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« Peut‐​ĂȘtre que chacune de mes toiles peut faire office de pierre tombale Â»

Charles Goldstein est un artiste‐​peintre de 87 ans, habitĂ© par la mĂ©moire de ses disparus, des disparus de la Shoah. En 2024, il a dĂ©cidĂ© de lĂ©guer Ă  son dĂ©partement, la Seine‐​et‐​Marne, sa maison‐​atelier pour en faire un lieu de transmission de l’histoire de la Shoah et de culture. Nous avons visitĂ© son atelier et avec lui, nous sommes entrĂ©s dans ses toiles, dans une histoire du XXe siĂšcle.

Publié le 25 avril 2025

7 min de lecture

Tache rouge Ă©carlate, noir Ă©talĂ©, filet de lave, carrĂ©s ou rectangles, nuances de bleus, forme noire recouverte d’une fine couche de paillettes dorĂ©es. Nous tentons de dĂ©crire une Ɠuvre de l’artiste-peintre de 87 ans Charles Goldstein. Que ressent‐​on ? Un trouble, d’une part, les couleurs jaillissent comme si elles Ă©taient encore en mouvement, de l’autre, nous savons. Nous savons qu’ici, c’est la disparition qui rĂŽde. 

Nous sommes dans la maison‐​atelier du peintre et de sa femme Clara Goldstein Ă  Maincy, une ancienne mĂ©tairie du ChĂąteau de Vaux‐​le‐​Vicomte, un patrimoine, en plus de centaines de toiles, qu’il a choisi de lĂ©guer au dĂ©partement de Seine‐​et‐​Marne en 2024. Pour que son histoire subsiste. Pour que sa propriĂ©tĂ© puisse devenir un lieu d’histoire, de mĂ©moire et de culture. 

Depuis la fin des annĂ©es quatre‐​vingt‐​dix, “depuis la mort de mon frĂšre”, Charles Goldstein peint sur la Shoah, une catastrophe dont il a Ă©tĂ© tĂ©moin enfant. Un manque de famille dont il continue Ă  tĂ©moigner. “Mes parents avaient en tout dix-huit frĂšres et sƓurs en Pologne”. Comme beaucoup de Polonais dans les annĂ©es trente, ses parents s’exilent en France, “pays des Droits de l’Homme, pays bĂ©ni des dieux”, ils s’installent dans le 11e arrondissement et “travaillent comme des damnĂ©s” sur les marchĂ©s. En 1937, Charles Goldstein naĂźt et grandit sans connaĂźtre ses innombrables cousins restĂ©s pour la plupart Ă  Lublin. “Dans le shtetl de mes parents, 60% des habitants Ă©taient juifs. Ce nombre, il faut s’en souvenir, parce qu’aprĂšs la guerre, les Polonais n’ont cessĂ© de le nier”. 

Au moment de la dĂ©claration de guerre, comme d’autres Juifs Ă©trangers, son pĂšre s’engage dans la main‐​d’Ɠuvre immigrĂ©e (MOI). En mai‐​juin, sa mĂšre, son frĂšre et lui se frayent un chemin sur les routes de l’exode, ils posent leurs valises dans la commune de Gramat (dans le Lot), sur les conseils de leur concierge parisienne. De cet Ă©pisode, le peintre ne se souvient pas. Son pĂšre et d’autres membres de la famille finissent par les rejoindre. 

“Tout se passait Ă  peu prĂšs normalement jusqu’en mai 1944”. À ce moment‐​lĂ , la division Das Reich, une des divisions de la Waffen SS passe par le village de Gramat avant de remonter vers la Normandie. Les Allemands, en plus de passer, encerclent les 3.000 habitants, bien dĂ©cidĂ©s Ă  arrĂȘter les Juifs : “ils disposaient d’une liste de Juifs, nos noms y figuraient (...) Mon frĂšre, qui faisait partie de la RĂ©sistance, a eu connaissance de leurs intentions et, Ă  4 heures du matin, il a prĂ©venu ma mĂšre. Parce qu’on connaissait bien les sentiers et les petits murets, nous avons Ă©chappĂ© miraculeusement aux deux side-cars qui nous pourchassaient avec une mitrailleuse”. Sur plusieurs kilomĂštres et jusqu’au petit matin, sa mĂšre et lui risquent leur vie. “Ma mĂšre frappe Ă  la porte d’une ferme, elle dit avec un fort accent yiddish : sauvez-nous. La voix d’un homme nous parvient : si ces gens risquent leur vie, nous la risquerons avec eux”. Le couple de fermiers sera dĂ©signĂ© des annĂ©es plus tard « Justes parmi les nations Â». “Pendant des heures, nous nous sommes cachĂ©s dans des meules de foin un peu creuses”. 

