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New Day Will Rise, « Un nouveau jour arrive ». Vous savez sans doute que ces mots sont le titre de la chanson israélienne qui a presque gagné l’Eurovision cette année. Cette chanson interprétée par une survivante du massacre du festival Nova, et qui portait les couleurs d’Israël il y a quelques jours dans cette compétition devenue si politique.
Pourquoi vous en parler ce soir ? Parce que de bien des manières cette semaine, je me suis demandée si nous n’étions pas précisément entrés dans un « new day », pas juste un nouveau jour mais peut‐être un nouveau monde. Un nouveau monde qui, apparemment, n’est plus tout à fait (ou plus du tout) le même que celui que j’avais connu.
Dans ce nouveau monde, peuvent être abattus à bout portant deux jeunes Juifs, deux Israéliens, en plein Washington, par un homme qui appellent à la libération de la Palestine.
Dans ce nouveau monde, beaucoup de gens et notamment des représentants de la classe politique trouvent des excuses à cet assassin, et « comprennent » cette violence là‐bas parce qu’il en existe une autre ailleurs. Et font ainsi des Juifs, de chaque Juif, non seulement un responsable ou un coupable de ce qui arrivent aux Palestiniens… mais aussi un responsable ou un coupable de ce qui pourrait lui arriver à lui‐même ou à ses enfants, un jour.
Bienvenue dans un monde de failles de responsabilité, où chacun est persuadé de détenir la vérité, d’être du côté du juste, du moral ou du vrai, un monde où l’empathie n’est plus que pour un camp, une version de l’Histoire, une grille politique.
Nous voici dans un monde où la violence n’est pas que celle des champs de bataille, mais aussi – croyez‐moi, je suis bien placée pour vous en parler – la violence de réseaux sociaux et de paroles méprisables, où il devient possible pour tous, même pour nous, les Juifs qui, en tant d’occasion dans nos textes et nos livres défendons l’éthique de la parole, d’attaquer en meute une autre Juive, israélienne, et sioniste, pour ce qu’elle dit ou pense de la politique d’Israël.
Je ne reviendrai pas sur la séquence surréaliste que je viens de vivre, la médisance, la méchanceté ou la bêtise, disons par… « charité chrétienne » pour tant d’auteurs de billets doux que j’ai reçus.
Je veux juste prendre ici et devant ma communauté un instant pour remercier celles et ceux qui m’ont envoyé des messages bouleversants, intelligents, pertinents, pour me dire qu’ils étaient absolument d’accord ou absolument en désaccord avec mon point de vue.
Cet amour d’Israël nous amène à agir, parler ou penser, parfois très différemment les uns des autres.
Parce que oui, nous sommes une communauté et, je veux le croire, un peuple, où il est possible d’énoncer côte à côte une diversité de points de vue. Et de le faire au nom d’un principe qu’on appelle en hébreu ahavat yisrael, אהבת ישראל, « l’amour d’Israël », pas juste du pays d’Israël mais d’un peuple, d’un collectif, ainsi nommé.
Cet ahavat yisrael nous amène à agir, parler ou penser, parfois très différemment les uns des autres.
Et je sais qu’il y a dans cette synagogue des gens qui, par ahavat yisrael, par amour d’Israël, considèrent qu’il faut être en solidarité totale avec un gouvernement qui mène une guerre juste, car la guerre l’impose et que l’heure n’est pas à dire ou à énoncer une critique qui pourrait nous affaiblir.
Et il y a dans cette communauté des gens qui, par le même ahavat yisrael, considèrent l’inverse, que l’heure est grave et exige une parole pour soutenir les Israéliens qui affirment que la position actuelle de leur gouvernement affaiblit Israël plutôt que de le renforcer, et menacent les Juifs dans le monde.
Et aucun de nous ne peut dire et affirmer que l’une de ces positions constitue le véritable ahavat yisrael.
Cette semaine, j’ai relu énormément de livres d’Histoire. Et notamment plusieurs ouvrages sur le sionisme, que j’avais étudié il y a des années à l’université hébraïque de Jérusalem. J’ai été bouleversée de redécouvrir combien les débats qui ont secoué le monde juif au début du siècle dernier, les affrontement dans les années vingt et les années trente, entre les révisionnistes de Jabotinsky, le Mapai de Ben Gourion, le Brit Shalom de Scholem, Buber ou Achad Ha’Am.
Déjà alors, il y avait ceux qui pensaient que le sionisme devait conserver un idéal éthique et ceux qui ne croyaient qu’à la realpolitik qui salit les mains, en cas de guerre. J’ai souri en découvrant qu’un philosophe, dont le texte a beaucoup circulé, me reprochait de manquer de réalisme politique ou de parler depuis le confort d’un fauteuil de diaspora. Je me suis demandé s’il avait jamais lu Scholem, Buber et tant d’autres auteurs sionistes.
