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Dans la philosophie d’Aristote, une chose existe principalement de deux manières : en puissance et en acte. Prenons un exemple : au printemps, lorsque le pommier commence à fleurir, les pommes de l’arbre existent en puissance ; au terme de l’été, lorsque les branches de l’arbre ploient sous le poids des fruits charnus, les pommes existent en acte. Il y a donc l’existence potentielle d’une chose, lorsque seul le processus qui la fait venir au monde existe, et il y a l’existence réalisée de la chose, lorsque le processus est parvenu à son terme, en l’occurrence lorsque la pomme est venue au monde et qu’elle s’offre à la main de qui désir en croquer la chair.
Dans le Talmud, la distinction entre une existence en puissance et une existence en acte intervient notamment dans le cas suivant : puis‐je anticiper la venue au jour du fruit au point d’agir sur lui, soit en le faisant acquérir à autrui, soit en le sanctifiant ? Ou bien faut‐il que le fruit existe en acte pour que l’acquisition ou la sanctification soit elle‐même effective ? C’est l’objet d’une discussion contradictoire.
Rabbi Méïr fait partie de ceux qui pensent que l’existence en puissance est une réalité suffisamment constituée pour que des paroles ou des actes puissent être considérés comme effectifs bien qu’ils portent sur une telle existence en puissance. Et cette idée, il la radicalise, en ce sens qu’il la développe dans un autre registre que celui de la nature. En effet, selon lui, un non‐juif peut lier une femme juive par des qiddoushin, c’est-à-dire des fiançailles, s’il précise que son acte aura une effectivité rétrospective dès qu’il se sera converti au judaïsme [1]. Il s’ensuit que, une fois cet homme converti au judaïsme, la femme en question, qui avait accepté de sa main les qiddoushin, se trouve être aussitôt sa fiancée. L’acte de donner les qiddoushin a ainsi une effectivité rétrospective, bien que lorsqu’il a été accompli, l’homme en question n’était pas juif. C’est donc, dans ce cas, l’existence en puissance du juif qui a accompli l’acte des fiançailles. L’analogie entre la venue au jour du « fruit » de l’arbre et la venue au jour du « juif » en cet homme est a priori étrange, puisqu’un processus naturel n’est pas d’emblée équivalent à un processus historique. Rabbi Méïr considère néanmoins que l’analogie est fondée, à l’évidence parce qu’il pense que la venue au jour du « juif » en cet homme est l’accomplissement de sa forme humaine, et que lorsqu’il a donné les qiddoushin à cette femme, ce processus historique – l’éclosion de la forme humaine en lui – était d’ores et déjà enclenché, de même que le processus qui fait venir au jour le fruit du pommier est enclenché dès lors que l’arbre fleurit.
Soulignons que selon Rabbi Méïr, c’est également vrai dans le cas d’un homme juif qui donnerait les qiddoushin à une femme non juive en précisant que les fiançailles auront une effectivité rétrospective dès qu’elle se sera convertie au judaïsme. Que l’homme ait reconnu en cette femme un devenir historique déjà enclenché, ou que son acte ait suscité ce devenir historique ne change rien à l’affaire : dès que cette femme se sera convertie, si elle le fait, elle sera sa fiancée.
Sur la base de ce bref résumé, distinguons à présent les trois grandes orientations qui, dans le Talmud, s’opposent sur cette question : a) certains Rabbis pensent qu’une parole ou un acte qui porte sur une existence en puissance n’a pas d’effectivité, que cela concerne un processus naturel (le fruit à venir d’un arbre) ou un processus historique (le devenir « juif » d’un homme ou d’une femme) ; b) d’autres Rabbis pensent qu’une parole ou un acte qui porte sur une existence en puissance a bien une effectivité, mais seulement dans le cas d’un processus naturel, tel le fruit à venir d’un arbre ; c) enfin d’autres Rabbis encore, tel Rabbi Méïr, pensent que cela est vrai également dans le cas d’un processus historique comme celui d’un devenir « juif ».
