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Le témoignage est un matériau essentiel pour les historiens de la Shoah, nous expliquent les historiens Alexandre Doulut et Sandrine Labeau.

Publié le 7 avril 2021

8 min de lecture

Alexandre Doulut et Sandrine Labeau

Entretien avec Alexandre Doulut et Sandrine Labeau, historiens

Quel est le rĂŽle du tĂ©moignage, ce matĂ©riau trĂšs particulier, dans votre travail d’historien ? Est‐​ce une archive particuliĂšre ?

Dans notre travail, les annĂ©es passant, on voit bien que l’un des dĂ©fis principaux pour faire l’histoire de la Shoah, est le manque de source. Les historiens ne sont pas rares, et cela peut nous arriver aussi, qui traitent avec une certaine prudence les tĂ©moignages de rescapĂ©s. Nous utilisons les tĂ©moignages, y compris avec leurs dĂ©fauts, parce que c’est pour nous une chance de bĂ©nĂ©ficier de ces rĂ©cits de l’expĂ©rience individuelle entre l’arrestation et le retour de dĂ©portation.

Dans notre livre avec Serge Klarsfeld, 1945. Les rescapĂ©s juifs d’Auschwitz tĂ©moignent, nous avons principalement utilisĂ© deux sources singuliĂšres, les dĂ©positions recueillies par le service le « Service de recherche des crimes de guerre ennemis Â» (SRCGE) et les documents issus du fonds du ministĂšre des Prisonniers, dĂ©portĂ©s et rĂ©fugiĂ©s (PDR, qui deviendra ensuite le ministĂšre des Anciens combattants). Ces documents ne sont pas des tĂ©moignages classiques dans le sens oĂč les rescapĂ©s n’ont pas tĂ©moignĂ© pour tĂ©moigner, ce sont plutĂŽt des documents administratifs que nous avons considĂ©rĂ©s ĂȘtre des tĂ©moignages. Il s’agit notamment de questionnaires types qui ont Ă©tĂ© distribuĂ©s aux dĂ©portĂ©s de retour Ă  l’hĂŽtel Lutetia Ă  Paris et dont les buts Ă©taient multiples : dĂ©busquer d’éventuels criminels de guerre qui auraient pu se cacher parmi les rapatriĂ©s, Ă©tablir des papiers d’identitĂ© pour les rescapĂ©s, prĂ©parer leur retour Ă  la vie civile, etc. Au SRCGE, les dĂ©positions des rescapĂ©s visent avant tout Ă  accumuler les preuves des crimes dans le but de traquer les criminels. Quoi qu’il en soit, nombre de ces documents Ă©manent de personnes qui n’ont pas eu le temps, l’occasion ou l’envie de tĂ©moigner plus tard et donnent en cela des informations biographiques trĂšs riches et prĂ©cises.

Il faut bien comprendre que les fonctionnaires du ministĂšre des PDR font imprimer ces formulaires au printemps 1945 et n’ont pas encore bien saisi la nature de cette dĂ©portation par rapport aux rĂ©sistants qui rentraient en mĂȘme temps et Ă©taient dix fois plus nombreux. Par exemple, nous nous sommes rendus compte qu’au dĂ©but de l’annĂ©e 1945, le ministĂšre n’a pas encore compris que ce n’était pas la peine de prĂ©voir des structures d’accueil pour les enfants, les enfants ne reviendront pas.

Une autre chose importante : sur les nombreux tĂ©moignages que nous avons Ă©tudiĂ©s, ceux rĂ©digĂ©s par des mĂ©decins et des scientifiques se dĂ©marquent nettement en ce qu’ils ont anticipĂ© l’usage qui sera fait du tĂ©moignage. Ils savent que c’est pour l’Histoire, alors les faits sont bien Ă©tablis, les informations et les termes utilisĂ©s sont clairs et prĂ©cis, ils comptent, ils notent, ils recueillent sur place des informations qui serviront plus tard. Ils mettent en contexte leur histoire et cela apporte une vraie plus‐​value pour l’historien. Le plus impressionnant est le tĂ©moignage de Samuel Steinberg qui est restĂ© Ă  Auschwitz plusieurs mois aprĂšs la libĂ©ration du camp, qui y a soignĂ© les dĂ©tenus et qui a eu accĂšs aux archives. Ses chiffres sont trĂšs prĂ©cis, il a parfaitement compris le fonctionnement, et d’ailleurs il est auditionnĂ© cinq fois par le SRCGE.

