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“À chaque élection, le discours du président sert de baromètre de l’évolution de l’antisémitisme en France”

Il y a 30 ans, le 16 juillet 1995, Jacques Chirac prononçait un discours historique. Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, un président reconnaissait la culpabilité de l’État français dans la déportation des Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans quel contexte ce discours a‑t‐​il vu le jour ? Ce discours est‐​il toujours aussi consensuel ? Comment le réactualiser ? Hubert Strouk, historien et responsable du service pédagogique au Mémorial de la Shoah, nous livre une analyse approfondie de cette allocution qui a ouvert la voie à un nouveau temps mémoriel.

Publié le 6 juin 2025

8 min de lecture

En juillet 1995, Jacques Chirac vient d’être élu président de la République. À l'époque, le contexte est assez particulier, l’Europe est à nouveau traversée par la guerre, le parti de Jean-Marie Le Pen gagne en puissance tout comme les théories négationnistes. Le temps était-il venu de rompre avec la tradition mitterrandienne, de reconnaître la complicité de l'État français dans la déportation des Juifs de France ? 

Dès 1992, il se passe quelque chose : la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris rend une décision de non‐​lieu dans le procès Touvier. Cet arrêt crée une vive émotion aussi bien du côté des historiens que des juristes, dans le monde politique comme dans la société civile. C’est à ce moment‐​là que des associations comme le comité Vel d’Hiv 42 (né au printemps 1992) demandent une reconnaissance politique de la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs de France. Le travail de Serge Klarsfeld consistait à poursuivre les criminels nazis et leurs complices privilégiant la démarche historique et judiciaire, à travers le jugement de criminels comme Barbie (1987), Touvier (1994), Papon (1997). En 1992 toujours, le président de la République, François Mitterrand cesse de déposer une gerbe sur la tombe de Pétain le 11 novembre. Au même moment, la guerre en ex‐​Yougoslavie engendre de nouveaux massacres en Europe, on parle à nouveau d’épuration ethnique. En 1995, l’année de l’élection de Jacques Chirac, le Front National obtient 15% des voix et remporte trois municipalités, une première depuis sa création. 

En dépit de cette conjonction d’événements, Jacques Chirac n’avait pas décidé de faire de la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs de France un thème de sa campagne. Ce n’était pas quelque chose qu’il avait mentionné avant son élection. Jacques Chirac, depuis son arrivée à la mairie de Paris en 1977, suit de près les travaux de Serge Klarsfeld et en 1986, il prononce un discours qui pose les jalons du discours de 1995. Jacques Chirac est déjà en avance sur cette question de la reconnaissance du rôle de l’État français. 

Quel rôle les associations comme le comité Vel d’Hiv 42 et les institutions juives ont-elles joué dans l’émergence d’un tel discours ? Comment se sont-elles mobilisées pour obtenir la reconnaissance de Jacques Chirac ? 

Henri Hajdenberg, fraîchement élu président du CRIF et militant de la mémoire (il a participé aux nombreuses commémorations autour du Vel d’Hiv après un engagement auprès de la LICA) et d’autres membres du CRIF rencontrent le président de la République le 4 juillet 1995. Lors de cet entretien, Jacques Chirac confirme sa présence lors de la commémoration du 53ème anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. En juin, le président avait reçu une lettre d’Anne Senik, membre fondateur du comité Vel d’Hiv 42, qui lui demandait de reconnaître la responsabilité de l’État français de Vichy, de dénoncer le silence vis‐​à‐​vis des Juifs. Il était question d’aller plus loin que l’institution d’une “Journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite ‘gouvernement de l'État français’” décidée par le président sortant. À partir de ce moment‐​là, Christine Albanel a écrit un texte qui s’inscrivait dans les pas de celui de Jacques Chirac au Vel d’Hiv en 1986. Le discours de 1995 constitue une étape supplémentaire ; il est écrit par Christine Albanel et Jacques Chirac mais reste le discours de Jacques Chirac.

Pendant l’écriture de cet ouvrage, vous avez rencontré Christine Albanel, celle qui a rédigé ce discours (ou une partie). Un discours qui “joue des effets d’ombres et de lumières, opposant une France de l’occupation à une France de héros”, écrivez-vous. Un discours qui évoque aussi bien la responsabilité de l’État français que le rôle des Justes. Comment son témoignage a-t-il pu compléter l’analyse des archives ? 