Mais à nouveau, derrière ce débat, se cachent à mon sens des questions beaucoup plus fondamentales pour chacun d’entre nous. Et notamment la question du ahavat yisrael, de là où nous porte le souci du peuple d’Israël, dans ce nouveau monde si complexe et si hostile dans lequel nous sommes entrés.
Avec les mots et le langage, on peut créer un monde ou le détruire, faire advenir un autre possible ou condamner un univers à mort.
Dans ce nouveau monde, chers amis, il fait sombre. Terriblement sombre. Et inutile de nous le cacher, nous savons tous que nous nous apprêtons à vivre des temps difficiles et douloureux, des temps d’inquiétude, des temps où, comme vous l’avez vu en poussant les portes de cette synagogue, la surveillance, la protection, et la sécurité seront nos priorités. Car nous n’avons pas le choix.
Et pourtant, je veux croire que, comme les générations passées ont su traverser des nuits dans des communautés juives et des communautés de destin où les uns et les autres n’étaient pas nécessairement d’accord et se le disaient, nous saurons le faire, nous aussi. Mais nous ne pourrons le faire, et croire en une aube, qu’à une condition : si nous nous promettons de conserver ce qu’on appelle tarbout dibour, une certaine culture de la parole.
Les kabbalistes nous l’enseignent : avec les mots et le langage, on peut créer un monde ou le détruire, faire advenir un autre possible ou condamner un univers à mort. Par la parole, un monde peut surgir, comme il est écrit dans la Genèse :
Vayomer elohim ויאמר אלהים… L’Éternel dit
yehi or יהי אור… que la lumière soit.
Vayehi or ויהי אור… et la lumière fut.
Dans la Genèse, la parole ramène le jour.
Et dans ce bereshit de la Torah, que vous et moi avons lu et étudié si souvent, dans ces premiers chapitres de la Genèse qui nous servent de récit fondateur, il est répété une même phrase, que je vous invite à faire résonner.
Cette phrase est ainsi énoncée :
Vayehi érev, vayehi boker, yom… ויהי ערב ויהי בקר יום
« Il fut soir, il fut matin, et surgit alors le jour »
Le verset est connu mais l’avez-vous déjà vraiment écouté dans ses résonnances ?
Vayehi érev. Érev n’est pas que le soir en hébreu, c’est aussi arévout, la responsabilité des uns pour les autres. Comme le dit le Talmud, Kol yisrael arevim zé le-zé, כל ישראל ערבים זה בזה, chaque Juif est responsable et caution d’un autre Juif. Notre destin est lié, que nous soyons d’accord ou pas, sionistes ou pas, vivant en diaspora ou en Israël ; il existe entre nous, que cela nous plaise ou non, un lien de responsabilité mutuelle et une communauté de destin indéfectible.
Vayehi boker, « il fut un matin »… Boker ne signifie pas que cela. C’est le même mot que levaker ou bikoret, le devoir critique, le devoir d’adresser une critique, c’est-à-dire d’interroger l’autre dans sa justesse ou dans son égarement.
Vous l’entendez, le leitmotiv de la Genèse nous appelle et nous dit encore et encore :
« Il fut responsabilité, il fut regard critique ».
Cette caution des uns pour les autres passe aussi par la possibilité d’adresser des critiques à son prochain… et alors, et alors seulement, yom… surgit le jour nouveau, et il nous est donné d’entrevoir la lumière sur un monde assombri, que l’on peut rééclairer de notre espoir, de notre discernement et de notre intelligence.
Yuval Rafael, survivante du massacre de Nova, enfant chérie de notre peuple endeuillé qui attend désespérément le retour des otages et qui prie pour la paix, Yuval Rafael a raison : New day will rise… un jour viendra.
Et je voudrais que ce soir, nous nous engagions tous solennellement à tenir des paroles, une posture morale et un souci les uns des autres… qui n’empêchera pas ce jour d’arriver.
Shabbat shalom.
"A New Day Will Rise"
These words are the title of the Israeli song that almost won the Eurovision this year. This song, performed by a survivor of the Nova festival massacre, carried the colors of Israel just a few days ago in a competition that has become so deeply political.
Why speak about it tonight ? Because in the past week, I often wondered if we hadn’t precisely entered a « new day »—or rather, a new world. A world that no longer resembles the one I once knew.
In this new world, two young Jews, two Israelis, can be gunned down at point‐blank range in the heart of Washington, by a man calling for the liberation of Palestine.
In this new world, many people—including political figures—find excuses for this murderer and « understand » the violence there because there is violence elsewhere. And thus, Jews—each and every Jew—are made not only responsible or guilty for what happens to Palestinians… but also somehow responsible or guilty for what might one day happen to themselves or to their children.
Welcome to a world that praises irresponsibility, where everyone is convinced they hold the truth, that they stand on the side of justice, morality, or reality—a world where empathy is reserved for one side, one version of history, one political narrative.
