fois la mezouza retirée. Eva, Juive marocaine, avait une pharmacie avant de prendre sa retraite. Elle a retiré sa mezouza de l’extérieur après le 7 octobre, le jour après qu’elle a vu à la télévision un reportage sur un couple âgé du 20e arrondissement dont la porte avec une mezouza a été brûlée. Vivant seule depuis le décès de son mari, Eva craint les livraisons.

Seuls mes contacts personnels ont fonctionné. D’abord grâce à un ami dont la fille, Hannah, étudiante a immédiatement accepté que je vienne chez elle et chez sa co-locataire.
Puis le bouche à oreille a fonctionné. Telle personne me recommandait à son fils, à une cousine âgée, etc. Mais cela avait les limites du cadre restreint de mes relations avec des Juifs observants.Cet essai photographique n’est donc pas représentatif de l’ensemble de la communauté juive mais d’un cercle élargi d’amis pratiquants ou juste croyants.

© Patrick Zachmann / Magnum Photos. Sucy-en-Brie, 17 décembre 2023. Mezouza à l’intérieur de l’appartement de Marc et Annie, Juifs originaires d’Algérie âgés de 86 et 79 ans, et trace laissée à l’extérieur une fois qu’ils l’ont retirée après le 7 octobre lorsque les actes antisémites ont explosé en France.

Je me suis demandé pourquoi j’avais eu tant de mal à me faire aider de façon plus officielle. Est-ce parce que les institutions juives ne souhaitent pas donner cette image de Juifs qui ont peur? Je peux d’ailleurs comprendre ce point de vue politiquement parlant mais en tant que photo-journaliste et comme artiste, j’essaie de laisser des traces des événements qui marquent nos sociétés. Et qui personnellement me touchent.
Les événements du 7 octobre, s’ils ont été traumatisants pour les Israéliens et pour nous, Juifs de la diaspora, n’auraient pas dû générer ce sentiment d’insécurité, voire de peur, ici en France ou ailleurs en diaspora. Or c’est ce qui s’est produit du fait de l’importation du conflit israélo-palestinien qui attise la haine et conduit à ces actes antisémites.
Personnellement, je refuse d’avoir peur car c’est ce que cherchent à produire les auteurs de ces actes mais je comprends que des personnes âgées vivant seules et ayant l’habitude de se faire livrer à domicile ou que des familles habitant dans des banlieues populaires aient peur.

© Patrick Zachmann / Magnum Photos. 27 novembre 2023. Trace d’une mezouza retirée à Neuilly.