Au traité Qiddoushin 62b, Rabbi Yohanan précise la position du premier courant défini ci‐dessus, noté a). Une question lui est posée : qu’en est‐il de la différence entre un blé non récolté et un blé récolté lorsqu’il s’agit de prélever la terouma, la part sanctifiée de la récolte qui revient aux Kohanim ? A priori, la part sanctifiée de la récolte ne peut concerner qu’un fruit d’ores et déjà récolté. La question posée est toutefois de savoir si les Rabbis du courant de pensée noté a) concèdent que le propriétaire de la récolte, lorsque le blé est mûr, peut circonscrire une part sainte, de sorte qu’une fois récolté, cette partie sera d’ores et déjà sanctifiée, à la manière dont la femme est fiancée aussitôt que la conversion au judaïsme a eu lieu. Autrement dit, la question est de savoir si la différence entre un blé non récolté et un blé récolté recoupe la différence entre une existence en puissance et une existence en acte. En effet, le blé est mûr, donc de ce biais il existe en acte. Mais d’un autre côté, puisque la sanctification d’une partie de la récolte suppose qu’elle soit récoltée, il apparaît qu’au regard de l’acte de sanctifier, ce blé en tige n’est récolté qu’en puissance, non en acte. Quelle est donc la règle dans ce cas, d’après les Rabbis du courant noté a) ?
La réponse de Rabbi Yohanan est la suivante : dès lors que le passage du blé en tige au blé récolté dépend exclusivement de l’acte de récolter, cela ne recoupe pas la différence entre une existence en puissance et une existence en acte, et par conséquent les Rabbis du courant noté a) concèdent que dans ce cas la sanctification acquiert une effectivité rétrospective aussitôt que le blé a été récolté. Autrement dit, d’après ces Rabbis, la différence entre un blé mûr non récolté et ce même blé récolté n’est pas une différence significative dès lors qu’il ne dépend que de moi d’accomplir l’acte de récolter. En revanche, que le fruit vienne au jour, cela ne dépend pas de moi mais de l’arbre ; de même, que cette femme non juive, à qui j’ai donné les qiddoushin, se convertisse, cela ne dépend pas de moi, mais d’elle. C’est donc l’altérité du processus de la venue au monde qui, selon les Rabbis du courant noté a), interdit que ma parole ou mon acte acquiert une consistance lorsqu’ils portent sur une existence en puissance.
Mais alors, dans le cas où un non‐Juif donne les qiddoushin à une femme juive en précisant qu’ils auront une effectivité rétrospective dès qu’il se sera converti, il dépend de lui seul d’accomplir l’acte, c’est-à-dire de se convertir ; aussi, pourquoi les Rabbis du courant noté a) s’opposent-ils à ce sujet à Rabbi Méïr ? C’est l’objection que soulève aussitôt le Talmud (traité Qiddoushin 62a). La réponse est que le processus de conversion au judaïsme suppose une altérité ; en effet, une conversion exige la présence de trois juifs formant un bet din, un tribunal rabbinique, et par conséquent l’homme en question ne peut accomplir par lui‐même le processus de conversion. Le cas ressemble donc à celui de la fiancée non juive qui doit devenir juive pour être effectivement ma fiancée : c’est un processus historique dont je n’ai pas la maîtrise, parce qu’il fait intervenir une altérité. Intervient alors une seconde objection (Qiddoushin 62b):
מַתְקֵיף לַהּ רַבִּי אַבָּא בַּר מֶמֶל : אֶלָּא מֵעַתָּה, הַנּוֹתֵן פְּרוּטָה לְשִׁפְחָתוֹ, וְאָמַר : ״הֲרֵי אַתְּ מְקוּדֶּשֶׁת לִי לְאַחַר שֶׁאֲשַׁחְרְרִיךְ״ – הָכִי נָמֵי דְּהָווּ קִידּוּשִׁין ?
"Rabbi Abba bar Mamal lui a objecté : mais à te suivre, celui qui donne les qiddoushin à sa servante en lui précisant qu’ils auront une effectivité rétrospective dès qu’il l’aura libérée, cela devrait être considéré comme des fiançailles !"
