
Tache rouge Ă©carlate, noir Ă©talĂ©, filet de lave, carrĂ©s ou rectangles, nuances de bleus, forme noire recouverte dâune fine couche de paillettes dorĂ©es. Nous tentons de dĂ©crire une Ćuvre de lâartiste-peintre de 87 ans Charles Goldstein. Que ressentââon ? Un trouble, dâune part, les couleurs jaillissent comme si elles Ă©taient encore en mouvement, de lâautre, nous savons. Nous savons quâici, câest la disparition qui rĂŽde.
Nous sommes dans la maisonââatelier du peintre et de sa femme Clara Goldstein Ă Maincy, une ancienne mĂ©tairie du ChĂąteau de VauxââleââVicomte, un patrimoine, en plus de centaines de toiles, quâil a choisi de lĂ©guer au dĂ©partement de SeineââetââMarne en 2024. Pour que son histoire subsiste. Pour que sa propriĂ©tĂ© puisse devenir un lieu dâhistoire, de mĂ©moire et de culture.
Depuis la fin des annĂ©es quatreââvingtââdix, âdepuis la mort de mon frĂšreâ, Charles Goldstein peint sur la Shoah, une catastrophe dont il a Ă©tĂ© tĂ©moin enfant. Un manque de famille dont il continue Ă tĂ©moigner. âMes parents avaient en tout dix-huit frĂšres et sĆurs en Pologneâ. Comme beaucoup de Polonais dans les annĂ©es trente, ses parents sâexilent en France, âpays des Droits de lâHomme, pays bĂ©ni des dieuxâ, ils sâinstallent dans le 11e arrondissement et âtravaillent comme des damnĂ©sâ sur les marchĂ©s. En 1937, Charles Goldstein naĂźt et grandit sans connaĂźtre ses innombrables cousins restĂ©s pour la plupart Ă Lublin. âDans le shtetl de mes parents, 60% des habitants Ă©taient juifs. Ce nombre, il faut sâen souvenir, parce quâaprĂšs la guerre, les Polonais nâont cessĂ© de le nierâ.
Au moment de la dĂ©claration de guerre, comme dâautres Juifs Ă©trangers, son pĂšre sâengage dans la mainââdâĆuvre immigrĂ©e (MOI). En maiââjuin, sa mĂšre, son frĂšre et lui se frayent un chemin sur les routes de lâexode, ils posent leurs valises dans la commune de Gramat (dans le Lot), sur les conseils de leur concierge parisienne. De cet Ă©pisode, le peintre ne se souvient pas. Son pĂšre et dâautres membres de la famille finissent par les rejoindre.
âTout se passait Ă peu prĂšs normalement jusquâen mai 1944â. Ă ce momentââlĂ , la division Das Reich, une des divisions de la Waffen SS passe par le village de Gramat avant de remonter vers la Normandie. Les Allemands, en plus de passer, encerclent les 3.000 habitants, bien dĂ©cidĂ©s Ă arrĂȘter les Juifs : âils disposaient dâune liste de Juifs, nos noms y figuraient (...) Mon frĂšre, qui faisait partie de la RĂ©sistance, a eu connaissance de leurs intentions et, Ă 4 heures du matin, il a prĂ©venu ma mĂšre. Parce quâon connaissait bien les sentiers et les petits murets, nous avons Ă©chappĂ© miraculeusement aux deux side-cars qui nous pourchassaient avec une mitrailleuseâ. Sur plusieurs kilomĂštres et jusquâau petit matin, sa mĂšre et lui risquent leur vie. âMa mĂšre frappe Ă la porte dâune ferme, elle dit avec un fort accent yiddish : sauvez-nous. La voix dâun homme nous parvient : si ces gens risquent leur vie, nous la risquerons avec euxâ. Le couple de fermiers sera dĂ©signĂ© des annĂ©es plus tard « Justes parmi les nations ». âPendant des heures, nous nous sommes cachĂ©s dans des meules de foin un peu creusesâ.
Charles Goldstein relate cet Ă©pisode comme si chaque scĂšne Ă©tait restĂ©e gravĂ©e en lui. On lui demande dâoĂč lui vient cette extrĂȘme prĂ©cision ? On le lui a racontĂ©, aprĂšs, aprĂšs la guerre. Mais, il se souvient de la prĂ©sence des Allemands alors quâil Ă©tait cachĂ© dans la meule. Il se souvient de la peur (le mot est faible), de la terreur dans sa chair. AprĂšs cette Ă©niĂšme survie, ils sâarrĂȘtent quelques jours dans une âgrangetteâ abandonnĂ©e. Et aprĂšs ? âLe patron de mon pĂšre, Robert Ruscassie [qui porte aujourdâhui le titre de « Juste parmi les nations »] a organisĂ© le dĂ©placement des enfants vers un couvent. Nous y sommes restĂ©s jusquâĂ la fin de la guerreâ. Il se souvient du trajet vers le couvent, de la couverture qui le recouvrait intĂ©gralement pour que sa prĂ©sence dans le camion passe inaperçue : âJe ne sais pas si jâavais conscience du dangerâ.
