Éloge funèbre prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur
à la mémoire de GINA SARAH HEILBRONN née ESCOJIDO
Fille de Jaime Escojido et Soledad Zarmati
Épouse de Hubert Heilbronn
Mère de David Elia et de François, Anne et Laurence Heilbronn
Décédée le 5 octobre 2019 – 6 Tishri 5780
Inhumée à Montparnasse le jeudi 10 octobre 2019 – 11 Tishri 5780

« Au lycée j’étais la meilleure conteuse. Émerveillés, tous s’accrochaient à moi dès que la cloche des cours sonnait »
Voilà ce qu’écrit votre maman dans son livre de mémoire.
À la lire et à vous entendre me parler d’elle et de sa vie, j’ai eu le sentiment étrange ces derniers jours que je m’apprêtais à accompagner Shéhérazade, ou en tout cas la version juive méditerranéenne de Shéhérazade : une femme qui savait non seulement raconter des histoires mais dont on pouvait raconter la vie comme un conte à nul autre pareil.
Et je voudrais vous raconter maintenant les Mille et Une Nuits et les milliers de jours de la vie de Gina Heilbronn.
J’ai presque envie commencer par la fin, par ce jour et ce lieu qui nous réunissent aujourd’hui autour d’elle.
Drôle de date que votre mère a choisi pour nous réunir : les portes de Kippour viennent de se refermer, hier soir, et tout un peuple est réuni pour faire résonner la mélodie de la Neïla, des portes qui se referment. Et c’est là que votre mère choisit de refermer celles de sa vie… en une semaine à nulle autre pareille du calendrier juif, la semaine dont on dit qu’elle est celle des yamim noraïm, des « jours redoutables ». C’est la semaine où, selon la tradition, les portes entre la Terre et le ciel sont ouvertes et où un passage entre les mondes est possible. C’est comme si, pendant cette semaine, les univers se tenaient la main : le monde des présents et celui des absents, les sphères célestes et terrestres qui se touchent du bout des doigts, et c’est là que Gina a décidé de se faufiler. De mourir, m’avez-vous dit, exactement comme elle espérait mourir.
Et pas n’importe quel jour, au cœur de cette semaine particulière, mais au jour de Shabbat qui dit, dans la semaine juive, le temps à part de tous les autres temps. Le temps où, au moment du kiddoush, à l’entrée de la fête, sur un verre de vin levé, on rappelle l’évènement fondateur de notre histoire : la sortie d’Égypte ! Et je ne peux pas m’empêcher de penser que Gina était sans doute la mieux placée pour en parler. Elle l’avait vécu, littéralement : elle était sortie d’Égypte et avait quitté ce monde pour construire une vie et une famille ailleurs. Pour la construire et la faire grandir, précisément, tout autour de cet endroit où nous nous tenons en cet instant. Parce ce qu’à Montparnasse, beaucoup d’entre vous le savent, rayonnent bien des éléments de sa vie, des lieux qu’elle a aimés, qu’elle a habités, et qui ont compté, des endroits qu’elle a fréquentés, la rue des Écoles, l’avenue des Gobelins, la rue Cassini, la rue de Sèvres où elle a vécu, pas loin d’ici, ou le cours de peinture qu’elle suivait tout près… et tant d’autres lieux qui racontent son histoire et celle de sa famille…jusqu’à ce cimetière où reposent des proches, et des êtres aimés, sa sœur Graziella et son beau‐frère Claude Sautet…
Et, non loin d’ici, une plaque à la mémoire de la famille Heilbronn… Ernest, Claire, Marcelle et Pierre, des martyrs de déportation et des héros de guerre… tout ce qui raconte l’enchevêtrement des vies et des courages et des grandeurs et des récits, et qui enveloppe en cet instant votre maman dans ce quartier qu’elle aimait.
C’est ici que raconter sa vie prend tout son sens, en essayant d’être à la hauteur de son art à elle de raconter des histoires.
Peut‐être faut‐il commencer sans date, parce que Gina était une grande dame et qu’elle n’avait bien sûr aucun âge. La preuve : regardez ces générations réunies autour d’elle aujourd’hui, regardez ces jeunes qui seraient, sans aucun doute, d’accord avec moi pour dire qu’elle échappait aux définitions et aux codes des générations et qu’elle avait la modernité de ceux qui savent transcender cela.
Il y a mille façons de raconter un être cher et dire sa vie. Le mot « Vie », en hébreu Hayim חיימ, n’existe qu’au pluriel… une façon de dire qu’aucun d’entre nous n’a une seule vie mais des éléments d’existence tissés les uns aux autres. Et ce sont ces morceaux de vie que l’on doit aussi raconter.
