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Shavuot : « Voir des voix »

Drasha (sermon) prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur pour l’office du soir de shabbat, vendredi 30 mai 2025, dans la synagogue de JEM à Paris.

Publié le 30 mai 2025

6 min de lecture

© Élie Papiernik/​Tenoua

Selon la tradition, nous sommes ce shabbat au pied de la montagne. Pas n’importe quelle montagne : au pied du mont Sinaï, en plein cœur du désert où, dimanche soir, à Shavuot nous recevrons la Torah. Dans 48 heures, nous commémorerons cette révélation qui fut un jour faite à notre peuple et que chaque génération de Juifs doit à nouveau accueillir.

La scène de la révélation, telle que décrite dans la Torah, est connue. Les Hébreux sont réunis pour entendre les paroles divines mais quelque chose de surprenant est écrit. Il est dit « royim èt hakolot » רֹאִים אֶת־הַקּוֹלֹת : les Hébreux, plutôt que d’entendre cette révélation, ont « vu des voix ». 

Ce terme « voir » est étrange. Comment est‐​il possible de voir un son, comment une expérience auditive peut‐​elle être visuelle ?

Les interprétations de nos sages sur ce verset sont nombreuses. Mais certains nous invitent à chercher dans la direction d’un mot hébraïque connu de tous ou presque, davar, de la racine dalet bet resh דבר. Davar, c’est une parole… mais c’est aussi une chose. 

Pour le dire autrement, l’hébreu affirme qu’au mont Sinaï, et pas uniquement là, la parole crée toujours quelque chose, une réalité, un monde. Les mots ont des effets qui ne sont pas que des paroles en l’air ; quelque chose des mots finit par se voir, se percevoir et presque se toucher ou se sentir.

Vous le comprenez, ce dont il est question dans cette révélation, c’est de la conscience de la puissance du langage, pas seulement celui du divin, mais la force de tout langage qui change une réalité. quand les mots résonnent au mont Sinaï, et pas uniquement là : en n’importe quel temps et n’importe quel lieu, les paroles réverbèrent dans le monde.

C’est de cela dont je veux vous parler ce soir car nous vivons dans un monde où il serait sacrément naïf ou absurde de ne pas percevoir combien les mots créent des choses. Combien le langage transforme la réalité.

Depuis des mois et des mois, nous en parlons ici : dans les offices, les cours de pensée juive, parfois dans les couloirs de nos synagogues ou dans nos réunions familiales… nous parlons de la conscience que tant de mots aujourd’hui autour de nous, soit ne veulent plus rien dire, soit sont manipulés pour devenir des slogans, pour être vidés de leur profondeur ou pour nourrir un agenda politique ou une idéologie.

On pourrait en multiplier les exemples dans le débat politique ou public de nos sociétés. On qualifie les gens de « woke » ou de « réac », ou de traître, de sioniste ou d’antisioniste… Tant et tant de mots utilisés pour, au choix, décrire des gens qu’on veut disqualifier, ou pour se définir soi‐​même sans plus nécessairement savoir ce qu’on entend par là.

Royim èt hakolot… pourtant ces voix, ces mots, créent une réalité, c’est‐​à‐​dire que nous voyons concrètement les effets directs de ces paroles, des détournements du langage, d’essentialisation de l’autre. Tous ces mots portent à conséquence et nourrissent, dans nos sociétés, des violences, des attaques ad hominem.

Cette semaine, beaucoup d’entre nous ont été sidérés par la façon dont un mot « génocide » définissait maintenant, pour certains, de facon non questionnable, la situation à Gaza…

Ce mot a fini par être validé par des penseurs, des écrivains ou des hommes politiques qui ne l’utilisaient pas jusqu’alors. Et qui l’endossent soudain, sans que la justice n’ait eu encore à qualifier ce qui se déroule. Comme si la seule façon de dire que ce qui se passe est très grave était d’employer ce mot‐là.

Je mets de côté tant de débats avec lesquels vous êtes familiers – le fait, par exemple, que ce terme n’ait pas été utilisé pour qualifier d’autres terrains de guerre, ou la mort de tant de civils innocents ailleurs dans le monde, au Yémen, en RDC, au Myanmar, en Éthiopie ou au Soudan par exemple… ou encore le fait que cette accusation de génocide a été portée contre Israël dès le 8 octobre 2023, avant toute réponse militaire de la part de l’État hébreu à la tragédie qui venait de frapper le pays… ou encore le fait que certains accusent Israël d’être un État génocidaire depuis plus de 70 ans.

Je passe aussi sur le fait que, sur les réseaux sociaux, il est dorénavant commun de qualifier tout Juif de génocidaire, quel que soit le lieu où il vit ou son opinion politique.

