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80 ans après, je me dis : « Maintenant ça suffit, je te ramène à la maison »

En 2014, Tenoua consacrait son numéro hors‐​série pour Yom haShoah au travail d’Ethel Buisson, photographe et architecte qui était partie sur les traces de son grand‐​père, Srul Ruger, arrêté à Paris, déporté de Drancy et assassiné à Auschwitz en septembre 1942. 80 ans après sa mort, dans le cadre d’un nouveau travail artistico‐​mémoriel, Ethel retournait à Birkenau pour « retrouver » son grand‐​père. Tenoua a rencontré Ethel Buisson et vous invite à découvrir ici cette quête photographique.

Publié le 22 avril 2025

5 min de lecture

© Ethel Buisson – photo par Claude Philippot

© Ethel Buisson


Antoine Strobel-Dahan Ethel, certains lecteurs de Tenoua vous connaissent déjà, notamment parce que nous avions travaillé ensemble en 2014 pour un numéro hors-série de Tenoua, « À la rencontre de mon grand-père ». Quel est votre parcours et votre lien avec la Shoah ?

Ethel Buisson Je suis architecte, formée aux États‐​Unis, et j’ai assez rapidement orienté ma pratique et mon enseignement sur le dessin et la photographie d’architecture et ce qu’on appelle les représentations du paysage. L’histoire de la Shoah est très présente dans ma famille. Je ne dois d’être née qu’au fait que ma mère et ma grand‐​mère se sont enfuies du Vel d’Hiv. J’ai découvert le prénom de mon grand‐​père, Srul, seulement en 2006 au Mémorial de la Shoah à Paris, quand je le touche sur le Mur des Noms. Ce rapport tactile me marque profondément et manifeste tout ce qui me sépare de lui. En 2012, de Paris à Birkenau, je refais, avec ma chambre photographique, le parcours de mon grand‐​père 70 ans après, je le suis puis le précède en l’attendant sur la rampe.

© Ethel Buisson

ASD Qu’est-ce qui vous amène à y retourner dix ans plus tard ? 

EB D’abord une question de temporalité : c’est un anniversaire. En 2022, cela fait 80 ans que mon grand‐​père a été assassiné. J’ai la possibilité d’exposer au Mémorial de la Résistance à Vassieux‐​en‐​Vercors et je refais le parcours : je photographie le 15 juillet le boulevard de Belleville lorsqu’ils sont avertis d’une rafle à venir à laquelle il ne croit pas, puis le Vel d’Hiv le 16 juillet et l’escalier dans lequel ma mère s’est cachée, etc. Ceci m’amène, en septembre, à Birkenau, cette fois avec mon compagnon qui m’assiste et m’encourage.

© Ethel Buisson

ASD En plus de prendre des photos, vous réalisez sur place des « frottages », sortes d’empreintes des lieux sur papier calque…

EB C’est effectivement une empreinte à l’échelle 1. Il s’agit de poser une feuille de calque épais sur une surface (un mur, un pavé, un arbre) et de la frotter à l’aide de graphite. Je fais ces empreintes depuis le lieu d’où je prends la photo. Cela me permet d’être entre le toucher, l’haptique, la préhension et l’image.

© Ethel Buisson – photo par Claude Philippot

ASD Dans cette série revient une pièce d’étoffe que vous déposez à différents endroits de Birkenau. De quoi s’agit-il, à quoi vous sert‐elle ?

EB C’est une pièce de lin, un linceul, celui que mon grand‐​père n’a pas eu. C’est dans le même rouleau que j’ai pris la pièce de lin sur laquelle j’expose en très grand son acte de décès enregistré au camp. Quand je l’emmène là‐​bas, c’est presque un voile réconfortant aussi. Je dépose ce drap à différents endroits du camp comme la preuve de la présence de mon grand‐​père dans ce lieu où il aura passé un peu moins de deux mois.

Je ne suis en fait pas vraiment parvenue à lui apporter ce linceul. Le 15 septembre, à 18h20, l’heure inscrite sur son acte de décès, je pose le linceul et je l’attends, je me dis : « Maintenant ça suffit, je te ramène à la maison ». J’avais travaillé en amont la scénographie du linceul, l’avais dessinée et répétée. Il pleut à verse ce jour, on est trempés, j’enclenche le mode rafale assez lent, je photographie en stop motion cette mise en scène au cours de laquelle je « prends mon grand‐​père dans les bras ». Mais je ne suis pas satisfaite : quelque chose que j’imaginais paisible s’est traduit dans un déluge, je vis dans une éternelle répétition ratée, je me retourne trop tôt, je ne parviens pas à passer la dernière porte du camp, à le sortir du camp. Les photos que vous voyez avec le drap ont finalement été prises le lendemain, 16 septembre, dans un mouvement qui, lui n’était pas prévu.

Avec du recul, je trouve qu’en fait, il s’est passé quelque chose dans l’inconfort. Cet arrêt sur image fait cesser la répétition. Que je me retourne ou pas, rien ne le dit dans mes photos. Il faut du temps pour faire revenir mon grand‐​père – d’ailleurs, la semaine dernière, je l’ai rencontré au métro Belleville !

© Ethel Buisson

ASD Une photo se détache un peu, dans le champ de cendre situé au nord‐​ouest du complexe : on y voit le tissu en mouvement, un peu comme s’il s’envolait. Que raconte cette photo ?

EB J’ai beau beaucoup préparer mes prises de vue, je ne sais pas toujours pourquoi à un moment donné, les choses se passent comme elles se passent. C’est vrai qu’ici ce linceul vole, sans qu’on puisse savoir s’il s’envole ou s’il atterrit. Cet envol est aussi un détachement qui était important pour moi. Et puis cette image est belle, simplement esthétique. Je sais que ce mot peut sembler étrange à Birkenau mais l’esthétique me permet de voir. Une image, si elle est mal composée, si elle est inesthétique, peut devenir inacceptable ou irregardable. Moi, j’avais besoin de regarder ce lieu.

© Ethel Buisson

Ethel Buisson est architecte photographe plasticienne, maître de conférences en arts‐​plastiques à l’école nationale d’architecture de Nancy, chercheuse au laboratoire histoire architecture et contemporanéité. Arnaud Sompairac, son compagnon, est philosophe, architecte, écrivain.

Les photos du 16 septembre 2022, présentées dans le cadre de l’exposition « Grand‐​père, comment t’appelles-tu ? », ont été tirées par Claude Philippot, photographe. Elles ont été présentées en 2023 au Mémorial de la Résistance à Vassieux‐en‐Vercors.