Jusqu’en 2015, les rares sources qui existaient pour faire l’histoire des rescapĂ©s, ce sont le Calendrier d’Auschwitz et le travail de Serge Klarsfeld qui a lui‐​mĂȘme utilisĂ© le Calendrier d’Auschwitz. Ce sont des informations qui sont collectĂ©es par le musĂ©e d’Auschwitz dans les annĂ©es cinquante et soixante Ă  partir de tĂ©moignages dĂ©jĂ  et des quelques archives qui n’ont pas Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es.

© Alexandre Doulut, Serge Klarsfeld, Sandrine Labeau,
1945 : les rescapĂ©s juifs d'Auschwitz tĂ©moignent, AprĂšs l’oubli, 2015

Cela signifie‐​t‐​il que les archives plus classiques de l’histoire (documents administratifs ou officiels) sont peu nombreuses parce qu’il y a eu une volontĂ© d’effacer les traces ?

Tout Ă  fait : avant d’évacuer le camp, les nazis ont dynamitĂ© les crĂ©matoires et fait brĂ»ler les archives. Les historiens d’Auschwitz estiment aujourd’hui qu’en volume, seuls 15% des archives ont Ă©tĂ© conservĂ©s avec de grand Ă©carts selon la nature des documents – Ă  titre d’exemple, il y a eu quatre cent mille dĂ©portĂ©s enregistrĂ©s et tatouĂ©s Ă  Auschwitz, mais il ne reste que quelques milliers de fiches d’enregistrement.

À l’arrivĂ©e des convois, on sait dans l’ensemble, pour ceux qui viennent de l’Ouest, combien ont Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©s pour travailler et combien ont Ă©tĂ© gazĂ©s, mais dans les deux cas, on ne sait pas qui nominativement. Pour un grand nombre de convois de Pologne, le nombre exact des arrivants est mĂȘme inconnu.

Le musĂ©e d’Auschwitz, cela dit, est toujours en train d’essayer de collecter toute trace individuelle du million trois cent mille dĂ©portĂ©s, qu’ils soient enregistrĂ©s dans le camp ou qu’ils disparaissent tout de suite. Il commence Ă  y avoir une mutualisation des informations entre les diffĂ©rents mĂ©moriaux, Buchenwald, Auschwitz, Mauthausen, etc. Et nous faisons ça aussi de notre cĂŽtĂ©. Aujourd’hui, la seule possibilitĂ© de retrouver des informations sur les dĂ©portĂ©s d’Auschwitz est d’aller fouiller dans les archives des autres camps oĂč les uns et les autres auraient pu avoir Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s en 1944 ou aprĂšs les marches de la mort.

Et comment cela se passe‐​t‐​il pour les camps dont il y a trĂšs peu de rescapĂ©s, comme Treblinka ou Sobibor si les nazis ont dĂ©truit Ă  la fois les preuves matĂ©rielles et architecturales et les documents ?

Pour BeĆ‚ĆŒec, CheƂmno, Treblinka et Sobibor il ne reste que quelques tĂ©moignages d’évadĂ©s (par exemple ceux des rĂ©voltes de Treblinka et Sobibor) ou de rares dĂ©positions de SS aprĂšs la guerre ; il n’y a pas de sĂ©lection des dĂ©portĂ©s Ă  l’arrivĂ©e : tous sont gazĂ©s Ă  l’exception d’une poignĂ©e dans quelques convois. Si nous disposons d’autant de tĂ©moignages de rescapĂ©s en France, c’est parce sur quatre‐​vingts convois de dĂ©portĂ©s juifs, soixante‐​neuf sont Ă  destination d’Auschwitz oĂč, Ă  l’arrivĂ©e, il y a une sĂ©lection. Et c’est parce qu’il y a une sĂ©lection que certains dĂ©portĂ©s entrent dans le camp et que, finalement, il y a quelques survivants.

On a une telle image de cette machine implacable Ă  la fois administrative et criminelle qu’on est toujours un peu surpris, Ă  la lecture des tĂ©moignages, de dĂ©couvrir les imperfections du systĂšme, celles qui, finalement, vont parfois permettre la survie de quelques‐​uns. NĂ©cessairement, dans les tĂ©moignages Ă©manant de rescapĂ©s, ces imperfections sont surreprĂ©sentĂ©es et ce qu’il nous reste reprĂ©sente une partie marginale, voire miraculeuse, du systĂšme. Ces scories du systĂšme qui transparaissent dans les tĂ©moignages constituent‐​elles une difficultĂ© supplĂ©mentaire dans votre travail ?

