
Entretien avec Alexandre Doulut et Sandrine Labeau, historiens
Quel est le rĂŽle du tĂ©moignage, ce matĂ©riau trĂšs particulier, dans votre travail dâhistorien ? Estââce une archive particuliĂšre ?
Dans notre travail, les annĂ©es passant, on voit bien que lâun des dĂ©fis principaux pour faire lâhistoire de la Shoah, est le manque de source. Les historiens ne sont pas rares, et cela peut nous arriver aussi, qui traitent avec une certaine prudence les tĂ©moignages de rescapĂ©s. Nous utilisons les tĂ©moignages, y compris avec leurs dĂ©fauts, parce que câest pour nous une chance de bĂ©nĂ©ficier de ces rĂ©cits de lâexpĂ©rience individuelle entre lâarrestation et le retour de dĂ©portation.
Dans notre livre avec Serge Klarsfeld, 1945. Les rescapĂ©s juifs dâAuschwitz tĂ©moignent, nous avons principalement utilisĂ© deux sources singuliĂšres, les dĂ©positions recueillies par le service le « Service de recherche des crimes de guerre ennemis » (SRCGE) et les documents issus du fonds du ministĂšre des Prisonniers, dĂ©portĂ©s et rĂ©fugiĂ©s (PDR, qui deviendra ensuite le ministĂšre des Anciens combattants). Ces documents ne sont pas des tĂ©moignages classiques dans le sens oĂč les rescapĂ©s nâont pas tĂ©moignĂ© pour tĂ©moigner, ce sont plutĂŽt des documents administratifs que nous avons considĂ©rĂ©s ĂȘtre des tĂ©moignages. Il sâagit notamment de questionnaires types qui ont Ă©tĂ© distribuĂ©s aux dĂ©portĂ©s de retour Ă lâhĂŽtel Lutetia Ă Paris et dont les buts Ă©taient multiples : dĂ©busquer dâĂ©ventuels criminels de guerre qui auraient pu se cacher parmi les rapatriĂ©s, Ă©tablir des papiers dâidentitĂ© pour les rescapĂ©s, prĂ©parer leur retour Ă la vie civile, etc. Au SRCGE, les dĂ©positions des rescapĂ©s visent avant tout Ă accumuler les preuves des crimes dans le but de traquer les criminels. Quoi quâil en soit, nombre de ces documents Ă©manent de personnes qui nâont pas eu le temps, lâoccasion ou lâenvie de tĂ©moigner plus tard et donnent en cela des informations biographiques trĂšs riches et prĂ©cises.
Il faut bien comprendre que les fonctionnaires du ministĂšre des PDR font imprimer ces formulaires au printemps 1945 et nâont pas encore bien saisi la nature de cette dĂ©portation par rapport aux rĂ©sistants qui rentraient en mĂȘme temps et Ă©taient dix fois plus nombreux. Par exemple, nous nous sommes rendus compte quâau dĂ©but de lâannĂ©e 1945, le ministĂšre nâa pas encore compris que ce nâĂ©tait pas la peine de prĂ©voir des structures dâaccueil pour les enfants, les enfants ne reviendront pas.
Une autre chose importante : sur les nombreux tĂ©moignages que nous avons Ă©tudiĂ©s, ceux rĂ©digĂ©s par des mĂ©decins et des scientifiques se dĂ©marquent nettement en ce quâils ont anticipĂ© lâusage qui sera fait du tĂ©moignage. Ils savent que câest pour lâHistoire, alors les faits sont bien Ă©tablis, les informations et les termes utilisĂ©s sont clairs et prĂ©cis, ils comptent, ils notent, ils recueillent sur place des informations qui serviront plus tard. Ils mettent en contexte leur histoire et cela apporte une vraie plusââvalue pour lâhistorien. Le plus impressionnant est le tĂ©moignage de Samuel Steinberg qui est restĂ© Ă Auschwitz plusieurs mois aprĂšs la libĂ©ration du camp, qui y a soignĂ© les dĂ©tenus et qui a eu accĂšs aux archives. Ses chiffres sont trĂšs prĂ©cis, il a parfaitement compris le fonctionnement, et dâailleurs il est auditionnĂ© cinq fois par le SRCGE.