We now live in a world where violence is not only on the battlefield but also—believe me, I know it all too well—in the violence of social media and despicable speech. A world where it has become possible for anyone—even for us, the Jews who, in so many of our texts and teachings, defend the ethics of speech—to attack another Jew, an Israeli, a Zionist, for what she says or thinks about Israeli politics.
I won’t dwell on the surreal sequence I just experienced—the slander, the cruelty, the foolishness .
I just want to take a moment here, in front of my community, to thank those who sent me moving, intelligent, thoughtful messages—whether they agreed with my views or completely disagreed.
This love of Israel leads us to act, speak, and think—sometimes very differently from one another.
Because yes, we are a community and, I want to believe, a people—one where it is possible to express a diversity of viewpoints side by side. And to do so in the name of a principle we call in Hebrew ahavat Yisrael, אהבת ישראל —“the love of Israel”—not just the country, but the people, the collective so named.
This ahavat Yisrael leads us to act, speak, and think in very different ways.
And I know that in my synagogue there are people who, out of ahavat Yisrael, believe we must show total solidarity with a government engaged in a just war, because war demands it and the moment is not right to express criticism that could weaken us.
And I know that there are others in this community who, out of that same ahavat Yisrael, believe the opposite — that the times are critical and require us to speak out, to support those Israelis who say that their government’s current stance weakens Israel rather than strengthens it, and who warn that it endangers Jews around the world.
And none of us can say definitively which of these positions reflects the truest ahavat Yisrael.
This week, I reread many history books, especially several on Zionism—those I had studied years ago at the Hebrew University of Jerusalem. I was moved to rediscover how profoundly the Jewish world was shaken by debates in the early 20th century—by clashes in the 1920s and 1930s between Jabotinsky’s revisionists, Ben-Gurion’s Mapai, and Brit Shalom, the group of Scholem, Buber, and Ahad Ha’am.
Even then, there were those who believed Zionism must retain an ethical ideal, and others who only believed in realpolitik—in getting one’s hands dirty when war demands it. I smiled when I saw a philosopher, whose text was widely shared, accuse me of lacking political realism—of speaking from the comfort of a diaspora armchair. I wondered whether he had ever read Scholem, Buber, or other Zionist thinkers.
But again, beneath this debate lie questions that are far more fundamental for each of us — especially the question of ahavat Yisrael — of where our concern for the people of Israel leads us in this new, complex, and hostile world we have entered.
With words and language, we can create a world or destroy one — we can bring forth new possibilities or condemn a universe to death.
In this new world, dear friends, it is dark. Terribly dark. And there is no point in denying it. We all know we are entering difficult and painful times—times of anxiety—times when, as you saw upon entering this synagogue, security, protection, and vigilance are our priorities. Because we have no other choice.
And yet, I want to believe that just as past generations endured long nights — in Jewish communities and communities of shared destiny — where people disagreed and said so, we too will find a way to do the same. But we can only do so, and believe in a dawn, under one condition : that we commit to preserving what we call tarbut dibbur — a culture of speech, of respectful discourse.
The kabbalists teach us : with words and language, one can create or destroy a world, bring forth another possible future or doom an entire universe. Through speech, a world can arise, as it is written in Genesis :
Vayomer Elohim ויאמר אלהים — And God said,
Yehi or יהי אור — Let there be light,
Vayehi or ויהי אור — And there was light.
In Genesis, speech brings back the day.
And in this bereshit of the Torah, which you and I have read and studied so many times, in those first chapters that form our founding narrative, one phrase is repeated over and over — a verse I invite you to let resonate within you :
Vayehi erev, vayehi boker, yom.. ויהי ערב ויהי בקר יום
"There was evening, there was morning—and then came the day."
The verse is familiar — but have you ever truly listened to its deeper echoes ?
Vayehi erev. Erev isn’t only “evening” in Hebrew. It also echoes arevut — mutual responsibility. As the Talmud says :
Kol Yisrael arevim zeh la-zeh, כל ישראל ערבים זה בזה — All Jews are responsible for one another.
Our destinies are intertwined — whether we agree or not, whether we are Zionist or not, whether we live in the diaspora or in Israel. There exists between us, whether we like it or not, a bond of mutual responsibility and an unbreakable community of fate.
Vayehi boker. There was morning. But boker also contains the roots of levaker and bikoret — the duty of critique, the responsibility to question, to challenge the other’s path or thinking.
You hear it : the Genesis refrain calls to us, again and again :
“There was responsibility. There was critique.”
This mutual responsibility includes the possibility of speaking critical words to one another. And then—and only then—yom, a new day, dawns. A day in which we glimpse light in a darkened world — light that we can rekindle through our hope, discernment, and intelligence.
Yuval Rafael, survivor of the Nova massacre, beloved child of our grieving people, who await the return of the hostages and pray for peace—Yuval Rafael is right :
"A new day will rise." And tonight, I would like all of us to commit—solemnly—to uphold words, a moral stance, and ethical concern that will not prevent that day from coming.