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« Élever Dreyfus au grade de général est un message nécessaire à une époque où l’antisémitisme décomplexé a retrouvé une place »

Philippe Oriol est historien, spécialiste de l’Affaire Dreyfus et directeur scientifique de la Maison Zola‐​Musée Dreyfus. Pour Tenoua, il revient sur l’adoption de la loi élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade, une proposition de loi portée par l’ancien premier ministre Gabriel Attal et adoptée à la l’unanimité par l’Assemblée nationale lundi 2 juin 2025.

Publié le 6 juin 2025

4 min de lecture

Cette proposition de loi à l’Assemblée a été votée à l’unanimité ce lundi 2 juin. Dans son article unique, elle déclare que « La nation française, éprise de justice et qui n'oublie pas, élève, à titre posthume, Alfred Dreyfus au grade de général de brigade. » Est-ce la première fois qu’une telle idée est proposée ? 

C’est le grand rabbin de France Haïm Korsia qui avait lancé le débat en 2021 alors que le président de la République Emmanuel Macron inaugurait la Maison Zola-Musée Dreyfus. Haïm Korsia avait proposé l’élévation de grade et Emmanuel Macron avait fermé la porte. Il considérait que ce n’était pas à lui de trancher mais aux élus de la République ou à l’institution militaire de recourir à une telle décision. 

Puis, le 17 avril dernier, dans une tribune publiée dans le Figaro, Louis Gauthier [Président de la Maison Zola‐​Musée Dreyfus], Pierre Moscovici et Frédéric Salat‐​Baroux, avaient appelé les parlementaires à se saisir de ce projet, 130 ans presque jour pour jour après le transfert d’Alfred Dreyfus sur l’île du Diable en Guyane. 

Pourquoi élever maintenant, 130 ans après sa condamnation, Alfred Dreyfus au grade de général ? Qu’est-ce que cela représente ? 

Derrière cette élévation au grade de général, l’idée n’est pas de faire un cadeau à Dreyfus mais de réparer une erreur. Car lorsque Alfred Dreyfus est réhabilité à la suite d’un arrêt de la Cour de Cassation, Alfred Dreyfus est réintégré dans le grade supérieur mais au jour de cette réhabilitation [en 1894, le capitaine Dreyfus est condamné pour trahison et déporté en Guyane]. Son ancienneté n’est donc pas prise en compte et sa carrière est ainsi brisée, lui fermant la porte au grade de général auquel il aurait pu prétendre. En l’élevant aujourd’hui au grade de général, on lui rend donc les années perdues.

Cette erreur n’avait, par ailleurs, pas été faite pour Marie‐​Georges Picquart [qui avait réuni les preuves que la trahison provenait non pas d’Alfred Dreyfus mais de Ferdinand Walsin Esterhaszy et qui fut acquitté]. Picquart fut réintégré, en même temps que Dreyfus, en 1906 et rétroactivement nommé général de brigade le 10 juillet 1903.

Certaines personnes – comme le professeur d’université Louis de Mesnard considèrent que ce serait contre-productif d’un point de vue mémoriel de changer son grade maintenant. Car nous connaissons « le capitaine Dreyfus » et que l’appeler « général Dreyfus » prêterait à confusion… 

Dreyfus a été nommé capitaine en 1889. Quand il est réhabilité en 1906, il est nommé commandant et en 1919 il atteint le grade de lieutenant‐​colonel. Donc il n’était déjà plus capitaine, et pourtant, c’est ce qui est resté et c’est ce qui restera pour l’histoire. 

Pour autant, l’élever au grade de général est un symbole fort de réparation alors même que nous voyons les actes antisémites se multiplier. C’est un message fort et extrêmement nécessaire que les députés ont envoyé en adoptant cette loi à l’unanimité. 

« Hommage au capitaine Dreyfus », statue réalisée en 1985 par l’artiste français Louis Mitelberg dit Tim, Paris 6e. photo CC BY 2.0 Keith Hall

À ce débat s’ajoute celui de l’emplacement de la statue de Dreyfus, actuellement boulevard Raspail… Voulue par le Président François Mitterrand et commandée par l’ancien ministre de la culture Jack Lang, cette sculpture réalisée par l’artiste Tim (Louis Mitelberg) en 1985 devait d’abord être installée dans la Cour de l'École militaire à l’endroit même où Dreyfus fut humilié et dégradé par l’armée. Mais c’est finalement place Pierre-Lafue dans le 6e arrondissement de Paris que la statue s’enracine. Où devrait-elle être ?  

L’emplacement de cette statue a toujours fait débat. Là où elle est placée, boulevard Raspail, elle se trouve à côté de la prison du Cherche‐​Midi, dont il ne reste qu’un caillou, où Dreyfus avait été arrêté et incarcéré le 15 octobre 1894. La place est donc légitime mais la statue est perdue sous les feuilles des arbres et à peine visible. Alors qu’il faut qu’on puisse la voir. 

Plusieurs autres emplacements avaient été proposés à l’époque et tous ont été, pour diverses raisons, refusés. Il y a eu l’École militaire, là où Dreyfus a été dégradé. Mais cette place n’est pas ouverte au public…Une autre possibilité serait la place Dauphine, derrière la Cour de Cassation qui réhabilita Dreyfus. Ce serait aussi un geste symbolique très fort.

Que répondre aux voix qui considèrent que cette élévation au grade de général est la porte ouverte à des changements posthumes de grades ?

Si cette élévation est très symbolique, elle n’est pas une première dans l’histoire. Il y a eu d’autres cas [Jean Moulin a reçu le grade de général de brigade à titre posthume]. Cela n’a n’a rien d’historique sauf sur le plan symbolique. Car le fait que l’Assemblée nationale répare une erreur, qui n’est pas de son fait, mais qui a été entérinée par l’Assemblée nationale est tout à fait normal. Et il est bien que la République honore les grandes figures de la République. C’est un message fort, nécessaire, à une époque où l’antisémitisme, décomplexé, a retrouvé une place qui nous donne parfois le sentiment que nous sommes revenus en 1898 !

Propos recueillis par Victoria Géraut-Velmont