AprĂšs la guerre, estââce que la vie a repris ? âNous nâavions aucune nouvelle des 80 personnes de la famille restĂ©es en Pologne, nous ne savions pas ce quâelles Ă©taient devenuesâ. On ne sait pas si ses parents ont essayĂ© de savoir, on ne sait pas sâil a posĂ© des questions. Estââce que lâon parlait de ça ? Souvent, on ne parlait pas de ça, ça faisait trop mal.
On sait quâaprĂšs la guerre, il fallait vivre donc ils ont vĂ©cu. Ses parents ont recommencĂ© Ă travailler sans se mĂ©nager. Son frĂšre a poursuivi ses Ă©tudes et lui a commencĂ© le dessin. âJe reproduisais les grands maĂźtres : Matisse, CĂ©zanne, Rouault, Buffetâ. DĂšs lâadolescence, il dĂ©ambule dans des musĂ©es de France comme de pays du Nord de lâEurope, son regard se construit, sâoriente, se dĂ©tache de ses cours. Son cĆur bat Ă la chamade lorsquâil sâarrĂȘte sur un Vermeer. Quel apprenti peintre peut y rĂ©sister ? Un Ă©tĂ©, il se trouve dans le Sud de la France et, un matin, il dĂ©cide de partir Ă la rencontre de Marc Chagall dans sa maison de SaintââPaulââdeââVence. Comment trouveââtââil son adresse ? âJe sonne, on me demande si jâai un rendez-vous avec le maĂźtre, je rĂ©ponds que je viens faire part de mon admiration, jâattends, le petit portillon sâouvre, Chagall apparaĂźt. Pendant des heures, je reste Ă lâobserver, jâĂ©tais fascinĂ©â. Câest un moment quâil juge fondateur.
Il ne sait pas bien comment lâexpliquer mais il ressent quelque chose, une filiation entre lui, âpetit Juif issue dâune immigration dâEurope centraleâ et des peintres juifs comme Chagall, Guston ou Rothko. âParce que je me retrouve dans leurs Ćuvres, dans les shtetl de Chagall, ses amoureux, ses musiciens, ses poules qui volent. Parce que je me retrouve dans la sensibilitĂ© de Rothko, jâentre sans ses toiles, je les visiteâ. Charles Goldstein pourrait nous parler pendant des heures des artistes quâil admire, de ces artistes qui imprĂšgnent encore chaque jour ses pupilles. âPourquoi Rothko sâest-il suicidĂ©, lui qui nâavait pas connu la guerre, lui qui a grandi aux Ătats-Unis ?, sâinterroge-t-il. Peut-ĂȘtre, parce quâil Ă©tait allĂ© au bout de son Ćuvreâ.

Pourquoi aâtââil choisi le langage de la peinture et comment lâabstraction sâest-elle imposĂ©e ? Câest aprĂšs la guerre dâAlgĂ©rie quâil nâa plus Ă©tĂ© capable de reproduire, de reprĂ©senter. Impossible de reprendre le rĂ©el. Pendant cette guerre, Ă laquelle il Ă©tait opposĂ©, âce nâĂ©tait pas ma guerre, pas la nĂŽtreâ, il prend des responsabilitĂ©s, pensant quâil pourra Ă©chapper Ă la violence des hommes, Ă la sienne de violence. LĂ ââbas, il nâest plus luiââmĂȘme. âCâest pas moi, câest pas moi, câest pas moiâ, câest ce quâil nous rĂ©pĂšte, câest ce quâil se rĂ©pĂšte. âJe suis passĂ© de victime de la Shoah Ă bourreau pendant la guerre dâAlgĂ©rieâ, parvientââil Ă articuler. âCe que jâai pu faire Ă©tait tellement loin de lâhumanisme qui me constitue, jâĂ©tais si loin des valeurs que lâon mâavait transmisesâ. Il est traumatisĂ© parce quâil ne se reconnaĂźt pas, comment aâtââil pu, Ă©taitââil sorti de luiâmĂȘme ?
De retour, il peint des toiles, âbercĂ© par un sentiment de lĂąchetĂ©, par le remords permanentâ. Nous ne savons pas quand et comment cette pĂ©riode artistique sâinterrompt et si elle sâinterrompt vraiment. Le figuratif ne revient plus. Des annĂ©es 1975 aux annĂ©es quatreââvingtââdix, il se rend plusieurs fois en Inde, il le reconnaĂźt, il reprĂ©sente lâInde des touristes, celle quâil peut aisĂ©ment fantasmer, pas la rĂ©alitĂ© des habitants, pas la brutalitĂ© du quotidien.