Aujourd’hui, nous ne disposons pas du document préparatoire, c’est-à-dire que nous ne savons pas quelles parties du discours ont pu être retravaillées par Jacques Chirac et comment elles ont pu l’être. En interrogeant Christine Albanel comme en relisant les discours qu’elle a écrits sur le sujet et qui ont été prononcés par Jacques Chirac, on remarque que les mots choisis en juillet 1995 sont déjà largement présents avant. Elle travaille à ses côtés depuis 1982 (et jusqu’à l’année 2000) et certaines idées ont déjà été suggérées. Cette fois‐​ci, le discours suscite l’intérêt (et la réprobation chez ses contempteurs) parce qu’il dénonce les actes de l’appareil d’État sous l’ordre nazi : “La France, patrie des Lumières et des droits de l'homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable.” Jacques Chirac réaffirme l’idée que le projet nazi a été rendu possible par la collaboration : “Oui la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, secondée par l'État français.” On lit aussi l’hommage à la France résistante, généreuse, fidèle à ses traditions, à son génie, celle incarnée par le Général de Gaulle. Il rappelle également le sauvetage des Juifs de France : “ces « Justes parmi les nations» qui, au plus noir de la tourmente, en sauvant au péril de leur vie, comme l'écrit Serge Klarsfeld, les trois-quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu'elle a de meilleur”. Le discours s’inscrit dans son temps, dans un contexte de résurgence de l’extrême droite et de ses idées : “Les crimes racistes, la défense de thèses révisionnistes, les provocations en tous genres - les petites phrases, les bons mots - puisent aux mêmes sources.”

Après la prise de parole de Jacques Chirac, l’Élysée a reçu de nombreuses lettres d’intellectuels et de personnalités politiques de l’époque félicitant le président. Sur l’une d’elles, on lit : “Christine, ce discours te doit tant”. Autrement dit, il était su que Christine Albanel avait joué un rôle significatif. 

Comment expliquer que Jacques Chirac ait été à l’initiative d’un tel discours, d’un tel bouleversement dans l’écriture de la mémoire en France ? Dans votre ouvrage, vous rappelez que, pendant la Seconde Guerre mondiale, Jacques Chirac n'était alors qu’un enfant, contrairement aux présidents qui le précèdent. Vous évoquez aussi l’attachement de Jacques Chirac à l’histoire des Juifs de France et à l’histoire de la Shoah mais aussi ses liens étroits avec des rabbins et personnalités du monde juif traditionaliste… 

Jacques Chirac a étudié à Sciences Po et, pendant ses années à l’université, il a suivi les cours du rabbin Jacob Kaplan. Il a alors appris (et retenu) que quand les Juifs s’installent quelque part, ils fondent d’abord une école puis une synagogue. Au fil de ses rencontres, il se lie à l’histoire du peuple juif, sa trajectoire plurimillénaire, la persistance de sa civilisation, l’indispensable étude des textes. Ses discours sont d’ailleurs émaillés de citations du Talmud et de la Bible hébraïque, preuve qu’il a approfondi son intérêt. En 2005, lorsqu’il assiste à l’inauguration du Mémorial de la Shoah et du Mur des Noms, il prononce en français et en hébreu “Souviens-toi et n’oublie pas”

Ce discours marque ce que vous appelez “un nouveau temps mémoriel”, “une nouvelle ère pour les Juifs de France”. Pour autant, Jacques Chirac n’avait pas anticipé le retour de l’antisémitisme, sous d’autres formes… Comment les présidents qui lui succèdent s’emparent de la question du renouvellement de la haine anti-juive ? 

La pensée de Jacques Chirac est reprise par ses successeurs, un consensus s’instaure peu importe le parti auquel ils appartiennent. Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier comment s’écrivent les discours des présidents suivants, dans quelles mesures ils s’appuient sur l’architecture de celui du président de 1995. Sarkozy considère que Jacques Chirac a tout dit. En 2012, François Hollande s’exprime après les attentats de Montauban et de Toulouse qui a visé plusieurs personnes dont des enfants de l’école juive Ozar Hatorah et constate la présence d’un nouvel antisémitisme (un antisémitisme qui se manifeste depuis le début des années 2000, au moment de la seconde intifada). En 2014, Manuel Valls, premier ministre du gouvernement Hollande, évoque l’antisionisme comme nouveau visage de l’antisémitisme, il fait référence aux violences des manifestants rue de la Roquette à Paris et à Sarcelles, alors qu’une guerre oppose Israël au Hamas : “À l'antisémitisme « historique », « traditionnel », cette vieille maladie de l'Europe qui, de siècle en siècle, a prospéré jusqu'à conduire à Sobibor, Treblinka, Belzec ou à Auschwitz, s'ajoute un antisémitisme d'une forme nouvelle qu'il est hors de question de nier ou de cacher, et qu'il faut regarder en face. Il se répand sur internet, sur les réseaux sociaux, il se répand aussi dans nos quartiers populaires, auprès d'une jeunesse souvent sans repères, sans conscience de l'histoire et qui cache sa "haine du Juif" derrière un antisionisme de façade et derrière la haine de l'État d'Israël.” Même chose pour Emmanuel Macron quand il accède au pouvoir en 2017, il prend la parole en présence du premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou et rappelle que le gouvernement français ne cèdera rien à l’antisionisme car il est “la forme réinventée de l'antisémitisme”. À chaque nouvelle élection depuis 2012, le discours du président lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv peut faire office de baromètre de l’évolution de l’antisémitisme en France. En 2022, lors de l’inauguration de la Gare de Pithiviers (rattachée au Mémorial de la Shoah), Emmanuel Macron tient à répondre à Éric Zemmour qui affirme depuis que “Pétain a sauvé des Juifs français”, une contre‐​vérité visant à réviser l’histoire de la Shoah et à redonner une légitimité aux détracteurs du discours de Jacques Chirac. 