Jusquâen 2015, les rares sources qui existaient pour faire lâhistoire des rescapĂ©s, ce sont le Calendrier dâAuschwitz et le travail de Serge Klarsfeld qui a luiââmĂȘme utilisĂ© le Calendrier dâAuschwitz. Ce sont des informations qui sont collectĂ©es par le musĂ©e dâAuschwitz dans les annĂ©es cinquante et soixante Ă partir de tĂ©moignages dĂ©jĂ et des quelques archives qui nâont pas Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es.

1945 : les rescapĂ©s juifs d'Auschwitz tĂ©moignent, AprĂšs lâoubli, 2015
Cela signifieââtââil que les archives plus classiques de lâhistoire (documents administratifs ou officiels) sont peu nombreuses parce quâil y a eu une volontĂ© dâeffacer les traces ?
Tout Ă fait : avant dâĂ©vacuer le camp, les nazis ont dynamitĂ© les crĂ©matoires et fait brĂ»ler les archives. Les historiens dâAuschwitz estiment aujourdâhui quâen volume, seuls 15% des archives ont Ă©tĂ© conservĂ©s avec de grand Ă©carts selon la nature des documents â Ă titre dâexemple, il y a eu quatre cent mille dĂ©portĂ©s enregistrĂ©s et tatouĂ©s Ă Auschwitz, mais il ne reste que quelques milliers de fiches dâenregistrement.
Ă lâarrivĂ©e des convois, on sait dans lâensemble, pour ceux qui viennent de lâOuest, combien ont Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©s pour travailler et combien ont Ă©tĂ© gazĂ©s, mais dans les deux cas, on ne sait pas qui nominativement. Pour un grand nombre de convois de Pologne, le nombre exact des arrivants est mĂȘme inconnu.
Le musĂ©e dâAuschwitz, cela dit, est toujours en train dâessayer de collecter toute trace individuelle du million trois cent mille dĂ©portĂ©s, quâils soient enregistrĂ©s dans le camp ou quâils disparaissent tout de suite. Il commence Ă y avoir une mutualisation des informations entre les diffĂ©rents mĂ©moriaux, Buchenwald, Auschwitz, Mauthausen, etc. Et nous faisons ça aussi de notre cĂŽtĂ©. Aujourdâhui, la seule possibilitĂ© de retrouver des informations sur les dĂ©portĂ©s dâAuschwitz est dâaller fouiller dans les archives des autres camps oĂč les uns et les autres auraient pu avoir Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s en 1944 ou aprĂšs les marches de la mort.
Et comment cela se passeââtââil pour les camps dont il y a trĂšs peu de rescapĂ©s, comme Treblinka ou Sobibor si les nazis ont dĂ©truit Ă la fois les preuves matĂ©rielles et architecturales et les documents ?
Pour BeĆĆŒec, CheĆmno, Treblinka et Sobibor il ne reste que quelques tĂ©moignages dâĂ©vadĂ©s (par exemple ceux des rĂ©voltes de Treblinka et Sobibor) ou de rares dĂ©positions de SS aprĂšs la guerre ; il nây a pas de sĂ©lection des dĂ©portĂ©s Ă lâarrivĂ©e : tous sont gazĂ©s Ă lâexception dâune poignĂ©e dans quelques convois. Si nous disposons dâautant de tĂ©moignages de rescapĂ©s en France, câest parce sur quatreââvingts convois de dĂ©portĂ©s juifs, soixanteââneuf sont Ă destination dâAuschwitz oĂč, Ă lâarrivĂ©e, il y a une sĂ©lection. Et câest parce quâil y a une sĂ©lection que certains dĂ©portĂ©s entrent dans le camp et que, finalement, il y a quelques survivants.
On a une telle image de cette machine implacable Ă la fois administrative et criminelle quâon est toujours un peu surpris, Ă la lecture des tĂ©moignages, de dĂ©couvrir les imperfections du systĂšme, celles qui, finalement, vont parfois permettre la survie de quelquesââuns. NĂ©cessairement, dans les tĂ©moignages Ă©manant de rescapĂ©s, ces imperfections sont surreprĂ©sentĂ©es et ce quâil nous reste reprĂ©sente une partie marginale, voire miraculeuse, du systĂšme. Ces scories du systĂšme qui transparaissent dans les tĂ©moignages constituentââelles une difficultĂ© supplĂ©mentaire dans votre travail ?