Charles Goldstein relate cet Ă©pisode comme si chaque scĂšne Ă©tait restĂ©e gravĂ©e en lui. On lui demande d’oĂč lui vient cette extrĂȘme prĂ©cision ? On le lui a racontĂ©, aprĂšs, aprĂšs la guerre. Mais, il se souvient de la prĂ©sence des Allemands alors qu’il Ă©tait cachĂ© dans la meule. Il se souvient de la peur (le mot est faible), de la terreur dans sa chair. AprĂšs cette Ă©niĂšme survie, ils s’arrĂȘtent quelques jours dans une “grangette” abandonnĂ©e. Et aprĂšs ? “Le patron de mon pĂšre, Robert Ruscassie [qui porte aujourd’hui le titre de « Juste parmi les nations Â»] a organisĂ© le dĂ©placement des enfants vers un couvent. Nous y sommes restĂ©s jusqu’à la fin de la guerre”. Il se souvient du trajet vers le couvent, de la couverture qui le recouvrait intĂ©gralement pour que sa prĂ©sence dans le camion passe inaperçue : “Je ne sais pas si j’avais conscience du danger”

AprĂšs la guerre, est‐​ce que la vie a repris ? “Nous n’avions aucune nouvelle des 80 personnes de la famille restĂ©es en Pologne, nous ne savions pas ce qu’elles Ă©taient devenues”. On ne sait pas si ses parents ont essayĂ© de savoir, on ne sait pas s’il a posĂ© des questions. Est‐​ce que l’on parlait de ça ? Souvent, on ne parlait pas de ça, ça faisait trop mal. 

On sait qu’aprĂšs la guerre, il fallait vivre donc ils ont vĂ©cu. Ses parents ont recommencĂ© Ă  travailler sans se mĂ©nager. Son frĂšre a poursuivi ses Ă©tudes et lui a commencĂ© le dessin. “Je reproduisais les grands maĂźtres : Matisse, CĂ©zanne, Rouault, Buffet”. DĂšs l’adolescence, il dĂ©ambule dans des musĂ©es de France comme de pays du Nord de l’Europe, son regard se construit, s’oriente, se dĂ©tache de ses cours. Son cƓur bat Ă  la chamade lorsqu’il s’arrĂȘte sur un Vermeer. Quel apprenti peintre peut y rĂ©sister ? Un Ă©tĂ©, il se trouve dans le Sud de la France et, un matin, il dĂ©cide de partir Ă  la rencontre de Marc Chagall dans sa maison de Saint‐​Paul‐​de‐​Vence. Comment trouve‐​t‐​il son adresse ? “Je sonne, on me demande si j’ai un rendez-vous avec le maĂźtre, je rĂ©ponds que je viens faire part de mon admiration, j’attends, le petit portillon s’ouvre, Chagall apparaĂźt. Pendant des heures, je reste Ă  l’observer, j’étais fascinĂ©â€. C’est un moment qu’il juge fondateur. 

Il ne sait pas bien comment l’expliquer mais il ressent quelque chose, une filiation entre lui, “petit Juif issue d’une immigration d’Europe centrale” et des peintres juifs comme Chagall, Guston ou Rothko. “Parce que je me retrouve dans leurs Ɠuvres, dans les shtetl de Chagall, ses amoureux, ses musiciens, ses poules qui volent. Parce que je me retrouve dans la sensibilitĂ© de Rothko, j’entre sans ses toiles, je les visite”. Charles Goldstein pourrait nous parler pendant des heures des artistes qu’il admire, de ces artistes qui imprĂšgnent encore chaque jour ses pupilles. “Pourquoi Rothko s’est-il suicidĂ©, lui qui n’avait pas connu la guerre, lui qui a grandi aux États-Unis ?, s’interroge-t-il. Peut-ĂȘtre, parce qu’il Ă©tait allĂ© au bout de son Ɠuvre”. 

Pourquoi a‑t‐​il choisi le langage de la peinture et comment l’abstraction s’est-elle imposĂ©e ? C’est aprĂšs la guerre d’AlgĂ©rie qu’il n’a plus Ă©tĂ© capable de reproduire, de reprĂ©senter. Impossible de reprendre le rĂ©el. Pendant cette guerre, Ă  laquelle il Ă©tait opposĂ©, “ce n’était pas ma guerre, pas la nĂŽtre”, il prend des responsabilitĂ©s, pensant qu’il pourra Ă©chapper Ă  la violence des hommes, Ă  la sienne de violence. Là‐​bas, il n’est plus lui‐​mĂȘme. “C’est pas moi, c’est pas moi, c’est pas moi”, c’est ce qu’il nous rĂ©pĂšte, c’est ce qu’il se rĂ©pĂšte. “Je suis passĂ© de victime de la Shoah Ă  bourreau pendant la guerre d’AlgĂ©rie”, parvient‐​il Ă  articuler. “Ce que j’ai pu faire Ă©tait tellement loin de l’humanisme qui me constitue, j’étais si loin des valeurs que l’on m’avait transmises”. Il est traumatisĂ© parce qu’il ne se reconnaĂźt pas, comment a‑t‐​il pu, Ă©tait‐​il sorti de lui‐mĂȘme ? 