Lorsque nous travaillons sur les parcours des rescapĂ©s juifs de France, nous essayons effectivement d’identifier les raisons de leur survie. Il y a des raisons liĂ©es aux convois, comme les convois des femmes en 1944 oĂč le fait d’avoir Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©es Ă  l’automne 1944 vers d’autres camps a permis Ă  la majoritĂ© d’entre elles de survivre. Comme dit souvent Ginette Kolinka, la chance, c’est‐​à‐​dire ces petites erreurs de la part du systĂšme nazi, c’est ce qui fait la singularitĂ© de chacun des parcours et complique parfois le travail de l’historien : on ne peut pas toujours trouver la raison objective de la survie de chacun des rescapĂ©s. C’est un biais similaire qu’on va trouver face Ă  un public plus candide qui est confrontĂ© aux tĂ©moignages de rescapĂ©s : les tĂ©moignages sont des tĂ©moignages de rescapĂ©s, par principe, et il faut prendre garde que les lecteurs n’aient pas le sentiment qu’avec un peu de culot, un peu de chance et une bonne santĂ©, on pouvait s’en sortir. La rĂ©alitĂ©, c’est que l’immense majoritĂ© mĂȘme de ceux qui avaient du culot de la chance et une bonne santĂ© ne s’en sont pas sortis.

Lors des visites Ă  Auschwitz, nous sommes souvent confrontĂ©s Ă  ce dĂ©calage. Georges Bensoussan l’a trĂšs bien formulĂ© : nous tentons de faire rationnellement l’histoire d’un Ă©vĂ©nement qui n’est pas rationnel. Il y a bien des choses qu’on ne peut pas expliquer, parfois parce qu’on manque de sources fiables, mais surtout parce qu’on est dans un univers immense et aberrant, absurde. Il faut bien comprendre que, mĂȘme si les rescapĂ©s d’Auschwitz sont plusieurs milliers, ils demeurent une ultra‐​minoritĂ© parmi les dĂ©portĂ©s Ă  Auschwitz. Il n’est qu’à penser que sur les six mille femmes de France enregistrĂ©es Ă  Auschwitz en 1942, il n’y a que trente‐​neuf survivantes en 1945.

Dans les tĂ©moignages, qui sont des rĂ©cits individuels, il est des choses qui sont tues. Notamment quand une partie de la « chance Â» qui a permis de survivre s’est produite au dĂ©triment d’autres. Et cela est probablement plus vrai encore lorsque ces tĂ©moignages sont destinĂ©s Ă  une transmission familiale. Et puis il y a les erreurs qui peuvent aussi surgir dans le tĂ©moignage, parce que c’est un rĂ©cit humain. Comment vous dĂ©brouillez‐​vous avec cette volatilitĂ©, ce cĂŽtĂ© moins froid, plus poreux, plus humain qu’une archive documentaire classique ?

SystĂ©matiquement, dans 1945. Les rescapĂ©s juifs d’Auschwitz tĂ©moignent, nous expliquons, en regard, les erreurs qu’il peut y avoir dans le tĂ©moignage. Parfois, cela vient de bruits qui circulaient Ă  l’ouverture des camps en 1945, parfois ce sont des confusions.
Quand on veut faire l’histoire d’un convoi, comme nous l’avons fait pour le convoi 77 avec l’association du mĂȘme nom, on n’a d’autre solution que de cumuler tout ce qu’il est possible de connaĂźtre Ă  travers les archives, les tĂ©moignages. Ensuite, seule l’érudition permet de faire le tri dans les tĂ©moignages. Pour notre part, dans la mesure du possible, nous confrontons un tĂ©moignage Ă  d’autres sources lorsqu’il parle de quelque chose qui n’est pas encore connu.
Quand on a eu entre les mains des centaines de tĂ©moignages, on sait aussi saisir ce qui relĂšve de l’expĂ©rience rĂ©ellement vĂ©cue du tĂ©moin de ce qui vient de rĂ©cits qui lui ont Ă©tĂ© faits par d’autres ou de rumeurs qui ont circulĂ© dans les camps. À cet Ă©gard, lorsque Jean Oppenheimer cite le sonderkommando NoĂ«ll Oksenberg, il le fait de façon trĂšs rigoureuse, en indiquant qui parle, quand, etc.