Pour dire la petite fille juive d’Égypte qui grandit dans une famille aimante, entourée de ses parents, Jaime Escojido et Soledad Zarmati, et de ses sœurs et de son frère : Yolande, Graziella et Shlomo dit Moni, ce jeune frère qu’elle adore. Et je veux aussi évoquer la mémoire de son grand‐père qu’elle appelait Nonno, Lionel Zarmati, et auquel elle était tant attachée. Dans son livre, elle écrit qu’il était « toujours impeccablement vêtu de costumes blancs » et qu’elle se blottissait contre lui quand il racontait des histoires de la Bible. « J’ai grandi bercé par Abraham, Jacob, Isaac, le roi David et Moïse ». Qui sait, peut‐être lui avait‐il transmis son talent et le monde légendaire et lumineux du judaïsme de la Méditerranée, de l’Espagne et de Salonique, de ces trésors d’un héritage où l’on parle et l’on chante en judéo‐espagnol.
Gina a passé son bac, étudié le cinéma à l’IDHEC et enseigné. Elle s’est mariée et a eu la chance de voir naître son premier fils David Elia. Et bientôt, leur voyage a commencé : le départ d’Égypte, un nouveau monde qui s’ouvre à eux, Paris et plus tard Saint‐Tropez, et des rencontres précieuses qui vont bâtir autour d’eux un univers.
Et quel univers que le sien !
Ont gravité autour de Gina les lumières du siècle passé, le monde de l’art et du cinéma, une de ses passions. Je sais qu’elle vous emmenait voir des films des années quarante, exigeait que vous fréquentiez les ciné‐clubs et que vous vous engagiez à voir au moins un film par semaine. Puis il y eut la rencontre avec Claude Sautet qui fut déterminante, et j’ai cru comprendre qu’elle avait réussi, en relisant des scenarii, à faire changer la fin de plusieurs de ses films pour qu’ils se terminent un peu mieux…
Et puis, dans son univers, il y avait l’amour de la peinture et de la lecture, et ces rencontres plus surprenantes les unes que les autres, avec peut‐être des impacts et des effets que les uns et les autres ignorent. Vous m’avez raconté avec beaucoup d’humour que Gina avait rencontré Éluard, Picasso, Matisse et tant d’autres, et qu’on la voit surgir sur des photos de Guy Bourdin.
Vous m’avez aussi raconté qu’elle avait eu des échanges avec des stars hollywoodiennes dignes de sketchs d’humoristes. Elle aurait notamment dit à Arnold Schwarzenegger « Vous devriez faire du cinéma » et elle osé dire à Roger Moore, le héros des James Bond « Votre tête me dit quelque chose ».
Gina avait cette franchise‐là, et un petit côté gaffeur dont beaucoup se souviennent avec tendresse, mais aussi un talent, sans doute, pour repérer la force des gens qu’elle croisait, leur talent, leur lumière.
Mais sa grande rencontre, et celui qu’elle repère parmi tous, c’est l’homme qui restera à ses côtés pendant soixante ans, jusqu’au bout : Hubert Heilbronn. Hubert m’a dit que beaucoup de choses les réunissaient très solidement et que beaucoup de choses les séparaient. Par exemple, un détail essentiel et qui aurait pu être rédhibitoire :
Elle aimait le vin blanc plus que le vin rouge et préférait le bourgogne au bordeaux. Quelle idée !
Pourtant ensemble, ils vont construire un univers solide et aimant.
Et se tenir la main, jusqu’au bout, dans les moments les plus difficiles ou les plus doux.
Jusqu’à cette toute dernière soirée de vendredi où, ensemble, à défaut de tomber d’accord sur le vin blanc ou rouge, ils ont partagé un rosé Côtes‐de‐Provence et ont savouré la joie d’être côte‐à‐côte.
De cette union sont nés François, Anne et Laurence, venus tous trois renforcer une famille très soudée. Famille qui était son trésor, et sa plus grande fierté. Elle qui un jour allait connaître la joie d’être grand‐mère, de voir venir au monde treize petits‐enfants et deux arrière‐petits‐enfants. Je sais que ses petits‐enfants l’appelaient Nonna et qu’ils la comparaient souvent à l’héroïne du Parrain, ce pilier familial capable de réunir toutes les générations autour d’elle. C’est ce qu’elle parvenait à faire, notamment à la campagne, dans sa maison de Segretz en Seine‐et‐Marne qui est habitée de tant de souvenirs familiaux, ouverte à tous, et à toutes les générations… ce lieu où elle a choisi de s’éteindre.