Ă la fin des annĂ©es quatreââvingtââdix, il revient Ă son enfance, Ă dâoĂč il vient, Ă ce manque de rĂ©ponses. âJâai ressenti la nĂ©cessitĂ© de retrouver les miens, jâavais perdu des ĂȘtre chers, y compris des personnes que je nâavais jamais connuesâ. Il a le sentiment quâil nâa pas assez posĂ© de questions, quâil nâa pas suffisamment cherchĂ© ce que sa grande famille Ă©tait devenue pendant la Shoah. Comment faire son deuil si lâon ne retrouve pas leur corps ? âPeut-ĂȘtre que chacune de mes toiles peut faire office de pierre tombale, celles que les miens nâont jamais eues, la trace quâils nâont jamais eu le temps de laisserâ. MichĂšle Fournier, dâabord admiratrice de lâĆuvre du peintre et dĂ©sormais sa biographe, prĂ©cise quâavant 2019, sa peinture Ă©tait trĂšs mĂ©morielle. âJe lui ai dit quâavant, ils avaient Ă©tĂ© vivants. Leur mĂ©moire ne repose pas que sur leur disparition, câest aussi leur vie quâil lui faut traduireâ.
Depuis 2024, une personne du dĂ©partement engagĂ©e dans la gestion de sa donation, sâest lancĂ©e dans des recherches sur les Juifs de Wichowicze, le shtetl de ses parents. Elle a dĂ©couvert quâen novembre 1942, une centaine de Juifs ont Ă©tĂ© massacrĂ©s sur la place centrale du village, quâun ghetto rĂ©unissant 2.000 Juifs a Ă©tĂ© Ă©rigĂ© et que les Juifs de ce ghetto ont Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s en deux temps vers le centre de mise Ă mort de Treblinka. Une partie de sa famille a Ă©tĂ© immĂ©diatement gazĂ©e, dâautres personnes dont les mĂ©tiers pouvaient servir aux Allemands nâont pas Ă©tĂ© assassinĂ©es Ă leur arrivĂ©e dans le camp. Les recherches se poursuivent encore.
Pendant des annĂ©es, Charles Goldstein a peint sur ce quâil appelle âles tombeaux de papiersâ, ces petits mots que les dĂ©portĂ©s Ă©crivaient et quâils glissaient du train en espĂ©rant que quelquâun les rĂ©ceptionne, que quelquâun en fasse quelque chose. âMon oncle a Ă©crit Ă sa femme, ce morceau de papier, cette bouteille Ă la mer a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©e et envoyĂ©e Ă ma tanteâ.
Nous nous dirigeons dĂ©sormais vers lâatelier du peintre qui se trouve Ă lâĂ©tage. On croise des dizaines de toiles, des pinceaux, des livres, des chevalets, des couleurs vives, violentes, des jets de peinture qui dĂ©goulinent et parfois coulent. On lui demande de nous guider, de nous initier : que chercheââtââil Ă nous transmettre ? Il prĂ©fĂšre nous rĂ©pondre par une question : âPourquoi je crĂ©e du relief ?â On donne sa langue au chat. âIls avaient de la terre en euxâ, rĂ©pondââil en rĂ©fĂ©rence Ă un vers du poĂšte Paul Celan. Il poursuit en reprenant une cĂ©lĂšbre phrase de Soulage (dont il aurait aimĂ© ĂȘtre lâauteur) : âCâest ce que je fais qui mâapprend ce que je rechercheâ. Autrement dit, âchaque famille juive est une histoire et je veux que chaque toile soit une histoire. Je ne sais pas si ces histoires sont racontables et si elles valent la peine de lâĂȘtre.â
Le 7 octobre 2023, le kibboutz de Kfar Aza, qui avait Ă©tĂ© fondĂ© par un cousin de Charles Goldstein et survivant de la Shoah, a Ă©tĂ© attaquĂ©. Son petitââcousin et sa fille aĂźnĂ©e, Nadav Goldstein et Yam AlmogââGoldstein, ont Ă©tĂ© assassinĂ©s, le reste de sa famille a Ă©tĂ© pris en otage et libĂ©rĂ© en novembre 2023. Nous ne savons pas encore comment la tragĂ©die marquera la trajectoire (artistique) de Charles Goldstein. Aujourdâhui, sa mĂ©moire bascule du traumatisme de la Shoah Ă celui du 7 octobre, dâune rĂ©miniscence tragique Ă une autre.