Parfois aussi, il y a des choses qui ne sont pas dites dans les tĂ©moignages, tout simplement parce que les tĂ©moins ne s’en souviennent plus. C’est le cas par exemple de Ginette Kolinka qui ne raconte pas que son convoi s’est arrĂȘtĂ© Ă  deux reprises entre Drancy et Birkenau ni qu’à l’arrivĂ©e, elles passent la nuit dans une baraque et ne sont tatouĂ©es que le lendemain. Anne-Lise Stern, qui Ă©tait dans le mĂȘme convoi, le raconte, mais Ginette Kolinka, tout simplement, ne s’en souvient absolument pas, peut‐​ĂȘtre parce qu’à l’arrivĂ©e, elle fait monter son pĂšre et son petit frĂšre dans le camion et que cet Ă©vĂ©nement lĂ  l’obsĂšde et occulte un peu ce qu’il y a autour. Son rĂ©cit passe directement de Drancy Ă  ce moment oĂč son frĂšre et son pĂšre montent dans le camion. Sans compter que le tĂ©moignage d’Anne-Lise Stern est trĂšs prĂ©coce quand celui de Ginette Kolinka date des annĂ©es quatre‐vingt‐dix.

Mais finalement, ces petites imprĂ©cisions, ces petits oublis, ces scories qui relĂšvent de l’humain sont‐​ils si gĂȘnants pour l’historien ?

Il est vrai que, parce que nous connaissons bien par exemple la topographie du site d’Auschwitz, nous sommes Ă  la recherche d’informations trĂšs prĂ©cises. Il n’en reste pas moins que ce n’est pas la topographie qui permet d’expliquer Ă  quelqu’un qui ne connaĂźtrait pas ce qu’a Ă©tĂ© la Shoah Ă  Auschwitz . Le rĂ©cit des rescapĂ©s a plus d’intĂ©rĂȘt que ces informations si prĂ©cises, parce que c’est un rĂ©cit humain. D’autant plus qu’on ne peut pas prĂ©tendre Ă  faire une histoire d’Auschwitz. Les dĂ©portĂ©s de 1942 n’ont pas vĂ©cu la mĂȘme histoire que ceux qui sont arrivĂ©s en 1944. Nous avons collectĂ© durant une dizaine d’annĂ©es le maximum de noms de rescapĂ©s et essayĂ© de retrouver leur parcours pour en tirer quelques statistiques. Et nous nous sommes rendus compte que la chronologie, celle des convois et celle de l’histoire d’Auschwitz, est dĂ©terminante.

Dans le travail d’historien, il n’est donc pas gĂȘnant d’ĂȘtre confrontĂ© Ă  ces contradictions. C’est plus compliquĂ© pour nous lorsqu’il faut expliquer ces choses‐​lĂ  Ă  des gens qui ne connaissent pas, Ă  des Ă©lĂšves par exemple. Prenons l’exemple d’Yvonne Klug, rescapĂ©e du convoi 76, qui s’est Ă©vertuĂ©e Ă  rester au Revier (infirmerie) pour Ă©viter l’enfer des kommandos de travail. La plupart des rescapĂ©es expliquent au contraire qu’il fallait Ă  tout prix Ă©viter les blocs d’infirmerie. LĂ  encore, il y a des histoires qui ne sont pas identiques pour toutes, et il n’est pas simple d’expliquer aux gens que l’histoire d’Auschwitz n’est pas si simple, n’est pas monolithique.

Donc, il est essentiel de lire des tĂ©moignages, mais on ne peut pas lire que des tĂ©moignages, il faut aussi avoir une connaissance fondamentale du projet nazi et du fonctionnement concentrationnaire. Il faut replacer ces tĂ©moignages dans le contexte politique, Ă©conomique, militaire, qui n’est pas le mĂȘme en fonction des pĂ©riodes.

Dans le cadre particulier des publics scolaires, qu’apporte le tĂ©moignage ?

Toucher du doigt des histoires individuelles, permettre aux Ă©lĂšves d’entendre des rĂ©cits, peut ĂȘtre une bonne accroche pour donner envie aux Ă©lĂšves d’aller plus loin, de connaĂźtre autre chose Que le nombre des six millions de Juifs assassinĂ©s, d’aller au‐​delĂ  du cours d’histoire. Nous parlons lĂ  de personnes, qui, avant la Shoah, avaient une vie, une histoire et auxquelles les Ă©lĂšvent peuvent s’identifier.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan

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