Pendant des années, vous avez été enseignant d’histoire géographie et aujourd’hui, vous continuez à travailler au contact de scolaires. Comment le discours de Jacques Chirac a-t-il impacté la transmission de l’histoire de la Shoah ? 

Dès le début des années quatre‐​vingt, la responsabilité de l’appareil administratif français est évoquée dans les manuels scolaires mais, à partir du moment où le président reconnaît la complicité du régime de Vichy, la parole des enseignants se libère. Aujourd’hui, le discours de Jacques Chirac (ou des extraits) figure en bonne place dans les manuels d’histoire. Les historiens spécialistes de la France sous Vichy le félicitent, la presse de l’époque, que ce soit Le Figaro, Libération, L'Humanité ou Ouest France, attendait cette reconnaissance (qui vient enfin) et donne la parole à de grands historiens pour en parler. Dans mon livre, j’ai eu l’occasion d’interviewer la journaliste Nathalie Saint‐​Cricq, présente sur site le 16 juillet 1995, qui, a tout de suite pris conscience du caractère historique du discours, de la reconnaissance après des années de déni et d’ambiguïté et qui l’a rapportée dans le Journal télévisé du soir. La presse de l’époque avait bien en tête que la question de la reconnaissance du rôle de l’État français constituait une épine dans le pied des dirigeants politiques. 

Le discours de Jacques Chirac a aussi provoqué – sans surprise – les commentaires de l’extrême droite qui l’accusait de “payer sa dette à la communauté juive” et d’avoir ouvert la boîte de pandore de la repentance. Les gaullistes et les fidèles de Mitterrand s’en sont également désolidarisés arguant que “la République n’a jamais cessé d’être. Vichy fut toujours et demeure nul et non avenu”

Cette allocution a ouvert la voie à un nouveau régime mémoriel donc à la création de la Mission Mattéoli chargée d’évaluer la spoliation des Juifs pendant l’Occupation, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (dont les fonds reposent sur les réparations liées aux spoliations) et à l’inauguration du Mémorial de la Shoah dans le but de poursuivre la transmission de cette histoire, de la passer aux nouvelles générations. 

Votre livre se termine presque sur une citation de Robert Badinter : “Au soir de ma vie, je retrouve hurlés par des fanatiques, les mêmes mots que je voyais, enfant, inscrits à la craie sur les murs de mon lycée parisien, avant la guerre [...] Les derniers témoins vont disparaître à leur tour. Et l’antisémitisme est toujours vivant.” Trente après le discours de Jacques Chirac, que pourrait-il s’écrire cette année ? 

Je pense qu’il sera difficile de passer à côté de l’augmentation exponentielle des propos et des actes antisémites depuis les massacres du Hamas le 7 octobre 2023. Déjà en 2022, le président de la République avait rappelé l’augmentation de l’antisémitisme en France. Comment la personnalité politique chargée du discours s’emploiera-t-elle à décrire la situation cette année ? Est‐​ce qu’il s’agira de répondre au relativisme ou la banalisation de la Shoah et au développement des récits complotistes qui prospèrent sur les réseaux sociaux ? D’évoquer les falsifications de l’Histoire ? La situation au Moyen‐​Orient sera‐​t‐​elle soulevée ? Sera‐​t‐​il de nouveau question des liens entre antisionisme et antisémitisme ? De la responsabilité d’une partie de l’extrême gauche dans la progression de l’antisémitisme en France comme le soulignent de nombreux observateurs ? De la permanence de préjugés antisémites et racistes marqués à l’extrême droite et toujours bien présents ? Quelle sera, en somme, face à la situation actuelle, la portée de ce discours ?

Propos recueillis par Léa Taieb

Hubert Strouk est l’auteur de Vel d'Hiv - Histoire et portée d'un discours, Hermann, 2025