Lorsque nous travaillons sur les parcours des rescapĂ©s juifs de France, nous essayons effectivement dâidentifier les raisons de leur survie. Il y a des raisons liĂ©es aux convois, comme les convois des femmes en 1944 oĂč le fait dâavoir Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©es Ă lâautomne 1944 vers dâautres camps a permis Ă la majoritĂ© dâentre elles de survivre. Comme dit souvent Ginette Kolinka, la chance, câestââĂ ââdire ces petites erreurs de la part du systĂšme nazi, câest ce qui fait la singularitĂ© de chacun des parcours et complique parfois le travail de lâhistorien : on ne peut pas toujours trouver la raison objective de la survie de chacun des rescapĂ©s. Câest un biais similaire quâon va trouver face Ă un public plus candide qui est confrontĂ© aux tĂ©moignages de rescapĂ©s : les tĂ©moignages sont des tĂ©moignages de rescapĂ©s, par principe, et il faut prendre garde que les lecteurs nâaient pas le sentiment quâavec un peu de culot, un peu de chance et une bonne santĂ©, on pouvait sâen sortir. La rĂ©alitĂ©, câest que lâimmense majoritĂ© mĂȘme de ceux qui avaient du culot de la chance et une bonne santĂ© ne sâen sont pas sortis.
Lors des visites Ă Auschwitz, nous sommes souvent confrontĂ©s Ă ce dĂ©calage. Georges Bensoussan lâa trĂšs bien formulĂ© : nous tentons de faire rationnellement lâhistoire dâun Ă©vĂ©nement qui nâest pas rationnel. Il y a bien des choses quâon ne peut pas expliquer, parfois parce quâon manque de sources fiables, mais surtout parce quâon est dans un univers immense et aberrant, absurde. Il faut bien comprendre que, mĂȘme si les rescapĂ©s dâAuschwitz sont plusieurs milliers, ils demeurent une ultraââminoritĂ© parmi les dĂ©portĂ©s Ă Auschwitz. Il nâest quâĂ penser que sur les six mille femmes de France enregistrĂ©es Ă Auschwitz en 1942, il nây a que trenteââneuf survivantes en 1945.

Dans les tĂ©moignages, qui sont des rĂ©cits individuels, il est des choses qui sont tues. Notamment quand une partie de la « chance » qui a permis de survivre sâest produite au dĂ©triment dâautres. Et cela est probablement plus vrai encore lorsque ces tĂ©moignages sont destinĂ©s Ă une transmission familiale. Et puis il y a les erreurs qui peuvent aussi surgir dans le tĂ©moignage, parce que câest un rĂ©cit humain. Comment vous dĂ©brouillezââvous avec cette volatilitĂ©, ce cĂŽtĂ© moins froid, plus poreux, plus humain quâune archive documentaire classique ?
SystĂ©matiquement, dans 1945. Les rescapĂ©s juifs dâAuschwitz tĂ©moignent, nous expliquons, en regard, les erreurs quâil peut y avoir dans le tĂ©moignage. Parfois, cela vient de bruits qui circulaient Ă lâouverture des camps en 1945, parfois ce sont des confusions.
Quand on veut faire lâhistoire dâun convoi, comme nous lâavons fait pour le convoi 77 avec lâassociation du mĂȘme nom, on nâa dâautre solution que de cumuler tout ce quâil est possible de connaĂźtre Ă travers les archives, les tĂ©moignages. Ensuite, seule lâĂ©rudition permet de faire le tri dans les tĂ©moignages. Pour notre part, dans la mesure du possible, nous confrontons un tĂ©moignage Ă dâautres sources lorsquâil parle de quelque chose qui nâest pas encore connu.
Quand on a eu entre les mains des centaines de tĂ©moignages, on sait aussi saisir ce qui relĂšve de lâexpĂ©rience rĂ©ellement vĂ©cue du tĂ©moin de ce qui vient de rĂ©cits qui lui ont Ă©tĂ© faits par dâautres ou de rumeurs qui ont circulĂ© dans les camps. Ă cet Ă©gard, lorsque Jean Oppenheimer cite le sonderkommando NoĂ«ll Oksenberg, il le fait de façon trĂšs rigoureuse, en indiquant qui parle, quand, etc.