Nous avons vu que selon Rabbi Méïr, un homme juif peut donner des qiddoushin à une femme non juive en précisant qu’ils auront une effectivité rétrospective dès qu’elle se sera convertie. Et toujours selon Rabbi Méïr, cela est vrai également dans le cas où la femme est une servante « cananéenne », c’est-à-dire une femme étrangère qui habite une maison juive et qui, au jour de sa libération, sera devenue juive : il peut lui donner les qiddoushin en précisant qu’ils auront une valeur rétrospective le jour elle sera libérée et donc juive. (L’asservissement de l’homme ou de la femme cananéen est en effet un processus de conversion au judaïsme et non un asservissement au sens où l’entendaient les nations qui pratiquaient l’esclavage. Mais c’est une autre question). Pour ce qui nous concerne, l’important est que l’objection de Rabbi Abba bar Mamal est donc la suivante : si les Rabbis du courant noté a) pensent, comme l’a affirmé Rabbi Yo’hanan, que c’est l’altérité du processus de la venue au monde qui interdit que ma parole ou mon acte acquiert une consistance lorsqu’ils portent sur une existence en puissance, alors dans le cas où c’est le maître de la servante qui donne les qiddoushin, ces Rabbis devraient considérer que l’acte est consistant, puisque libérer la servante, c’est un acte qui ne dépend que de lui, exactement comme il ne dépend que de lui de récolter le blé mûr !
Il est remarquable que Rabbi Abba bar Mamal présente son argument sous la forme d’une objection, car a priori, rien n’interdit de penser qu’en effet, dans ce cas précis, les Rabbis du courant noté a) conviennent que l’acte des fiançailles aura une consistance rétrospective dès lors que libérer la servante, de fait, cela ne dépend que de son maître. S’il présente son argument sous la forme d’une objection, c’est donc qu’à ses yeux quelque chose ne tournerait pas rond si cela devait être la conséquence logique de l’enseignement de Rabbi Yohanan. Or, qu’est-ce donc qui ne tournerait pas rond dans ce cas ? A l’évidence, c’est que le maître abuserait ainsi de son pouvoir : au lieu de libérer d’abord sa servante, puis de la demander en mariage, il procède de manière à contraindre sa servante puisque celle‐ci sera tentée d’accepter sa demande en mariage afin d’obtenir… sa liberté. Or, dans ce cas, ce serait bien évidemment un cercle vicieux. La réponse du Talmud va alors expliquer pourquoi ce n’est cependant pas une objection :
הָכִי הַשְׁתָּא?! הָתָם – מֵעִיקָּרָא בְּהֵמָה, הַשְׁתָּא – דַּעַת אַחֶרֶת.
« En va‐t‐il ainsi?! Là – c’est au départ une bête ; à présent – c’est un esprit autre ».
La réponse est que l’enseignement de Rabbi Yohanan n’implique pas un tel cercle vicieux du fait que dans un tel cas, d’après toutes les orientations, que ce soit a), b) ou c), la femme une fois libérée ne sera pas fiancée à son maître ; la raison étant la suivante : au moment où elle accepte les qiddoushin, les fiançailles, elle est une « bête » ; après sa libération, elle est devenue autre, étant dotée de daat, de « pensée ».
Qu’est-ce à dire ? Un contre‐sens courant est de comprendre qu’une servante est l’égale d’un animal, tandis qu’une fois libérée, devenue une femme juive, elle serait dotée de pensée, si bien que n’étant plus la même personne, ce qui a été acté lorsqu’elle était une « bête » n’a plus aucune valeur une fois devenue juive. Une telle lecture est selon nous aveugle au raisonnement talmudique, puisque cela reviendrait à dire que selon Rabbi Méïr, Rabbi du courant de pensée noté c), un maître pourrait agir ainsi. Or, si Rabbi Abba bar Mamal objecte, c’est précisément parce que nulle orientation, nulle école, dans le Talmud, ne peut selon lui entériner un tel cas de figure.
Revenons donc à la force de son objection : dans un tel cas de figure, du fait que le maître ne libère pas d’abord la servante qu’il désire épouser, il montre qu’il souhaite la contraindre, c’est-à-dire extorquer le « oui » féminin qui, seul, confère une effectivité à des fiançailles. Le Talmud en déduit donc que l’objet de son désir, ce n’est pas une femme, libre de dire oui ou non, mais une « bête » soumise au joug. Aussi, lorsque cette femme, après avoir dit « oui » non par désir d’être sa fiancée, mais dans l’espoir d’être libérée, aura été effectivement libérée, elle ne sera pas tenue par le « oui » qui lui aura été précédemment extorqué. Car les qiddoushin qui scellent l’union d’un homme et d’une femme scellent précisément l’union d’un homme et d’une femme. En revanche, le désir bestial d’un homme pour une femme n’est pas, n’est jamais sanctifiable. En effet, le mot « bête », dans cet enseignement du Talmud, ne désigne pas la servante qui dit « oui » à son maître, mais le désir du maître.
[1] Voir traité Qiddoushin 63a.