De retour, il peint des toiles, “bercĂ© par un sentiment de lĂąchetĂ©, par le remords permanent”. Nous ne savons pas quand et comment cette pĂ©riode artistique s’interrompt et si elle s’interrompt vraiment. Le figuratif ne revient plus. Des annĂ©es 1975 aux annĂ©es quatre‐​vingt‐​dix, il se rend plusieurs fois en Inde, il le reconnaĂźt, il reprĂ©sente l’Inde des touristes, celle qu’il peut aisĂ©ment fantasmer, pas la rĂ©alitĂ© des habitants, pas la brutalitĂ© du quotidien. 

À la fin des annĂ©es quatre‐​vingt‐​dix, il revient Ă  son enfance, Ă  d’oĂč il vient, Ă  ce manque de rĂ©ponses. “J’ai ressenti la nĂ©cessitĂ© de retrouver les miens, j’avais perdu des ĂȘtre chers, y compris des personnes que je n’avais jamais connues”. Il a le sentiment qu’il n’a pas assez posĂ© de questions, qu’il n’a pas suffisamment cherchĂ© ce que sa grande famille Ă©tait devenue pendant la Shoah. Comment faire son deuil si l’on ne retrouve pas leur corps ? “Peut-ĂȘtre que chacune de mes toiles peut faire office de pierre tombale, celles que les miens n’ont jamais eues, la trace qu’ils n’ont jamais eu le temps de laisser”. MichĂšle Fournier, d’abord admiratrice de l’Ɠuvre du peintre et dĂ©sormais sa biographe, prĂ©cise qu’avant 2019, sa peinture Ă©tait trĂšs mĂ©morielle. “Je lui ai dit qu’avant, ils avaient Ă©tĂ© vivants. Leur mĂ©moire ne repose pas que sur leur disparition, c’est aussi leur vie qu’il lui faut traduire”. 

Depuis 2024, une personne du dĂ©partement engagĂ©e dans la gestion de sa donation, s’est lancĂ©e dans des recherches sur les Juifs de Wichowicze, le shtetl de ses parents. Elle a dĂ©couvert qu’en novembre 1942, une centaine de Juifs ont Ă©tĂ© massacrĂ©s sur la place centrale du village, qu’un ghetto rĂ©unissant 2.000 Juifs a Ă©tĂ© Ă©rigĂ© et que les Juifs de ce ghetto ont Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s en deux temps vers le centre de mise Ă  mort de Treblinka. Une partie de sa famille a Ă©tĂ© immĂ©diatement gazĂ©e, d’autres personnes dont les mĂ©tiers pouvaient servir aux Allemands n’ont pas Ă©tĂ© assassinĂ©es Ă  leur arrivĂ©e dans le camp. Les recherches se poursuivent encore. 

Pendant des annĂ©es, Charles Goldstein a peint sur ce qu’il appelle “les tombeaux de papiers”, ces petits mots que les dĂ©portĂ©s Ă©crivaient et qu’ils glissaient du train en espĂ©rant que quelqu’un les rĂ©ceptionne, que quelqu’un en fasse quelque chose. “Mon oncle a Ă©crit Ă  sa femme, ce morceau de papier, cette bouteille Ă  la mer a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©e et envoyĂ©e Ă  ma tante”. 

Nous nous dirigeons dĂ©sormais vers l’atelier du peintre qui se trouve Ă  l’étage. On croise des dizaines de toiles, des pinceaux, des livres, des chevalets, des couleurs vives, violentes, des jets de peinture qui dĂ©goulinent et parfois coulent. On lui demande de nous guider, de nous initier : que cherche‐​t‐​il Ă  nous transmettre ? Il prĂ©fĂšre nous rĂ©pondre par une question : “Pourquoi je crĂ©e du relief ?” On donne sa langue au chat. “Ils avaient de la terre en eux”, rĂ©pond‐​il en rĂ©fĂ©rence Ă  un vers du poĂšte Paul Celan. Il poursuit en reprenant une cĂ©lĂšbre phrase de Soulage (dont il aurait aimĂ© ĂȘtre l’auteur) : “C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je recherche”. Autrement dit, “chaque famille juive est une histoire et je veux que chaque toile soit une histoire. Je ne sais pas si ces histoires sont racontables et si elles valent la peine de l’ĂȘtre.” 

Le 7 octobre 2023, le kibboutz de Kfar Aza, qui avait Ă©tĂ© fondĂ© par un cousin de Charles Goldstein et survivant de la Shoah, a Ă©tĂ© attaquĂ©. Son petit‐​cousin et sa fille aĂźnĂ©e, Nadav Goldstein et Yam Almog‐​Goldstein, ont Ă©tĂ© assassinĂ©s, le reste de sa famille a Ă©tĂ© pris en otage et libĂ©rĂ© en novembre 2023. Nous ne savons pas encore comment la tragĂ©die marquera la trajectoire (artistique) de Charles Goldstein. Aujourd’hui, sa mĂ©moire bascule du traumatisme de la Shoah Ă  celui du 7 octobre, d’une rĂ©miniscence tragique Ă  une autre.