Parler de votre grand‐mère, c’est aussi parler de la puissance de l’engagement et de la façon dont il a résonné dans sa vie :
- un engagement pour les autres,
- un engagement communiste, un temps, avant de quitter le Parti au moment du procès des blouses blanches,
- un engagement pour le peuple juif – notamment pour le Fonds social, avec sa sœur – et pour Israël. Une grande partie de sa famille, dont ses parents, y vivait et y repose aujourd’hui (j’ai une pensée particulière en cet instant pour sa nièce Daphna Carmon, assassinée à l’âge de 21 ans et dont le deuil fut si douloureux pour Gina).
Et puis, il y eu l’engagement pour la mémoire : un engagement pour qu’on n’oublie pas et qu’on se transmette l’histoire comme elle doit être dite, ce qui fut et reste le grand engagement de votre famille, de génération en génération. Gina avait mené ce combat un temps aux côtés de Mary de Rothschild, pour restaurer le Mémorial du martyr juif inconnu.
Elle s’était engagée aussi pour le dialogue judéo‐chrétien.
Et comment ne pas parler de son engagement pour les femmes et pour l’égalité en général ? Elle a côtoyé des gens qui ont marqué l’histoire de cet engagement. Notamment Pierre Simon qui fut un de ses proches, une des grandes figures du planning familial notamment. Et voilà comment elle devient elle‐même une militante du planning familial pendant plus de quinze ans, puis suit une formation de conseillère conjugale et consacre des jours et des weekends à ce combat et aux manifestations qui ont fait l’histoire et ont changé, révolutionné, la condition féminine.
Aucun doute que cet engagement a pu avoir un impact sur les personnes engagées que vous êtes devenus. Je pense à l’engagement extraordinaire de son fils David au service de la gynécologie et du soin des femmes. Et, François, j’étais très émue d’entendre enfin que tu te souvenais avoir participé à bien des manifs pour le droit à l’avortement, et pour le droit à la contraception…
Votre mère a beaucoup fait pour les femmes. Et c’est peut‐être aussi un peu à cela que je dois l’honneur de me trouver à vos côtés aujourd’hui. Je crois savoir que Gina n’était pas une grande fan des rabbins et qu’elle était prête à faire une petite exception pour les rabbines…
Je ne sais pas si ce petit clin d’œil l’aurait fait rire. Ou en tout cas je ne sais pas s’il l’aurait fait rire tout de suite. Vous m’avez dit que votre maman adorait les blagues mais qu’elle les comprenait souvent en retard, ce qui provoquait des fous rires dans la famille.
Voilà quelques uns des souvenirs que vous garderez et que vous transmettrez à la génération suivante, à ceux qui viendront après et qui devront toujours connaître la fierté d’avoir eu pour ancêtre une telle femme. Une femme qui savait mieux que d’autres ce que c’est d’être généreux et chaleureux et de penser aux autres.
Vous l’entendez, Gina Heilbronn a eu une vie riche et une vie remplie d’un monde intérieur que seuls connaissent les vrais conteurs, les héritières et héritiers de Shéhérazade qui savent dire le monde et l’embellir pour ceux qui les approchent grâce aux histoires. Et maintenant qu’elle est partie, il faudra encore faire résonner ces histoires et ces récits dans vos vies. L’imaginer peut‐être en train de vous raconter les trésors de la Bible, comme le faisait son grand‐père, et comme elle le faisait parfois, pendant les longs trajets en voiture entre deux chansons de Frank Sinatra qu’elle entonnait. L’imaginer au soleil de la Méditerranée, entourée des siens, du monde perdu du judaïsme égyptien qui rayonne en vous comme il rayonnait en elle. L’imaginer enveloppée de ces fleurs qu’elle adorait dans son jardin, et alors en train de dormir sous un tilleul. Elle disait à ses filles que le tilleul permet de trouver un sommeil serein… et parce qu’il n’y a pas vraiment de hasard, c’est sous un tilleul quelle reposera dans ce cimetière à Montparnasse.
Puisse son repos être doux.
Puissiez‐vous vous souvenir toujours de cette femme, de cette épouse, de cette mère, grand‐mère arrière‐grand‐mère, femme engagée, militante et éprise de justice et d’équité, Shéhérazade de la Méditerranée, fière de sa famille, de son histoire et de son peuple.
Que sa mémoire soit une bénédiction pour vous tous.