
Tenoua - Mercredi soir 21 mai, à Washington, un jeune couple, Yaron Lischinsky et Sarah Milgrim, a été assassiné devant le Musée juif par un homme qui a scandé "Free, free Palestine". Depuis, on entend et lit beaucoup "deux Israéliens" ou "deux diplomates israéliens". Il se trouve qu'il s'agit effectivement de deux personnes qui étaient salariées de l'ambassade d'Israël, mais ils ont été assassinés devant le Musée juif et ont donc été tués parce que supposément juifs. Comment expliquez-vous cette chose si spécifique à Israël qui fait qu'on menace ou tue des Juifs dans le monde pour protester contre ce pays ?
Marc Knobel – La fusillade survenue le 21 mai 2025 devant le Musée juif de Washington a immédiatement suscité une onde de choc, tant par la violence de l’acte que par sa portée symbolique. Un jeune couple, Yaron Lischinsky et Sarah Milgrim, a été assassiné par un homme qui, lors de son interpellation, a scandé « Free, free Palestine ». Depuis, les médias parlent souvent de « deux Israéliens » ou de « deux diplomates israéliens », soulignant leur lien professionnel avec l’ambassade d’Israël. Pourtant, cette lecture occulte une dimension essentielle : ils ont été tués devant un musée juif, à l’issue d’un événement communautaire, et rien n’indique qu’ils aient été visés pour leur fonction diplomatique. Leur présence à cet endroit, à ce moment, les désignait avant tout comme membres de la communauté juive.
Ce glissement sémantique, qui consiste à réduire les victimes à leur nationalité ou à leur statut professionnel, participe d’une confusion entretenue entre Juifs et Israéliens, entre identité religieuse ou culturelle et engagement politique. Or, cette confusion est précisément ce que recherchent les auteurs de ce type d’attaques : faire payer à des civils, identifiés comme juifs, la politique d’un État auquel ils sont supposés s’identifier. Il est frappant de constater que cette logique ne s’applique à aucune autre communauté : on n’imagine pas que des fidèles russes orthodoxes soient pris pour cible à la sortie d’une église aux États‐Unis pour dénoncer la politique du Kremlin. Pourtant, lorsqu’il s’agit des Juifs, ce raccourci s’impose avec une régularité glaçante.
Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il s’est accentué à mesure que le conflit israélo‐palestinien s’est internationalisé dans les imaginaires. Les institutions juives, qu’il s’agisse de synagogues, d’écoles ou de musées, deviennent des cibles symboliques pour ceux qui veulent exprimer leur hostilité à Israël, comme si la judéité, partout dans le monde, était réductible à une allégeance politique. Cette essentialisation, qui nie la diversité des expériences et des opinions juives, constitue le cœur de l’antisémitisme contemporain.
D’ailleurs, l’attentat du Musée juif de Bruxelles en 2014, où quatre personnes avaient été assassinées dans des circonstances similaires, s’inscrit dans cette même logique. Les terroristes cherchent à frapper là où la présence juive est visible, là où elle s’inscrit dans la vie sociale et culturelle des sociétés occidentales. Les victimes, qu’elles soient israéliennes, américaines, françaises ou belges, sont visées non pour ce qu’elles font, mais pour ce qu’elles sont ou sont supposées représenter.
Ce qui me frappe, en tant qu’historien, c’est la persistance de ce schéma : le Juif, même citoyen d’un autre pays, même détaché de toute implication politique, reste l’otage d’un conflit qui le dépasse. Cette logique de « punition collective » est un invariant de l’histoire de l’antisémitisme, mais elle prend aujourd’hui une dimension nouvelle, à l’heure où l’information circule instantanément et où les tensions du Proche‐Orient se répercutent sur les sociétés occidentales.
Tenoua - Jeudi matin, sur RTL, le député LFI Éric Coquerel a réagi à cette information par une sorte de "oui mais Gaza". Sa phrase exacte est : "Ben, ma réaction, c'est qu'il faut que très rapidement s'arrête le génocide en cours à Gaza, voilà ce que je veux vous dire". Que penser de ces politiques français qui, d'une façon ou d'une autre, estiment que le drame des Gazaouis explique voire justifie l'assassinat de Juifs à l'étranger ?
Marc Knobel – La réaction d’Éric Coquerel, jeudi matin sur RTL, s’inscrit dans une logique malheureusement récurrente : face à un drame antisémite, la première réponse de certains responsables politiques consiste à déplacer le centre de gravité du débat vers la situation à Gaza. Dire, à chaud, que « très rapidement s’arrête le génocide en cours à Gaza », alors même que l’on vient d’évoquer l’assassinat de Juifs à l’étranger, revient à établir, implicitement ou explicitement, un lien de causalité entre la politique israélienne et les violences antisémites qui frappent des civils juifs hors du Proche‐Orient.
Ce réflexe, que l’on pourrait qualifier de « oui, mais Gaza », pose plusieurs problèmes fondamentaux. D’abord, il tend à relativiser, voire à excuser, l’acte antisémite en le réinscrivant dans une chaîne de causes où la responsabilité incomberait in fine à Israël. Ensuite, il contribue à l’amalgame entre Juifs et Israël, comme si chaque Juif, où qu’il soit dans le monde, devait répondre des choix du gouvernement israélien. Cette confusion, historiquement documentée, nourrit l’antisémitisme contemporain et légitime, aux yeux de certains, la violence contre des innocents
En tant qu’historien, je constate que ce type de réaction n’est pas nouveau. Déjà lors des attentats de Toulouse en 2012 ou de Bruxelles en 2014, certains avaient cherché à contextualiser, sinon à expliquer, l’antisémitisme par la situation au Proche‐Orient. Or, l’histoire nous enseigne que l’antisémitisme précède de loin la création d’Israël et qu’il se nourrit d’une logique de bouc émissaire, où le Juif est sommé de répondre d’événements qui le dépassent.
Tenoua - De l'autre côté, jeudi matin toujours, le ministre israélien de la Diaspora, Amichai Chikli, faisait porter la responsabilité de cet attentat sur les dirigeants européens et canadiens qui ont, ces derniers jours, fermement critiqué les actions du gouvernement israélien. Il déclarait qu'il faudrait "demander des comptes aux dirigeants occidentaux irresponsables qui nourrissent cette haine". Qu’en penser ?
Marc Knobel – Les propos de ce ministre et de Benjamin Nétanyahou, accusant la France, le Royaume‐Uni et le Canada d’encourager l’antisémitisme par leur critique d’Israël, relèvent d’une instrumentalisation politique du drame. En assimilant toute critique de la politique israélienne à une incitation à la haine antijuive, Chikli et Nétanyahou brouillent les frontières entre l’antisémitisme, qui vise des personnes pour ce qu’elles sont, et la critique légitime d’un État, qui relève du débat démocratique. Cette confusion, à l’autre extrémité du spectre, alimente la polarisation et empêche toute réflexion sereine sur les causes profondes de la violence.
En définitive, ce double mouvement – justification implicite de la violence antisémite d’un côté, instrumentalisation politique de l’autre – est non seulement dangereux, mais il empêche d’affronter ce que l’attentat de Washington révèle : la persistance d’un antisémitisme qui, sous couvert de solidarité politique ou de critique internationale, continue de faire des victimes.