Je mets de côté tout cela ce soir pour interroger autre chose :

Je suis obligée de me demander pourquoi des gens, que je sais légitimement saisis par une émotion tout à fait compréhensible face au drame humain vécu par les Palestiniens, choisissent ce mot.

Et je suis obligée de m’interroger : pourquoi celui‐​là et non un autre ? Si ce n’est pour susciter une émotion gigantesque, submerger l’interlocuteur de cette émotion et, consciemment ou non, raviver en lui le souvenir de l’autre génocide sur lequel s’indexe en Europe la mesure du mal : la Shoah.

Ainsi s’active un système d’équivalence, où les Juifs d’aujourd’hui deviendraient des bourreaux, alors qu’ils étaient les victimes d’hier.
Ainsi la Shoah se vide de son unicité, et on profane son souvenir qu’on dilue soudain dans des équivalences de mot et donc de situation.
Ainsi, se renforce la « nazification » des Juifs à laquelle nous assistons depuis des mois, à coup de jeux de mots et de représentations graphiques, phénomène insupportable qui mène droit à l’assassinat de deux jeunes Juifs à Washington, supposés « génocidaires » et devant payer pour la politique israélienne. 

À nouveau, il existe bien des qualificatifs que les uns et les autres pourraient utiliser pour définir ce qui d’après eux se passe à Gaza. Alors pourquoi donc puiser immédiatement dans la sémantique du Troisième Reich, et faire ce qu’on appelle un « point Godwin » du débat – pour ceux qui ne connaissent pas ce terme, cela consiste à clôturer toute réflexion ou toute nuance, en ramenant tout sujet à Hitler et/​ou au nazisme ; fin de la discussion.

Royim et hakolot…
Les mots ont une histoire, une force, et un projet. Choisir d’en utiliser un, quand on sait que ce mot place potentiellement une cible sur le dos de tant de personnes, c’est accepter d’endosser une étrange responsabilité sémantique. 

Voilà pourquoi trouver le mot juste est, aujourd’hui, plus critique encore qu’à n’importe quel autre moment. Voilà pourquoi, aussi, il est si vital de chérir une éthique du langage. Et ce soir, dans cette synagogue, je voudrais vous inviter à penser cette éthique. Et peut‐​être solennellement à nous engager à une forme de suspension lexicale. Un embargo rhétorique pour notre salut à tous.

Je m’explique : dans notre synagogue, il y a un héritage très particulier de la mémoire de la Shoah. Une conscience de l’unicité de cette tragédie dont il nous revient de porter la mémoire. À mon sens, cet engagement implique de ne laisser personne, absolument personne, utiliser ce souvenir pour le dévoyer.

Il n’est pas acceptable de convoquer les images de la Shoah pour qualifier ce que vivent les victimes d’une guerre terrible au Proche‐​Orient. Dire que Gaza est comme Auschwitz, que le terrorisme palestinien est comme du nazisme, que les Israéliens sont des SS, que les Palestiniens sont la réincarnation d’Hitler, ou que sais‐​je encore. Tout cela doit nous faire hurler « STOP ! » Plaquer des équivalences nous empêche tous de réfléchir, et même parfois d’agir.

Israël doit ramener ses enfants à la maison et protéger son avenir. Les Palestiniens doivent pouvoir vivre en paix et dans la dignité.

Et rien, dans ces mots et dans ces abus de langage qui déclenchent de si puissantes passions, ne nous rapproche d’un temps où des solutions pourraient être trouvées. 

Il ne s’agit sûrement pas d’être naïfs sur les intentions criminelles d’un ennemi, d’endosser un pacifisme niais ni de fermer les yeux sur un drame humain, mais bien de penser comment nos mots, et le registre émotionnel dans lequel ils nous installent, ne permettront de sauver ni les uns ni les autres.

Je ne sais pas si qui que ce soit dans cette pièce (ou dans notre pays) détient une solution aux problèmes du Proche‐​Orient. Ce que je sais, en revanche, c’est que nous devons éviter à tout prix de rendre ce problème plus insoluble encore par nos mots et par nos gestes. Et qu’avec des mots erronés, parfois, à défaut de trouver une solution, on fait pleinement partie du problème.
Nous sommes au pied d’une montagne, qu’aucun de nous ne sait gravir ou dominer. Une montagne de souffrance, de deuils et d’angoisse… et nous avons le devoir, par notre davar, nos mots et nos actions, de ne pas empêcher que, sur cette montagne, puisse résonner demain des mots qui constitueront des révélations, et qui nous feront réentendre peut‐​être un jour la promesse du mont Sinaï.