Londres, 19 juillet 1938. Stefan Zweig présente Salvator Dalí à Freud. Cette rencontre entre trois génies du XXe siècle reste un épisode méconnu de l’Histoire. Clémence Boulouque, écrivaine, universitaire, titulaire de la chair d’études juives à l’Université Columbia (New York), nous fait pénétrer dans ce huis clos aux allures de pièce de théâtre où chacun livre ses états d’âmes et ses démons intérieurs face à un monde au bord de l’abîme.
Dans le salon de Freud, la tension est palpable. À Londres, Freud puis Zweig ont rejoint “la caste des exilés”, ces intellectuels juifs qui ont dû fuir leur pays à cause de la montée de l’antisémitisme. L’Anschluss a précipité le départ de Zweig de Vienne. Tétanisé, l’écrivain – qui réfléchit déjà à fuir aux États-Unis – s’est retrouvé pendant plusieurs semaines incapable d’écrire. Il connaît bien Freud auquel il a consacré un essai biographique qui a contribué à faire connaître ce dernier. Quant à Freud, il est au soir de sa vie, amoindri par un cancer du palais, à moitié sourd, circonspect face à cette rencontre. Dalí, lui, endosse le rôle du pitre venu rencontrer le grand homme et lui offrir l’une de ses toiles, “La métamorphose de Narcisse”. Zweig, qui vient de quitter son épouse pour sa jeune secrétaire, Lotte, joue les interprètes entre eux.
Clémence Boulouque découvre cette rencontre par hasard, à l’occasion de recherches universitaires sur l’apocalypse dans la littérature et la religion. Elle apprend ainsi que Dalí a peint une apocalypse “aux accents freudiens”, lui qui vouait une grande admiration à l’inventeur de la psychanalyse. Ce tableau la met sur la voie de cette rencontre inédite, hors du temps. Tous les ingrédients du roman sont réunis. Le contexte historique, bien sûr, qui renforce le sentiment d’urgence face au drame qui se noue en Europe. Et les protagonistes. “Trois génies, dont deux exilés, trois femmes qui maintiennent en vie ces grands hommes, et l’agent de Dalí, un personnage secondaire et attachant…”, résume l’autrice, interrogée par Tenoua. Les femmes occupent une place centrale. Gala, la muse de Dalí. Anna, la fille de Freud, psychanalyste, héritière spirituelle de son père, la “vestale”qui peine à trouver l’amour et veille sur son père, figure si romanesque. Et Lotte, l’absente, qui n’a pas fait le voyage à Londres, avec laquelle il choisira de finir ses jours en exil au Brésil, en février 1942. Clémence Boulouque, qui vient de terminer un ouvrage sur l’inconscient – avant Freud – chez les penseurs juifs, voulait écrire sur Zweig depuis longtemps. “J’ai toujours été fascinée par Vienne et la Mitteleuropa, explique Clémence Boulouque qui réussit ici la rencontre entre ses deux univers, académique et romanesque. Freud et Zweig ont tous deux cru que la coexistence était possible, que l’assimilation pouvait constituer un rempart face à l’antisémitisme. Ils ont contribué à cet âge d’or autrichien, en ont même été les artisans majeurs, et ils ont été vomis et détruits par les nazis. Ce livre est aussi une réflexion sur la façon dont peuvent mourir des démocraties”.
Clémence Boulouque y voit un parallèle avec le monde de l’après-7 octobre. L’auteur s’inquiète de l’antisémitisme qui ronge nos sociétés et qui s’est infiltré sur les campus universitaires. Elle l’a vécu dans sa chair depuis les manifestations d’avril à Columbia où elle enseigne. Membre de la task force sur l’antisémitisme de l’université, elle a été profondément meurtrie par la montée de la haine. “Parfois, on décide de ne pas voir et la réalité vous rattrape”, lâche-t-elle, avant de confier qu’elle a été réconfortée par le soutien de certains de ses étudiants palestiniens.
Clémence Boulouque aborde aussi le rapport des deux hommes au sionisme. Si Freud se montre indifférent voire méfiant, Zweig a été proche d’Herzl, le journaliste, qui lui a donné sa chance à la Neue Freie Presse et a publié ses premiers feuilletons. Mais il est convaincu que le sionisme ne fait qu’alimenter les accusations de double allégeance à l’égard des Juifs et contribue à la haine antisémite. Le salut se situe dans l’assimilation. Cela ne l’empêchera pas de faire don de ses manuscrits à la Bibliothèque de Jérusalem.
Entre Dalí et Zweig, l’autrice raconte deux visions de l’art et de la place de l’artiste dans la société. Si Zweig incarne l’intellectuel engagé par excellence, Dalí est le “champion de l’autopromotion. Il est devenu sa propre œuvre d’art. Il admire Freud pour mieux se faire admirer. Parfois on dirait Trump, avec cette obsession de lui-même”, confie Clémence Boulouque qui vit aux États-Unis depuis une quinzaine d’années. Elle s’amuse à décrire les excès de Dalí, qui était aussi un personnage “très fragile et cassé”. Ils tranchent avec la rigueur de Zweig et Freud, deux “produits de la bourgeoisie viennoise”. On rit en lisant certaines scènes cocasses.
Si les conversations sont inventées, Clémence Boulouque s’est livrée à un vrai jeu de piste pour restituer avec rigueur la chronologie des événements. Elle se plonge dans les journaux personnels de Zweig et Freud, et dans les mémoires de Dalí, très déçu par sa “performance“ auprès de Freud. Même l’heure de la rencontre, 17h15, est exacte. Elle dissèque les archives de Zweig à l’Université Fredonia de New York, assiste à l’exposition consacrée à Freud à Londres il y a trois ans, à celle sur Dalí et Freud l’an passé à Vienne. Elle fait la cartographie des lieux fréquentés à Londres par Freud. “C’est très intimidant d’écrire sur des génies, confie l’autrice qui se glisse avec talent dans la peau de chacun de ses héros. Je ne pouvais pas me permettre d’être imprécise. Il fallait une vraie éthique de recherche”. Mission accomplie.