L’Université hébraïque de Jérusalem a été fondée en 1918 et inaugurée en 1925. Quel était le projet intellectuel et politique porté par ces fondateurs ?
Le projet de l’Université hébraïque, né dans le contexte du début du XXe siècle, visait d’abord à participer à la « réjuvénation du peuple juif ». Mais il répondait aussi à une réalité très concrète : les numerus clausus imposés aux Juifs dans les universités européennes, qui limitaient autant l’accès aux études qu’aux carrières académiques.
L’Université hébraïque devint ainsi un carrefour de transferts culturels, porté par des figures comme Chaim Weizmann, qui œuvra sans relâche pour convaincre les plus grands savants de le rejoindre. À un éminent professeur de chimie de Francfort, lauréat du prix Nobel, il déclara : « Ce que vous faites est remarquable, mais vous le faites pour l’Allemagne. Moi, je veux créer une université libre ». Albert Einstein, bien que peu religieux, joua également un rôle décisif, notamment lors de tournées de levée de fonds aux États‐Unis. L’idée fondatrice était claire : permettre aux Juifs, qu’ils soient médecins ou professeurs, de mettre leur savoir au service de leur peuple.
Quelles figures ont été déterminantes dans l'établissement de l'Université hébraïque ? Par ailleurs, sa fondation a-t-elle rencontré des oppositions significatives au sein de la communauté juive ?
Chaim Weizmann fut sans conteste la figure centrale de la création de l’Université hébraïque. Chimiste de renom, polyglotte et infatigable, il porta ce projet avec une énergie remarquable, convaincu que la science devait être un pilier du développement national. Il deviendra plus tard le premier président de l’État d’Israël. D’autres personnalités de premier plan y ont contribué, comme Martin Buber, philosophe influent.
Mais l’idée d’une université juive ne faisait pas l’unanimité. Max Nordau, pourtant grande figure du sionisme, la qualifia d’abord de « coup de bluff », estimant que les Juifs avaient besoin de maçons, pas de docteurs. Il révisera rapidement sa position, reconnaissant la portée stratégique du projet. Du côté religieux aussi, les réticences étaient fortes. Les yeshivot[écoles talmudiques] suffisaient selon certains et la perspective d’un enseignement laïque inquiétait. Lors de l’inauguration en 1925, la présence du rabbin Kook suscita des critiques violentes : « Ils ont embrassé Spinoza, ils traitent la Bible comme l’Odyssée ». Même le mot « université » fut contesté, jugé trop occidental : on lui préférait parfois mirlala, terme hébreu désignant aujourd’hui des établissements spécialisés.
Pour beaucoup, c’était un projet en partie utopique. En 1925, il n’y avait pas de génies sur place et le mouvement migratoire était même inverse, avec plus de départs que d’arrivées. Dans le monde universitaire de l’époque, l’émancipation et l’assimilation passaient par les grandes universités européennes comme Heidelberg ou Berlin, non par une nouvelle institution au Levant, perçue comme excentrée.
Quelle fut la place de la question de la langue, hébreu ou allemand, dans ce projet ?
La question de la langue fut l’un des grands enjeux de la fondation de l’Université hébraïque. Avant 1918, un véritable bras de fer opposait l’hébreu à l’allemand, langue dominante chez les intellectuels juifs d’Europe centrale. L’organisation Hilfsverein der Deutschen Juden promouvait activement la culture allemande en Palestine, dans une logique d’influence comparable à celle de la France avec l’Alliance Israélite Universelle.
L’hébreu, alors perçu par beaucoup comme une langue purement liturgique, suscitait peu d’adhésion. Même Theodor Herzl ne le parlait pas. Mais après la Première Guerre mondiale, la défaite allemande affaiblit la position de l’allemand, tandis qu’une nouvelle génération scolarisée en hébreu faisait de cette langue un outil vivant. Les défenseurs de l’hébreu imposèrent peu à peu l’idée qu’une université juive ne pouvait qu’être hébraïque. Cela posait toutefois un problème concret : les savants recrutés ne maîtrisaient pas l’hébreu. Des compromis furent trouvés et plusieurs enseignèrent dans leur langue d’origine, en attendant que l’hébreu s’impose pleinement.

Quel rôle l’Université hébraïque a-t-elle joué durant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah et comment a-t-elle contribué à la construction de l’État d’Israël ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, l’Université hébraïque de Jérusalem a joué un rôle majeur, à la fois comme refuge intellectuel, centre de savoir et levier pour la future souveraineté juive. Grâce au soutien de fondations britanniques et américaines, elle a pu accueillir entre 20 et 30 professeurs éminents fuyant la persécution nazie. Ces savants, chimistes, médecins, physiciens, ont trouvé à Jérusalem un espace où poursuivre leur travail, contribuant à préserver un pan essentiel de la pensée juive européenne menacée d’anéantissement.
Parallèlement, l’université s’est imposée comme un acteur scientifique stratégique. Dans un contexte où les Juifs de Palestine devaient composer avec l’hostilité nazie d’un côté et les restrictions du mandat britannique de l’autre, l’Université hébraïque s’est engagée dans des recherches utiles à la défense. Ses laboratoires ont travaillé sur des avancées en médecine, chimie et ingénierie, parfois en lien avec des projets militaires britanniques. Les autorités mandataires ont vite reconnu la valeur de ces chercheurs, les intégrant à des programmes scientifiques sensibles.
Au‐delà de l’immédiateté du conflit, l’université a aussi posé les bases de la construction nationale du futur État d’Israël. Elle a constitué un vivier d’experts et de cadres scientifiques, formant une génération d’ingénieurs, d’agronomes, de médecins et de chercheurs qui joueront un rôle décisif dans les premières années de l’État. Les travaux menés à l’université ont contribué au développement de techniques agricoles adaptées au climat local, à la production de vaccins et de médicaments, ou encore à la conception de matériaux utiles à l’effort de défense. Plus encore, l’Université hébraïque a offert un cadre symbolique et idéologique à l’idée d’un État juif moderne, plaçant la science et le savoir au cœur du projet sioniste. À travers les savoirs qu’elle a produits et les élites qu’elle a formées, elle fut un véritable laboratoire de souveraineté, bien avant 1948.
Comment l’Université hébraïque parvient-elle à maintenir un haut niveau d’excellence académique tout en évoluant dans un contexte aussi politisé ?
L’Université hébraïque de Jérusalem jouit aujourd’hui d’une reconnaissance académique mondiale. Elle figure régulièrement parmi les 100 à 200 meilleures universités dans les classements internationaux, attirant chercheurs et étudiants du monde entier, malgré un contexte géopolitique souvent tendu.
Son excellence repose sur plusieurs facteurs : d’abord, l’héritage intellectuel des fondateurs et l’apport décisif des vagues d’immigration des années 1930–1940, qui ont amené en Palestine des chercheurs de haut niveau fuyant les persécutions. Cette diaspora a importé une rigueur scientifique et une soif de savoir exceptionnelle. Ensuite, l’université mise depuis ses débuts sur la recherche fondamentale et appliquée, avec une volonté affirmée de rester à la pointe de l’innovation. Enfin, la culture académique israélienne, très exigeante, pousse étudiants et enseignants vers l’excellence. Paradoxalement, le contexte politisé ne freine pas cette dynamique : il stimule créativité, ambition et résilience, prouvant que le savoir peut prospérer même dans des environnements complexes.
Propos recueillis par Paloma Auzéau