Parfois aussi, il y a des choses qui ne sont pas dites dans les tĂ©moignages, tout simplement parce que les tĂ©moins ne sâen souviennent plus. Câest le cas par exemple de Ginette Kolinka qui ne raconte pas que son convoi sâest arrĂȘtĂ© Ă deux reprises entre Drancy et Birkenau ni quâĂ lâarrivĂ©e, elles passent la nuit dans une baraque et ne sont tatouĂ©es que le lendemain. Anne-Lise Stern, qui Ă©tait dans le mĂȘme convoi, le raconte, mais Ginette Kolinka, tout simplement, ne sâen souvient absolument pas, peutââĂȘtre parce quâĂ lâarrivĂ©e, elle fait monter son pĂšre et son petit frĂšre dans le camion et que cet Ă©vĂ©nement lĂ lâobsĂšde et occulte un peu ce quâil y a autour. Son rĂ©cit passe directement de Drancy Ă ce moment oĂč son frĂšre et son pĂšre montent dans le camion. Sans compter que le tĂ©moignage dâAnne-Lise Stern est trĂšs prĂ©coce quand celui de Ginette Kolinka date des annĂ©es quatreâvingtâdix.
Mais finalement, ces petites imprĂ©cisions, ces petits oublis, ces scories qui relĂšvent de lâhumain sontââils si gĂȘnants pour lâhistorien ?
Il est vrai que, parce que nous connaissons bien par exemple la topographie du site dâAuschwitz, nous sommes Ă la recherche dâinformations trĂšs prĂ©cises. Il nâen reste pas moins que ce nâest pas la topographie qui permet dâexpliquer Ă quelquâun qui ne connaĂźtrait pas ce quâa Ă©tĂ© la Shoah Ă Auschwitz . Le rĂ©cit des rescapĂ©s a plus dâintĂ©rĂȘt que ces informations si prĂ©cises, parce que câest un rĂ©cit humain. Dâautant plus quâon ne peut pas prĂ©tendre Ă faire une histoire dâAuschwitz. Les dĂ©portĂ©s de 1942 nâont pas vĂ©cu la mĂȘme histoire que ceux qui sont arrivĂ©s en 1944. Nous avons collectĂ© durant une dizaine dâannĂ©es le maximum de noms de rescapĂ©s et essayĂ© de retrouver leur parcours pour en tirer quelques statistiques. Et nous nous sommes rendus compte que la chronologie, celle des convois et celle de lâhistoire dâAuschwitz, est dĂ©terminante.
Dans le travail dâhistorien, il nâest donc pas gĂȘnant dâĂȘtre confrontĂ© Ă ces contradictions. Câest plus compliquĂ© pour nous lorsquâil faut expliquer ces chosesââlĂ Ă des gens qui ne connaissent pas, Ă des Ă©lĂšves par exemple. Prenons lâexemple dâYvonne Klug, rescapĂ©e du convoi 76, qui sâest Ă©vertuĂ©e Ă rester au Revier (infirmerie) pour Ă©viter lâenfer des kommandos de travail. La plupart des rescapĂ©es expliquent au contraire quâil fallait Ă tout prix Ă©viter les blocs dâinfirmerie. LĂ encore, il y a des histoires qui ne sont pas identiques pour toutes, et il nâest pas simple dâexpliquer aux gens que lâhistoire dâAuschwitz nâest pas si simple, nâest pas monolithique.
Donc, il est essentiel de lire des tĂ©moignages, mais on ne peut pas lire que des tĂ©moignages, il faut aussi avoir une connaissance fondamentale du projet nazi et du fonctionnement concentrationnaire. Il faut replacer ces tĂ©moignages dans le contexte politique, Ă©conomique, militaire, qui nâest pas le mĂȘme en fonction des pĂ©riodes.
Dans le cadre particulier des publics scolaires, quâapporte le tĂ©moignage ?
Toucher du doigt des histoires individuelles, permettre aux Ă©lĂšves dâentendre des rĂ©cits, peut ĂȘtre une bonne accroche pour donner envie aux Ă©lĂšves dâaller plus loin, de connaĂźtre autre chose Que le nombre des six millions de Juifs assassinĂ©s, dâaller auââdelĂ du cours dâhistoire. Nous parlons lĂ de personnes, qui, avant la Shoah, avaient une vie, une histoire et auxquelles les Ă©lĂšvent peuvent sâidentifier.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan