
Collection personnelle d’André Cohen
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Pourriez-vous nous dépeindre votre jeunesse en Égypte, notamment l'expérience d'être juif dans ce pays ?
Je suis né à Tanta en 1931, j’ai passé les onze premières années de ma vie dans cette ville du delta du Nil. Mon enfance y fut heureuse, au sein d’un quartier où se côtoyaient sans heurts voisins musulmans, chrétiens et juifs. Bien que ma famille paternelle ait fondé deux synagogues à Tanta et que j’aie baigné dans un milieu très religieux dans ma jeunesse, mon père, en réaction, affichait une posture résolument non religieuse.
Jusqu’en 1941, je n’ai jamais ressenti d’antisémitisme à Tanta. Je me déplaçais librement à vélo, même dans les villages alentour, et fréquentais sans difficulté des jeunes Arabes. En 1941, nous avons déménagé à Alexandrie. J’y ai intégré un école juive laïque, le lycée de l’Union Juive pour l’Enseignement, une institution fondée pour contrer l’antisémitisme grandissant dans d’autres écoles. Ce lycée, très ouvert, enseignait le français, l’anglais, l’hébreu et l’arabe, mais sans approche religieuse. Sa directrice, Nadine Suares, première femme médecin d’Égypte, y avait introduit des méthodes pédagogiques modernes comme des tests psychologiques et prônait la liberté d’expression.
Le premier signe d’antisémitisme direct que j’ai perçu fut en 1947, lors de la commémoration de la déclaration Balfour. Des foules se sont rassemblées devant la synagogue près de chez nous à Alexandrie, scandant en arabe « Égorgez les Juifs ! ». Ce fut un signal clair. Quant à ma nationalité, j’étais apatride. Il était presque impossible d’obtenir la nationalité égyptienne pour la plupart des Juifs, car il fallait prouver une présence de trois générations dans le pays sous l’Empire ottoman, ce qui était souvent infaisable. Mon père a tenté d’obtenir une reconnaissance en 1944, mais sans l’acte de naissance de son grand‐père, sa demande fut rejetée. Sur mon acte de naissance, il était simplement mentionné « sujet local ».
Depuis combien de générations votre famille était-elle installée en Égypte ?
Ma famille maternelle jouissait d’une présence particulièrement ancienne en Égypte, remontant au début du XIXe siècle. Contrairement à de nombreux Juifs arrivés vers le milieu du XIXe siècle avec l’essor du canal de Suez, mes ancêtres maternels, dont un grand‐rabbin du Caire, Rabbi Yomtob Israël, et son fils, ont laissé une lignée établie. Ils étaient originaires de la ville de Çeşme, située entre la Turquie et la Grèce.
Du côté paternel, l’établissement était un peu plus récent et moins documenté. Les informations dont je dispose suggèrent que mes arrière‐grands‐parents paternels venaient du Moyen‐Orient, de villes comme Beyrouth ou Bagdad. Ma grand‐mère paternelle, quant à elle, était originaire du Maroc et parlait arabe, langue dans laquelle je communiquais avec elle enfant.

Collection personnelle d’André Cohen
Pouvez-vous nous parler des circonstances qui vous ont contraint à quitter l’Égypte en 1955 ?
Le coup d’État du 6 juillet 1952, qui a vu les militaires prendre le pouvoir et le roi Farouk destitué, avait été initialement accueilli avec un immense espoir. Le général Naguib, premier dirigeant, avait même promis le rétablissement des libertés démocratiques, allant jusqu’à se rendre à la synagogue du Caire pour Yom Kippour. Malheureusement, cet espoir fut de courte durée. En 1953–1954, Nasser l’écarta du pouvoir, instaurant un antisémitisme plus virulent.
Je n’avais pas l’intention de quitter l’Égypte, souhaitant même militer dans le pays. Cependant, mes anciennes activités politiques, avec lesquelles j’avais pourtant pris mes distances, finirent par me rattraper. J’ai été contacté par un ami d’un ami, qui cherchait à former une cellule communiste. Lorsque cet homme fut arrêté, je fus à mon tour convoqué par les autorités sous le prétexte anodin d’un problème d’immatriculation de mon VéloSolex. Lors de cet entretien, l’officier me confronta avec un carnet découvert sur l’individu arrêté, carnet où figuraient mon nom et un rendez‐vous, scellant ainsi mon implication. Je fus arrêté, ainsi que sept autres personnes. Nous avons été conduits à la prison militaire du Caire, où nous sommes restés un mois et demi, avant d’être transférés à Alexandrie pour le procès. Devant une cour militaire, nous avons été acquittés, à l’exception de deux personnes.
Même après ma libération, je ne prévoyais pas de quitter l’Égypte. Je me suis marié, envisageant un départ pour la France un jour ou l’autre, mais sans urgence. Le véritable tournant survint de manière inattendue. Sur une plage, je suis tombé sur Aziz Sedki, l’officier qui m’avait arrêté et qui était entre‐temps devenu chef de la police politique, puis qui deviendra ensuite Premier ministre. Il était surpris de me voir, toujours là. Il m’expliqua clairement que, en tant qu’apatride, je devais partir, menaçant de me faire embarquer de force si je refusais. Le lendemain, sur sa recommandation, j’ai obtenu un titre de voyage pour apatride, mentionnant un « départ définitif sans possibilité de retour ». Je devais choisir un pays où aller. Mon choix se porta sur la France, où j’avais de la famille. Je n’étais pas particulièrement désireux d’aller en Israël à cette époque. Malgré un premier refus des autorités françaises, mon père, grâce à ses contacts au consulat français, obtint pour moi un visa de 8 à 10 jours, sans prolongation ni possibilité d’installation définitive.

Collection personnelle d’André Cohen
En arrivant en France, quels furent les principaux défis de votre intégration ?
Je suis arrivé avec ma femme en France le 3 mars 1955, à Marseille, avec un visa temporaire. À notre arrivée, les autorités nous ont suggéré de prendre un bateau pour Haïfa mais j’ai insisté pour me rendre à Paris. L’installation s’est avérée complexe : pour obtenir un travail, il me fallait des papiers.
Heureusement, j’ai pu compter sur l’aide de mon oncle – qui s’était converti au catholicisme, était devenu père dominicain et dont le couvent se trouvait rue des Tanneries. Par son biais, et malgré des difficultés administratives, j’ai rencontré l’Union des Étudiants Juifs de France. Ils m’ont proposé des petits boulots (donner des leçons de maths, coller des affiches) et m’ont introduit au Foyer Ouvrier Juif. J’ai même été engagé comme moniteur dans une maison d’enfants, travaillant au noir, faute de papiers.
Cette intégration a été un peu étrange, j’ai été confronté à des jeunes de mon âge dont le français, argotique, était différent du mien. Concernant l’antisémitisme, je l’ai également rencontré en France. Dans mes deux premières années, j’ai entendu des remarques désobligeantes sur les Juifs sans oser réagir. Quelques années plus tard, alors que je conduisais, un policier a vu sur mes papiers que j’étais né en Égypte et m’a lancé, d’un ton sarcastique : « Votre permis de conduire, vous l’avez passé à dos de chameau ? ». Je ne sais pas si c’était du racisme ou de l’antisémitisme, mais c’était marquant.
Malgré votre départ contraint, avez-vous conservé un lien avec l'Égypte ? Avez-vous pu retourner dans votre pays natal depuis ?
Mon départ d’Égypte a été ambigu, empreint d’un réel attachement au pays. J’ai suivi de près la crise de Suez en 1956, assistant à des meetings contre la guerre. La période a été d’autant plus étrange que j’ai été coupé de mes parents dès la fin du conflit. Leur arrivée en France, après leur expulsion, m’a été annoncée par une simple lettre de la Croix‐Rouge.
Mon premier retour en Égypte eut lieu en 1979, après les accords de paix avec Israël. J’y suis retourné avec ma femme et mon fils. Ce fut un moment d’émotion intense. À mon arrivée, un agent me dit : « Si tu y retournes, tu vas trouver ta maison, elle existe toujours. » J’en fus si bouleversé que je perdis ma voix pendant trois jours. J’ai effectué deux autres voyages dans les années quatre‐vingt, le dernier étant particulièrement marquant puisque la frontière terrestre entre l’Égypte et Israël était ouverte, permettant de voyager en bus du Caire à Tel Aviv, ce qui était très singulier.
Le lien le plus fort que j’ai conservé avec l’Égypte est la fondation de l’Association pour la sauvegarde du Patrimoine culturel des Juifs d’Égypte en 1979. Notre objectif était double : faire connaître aux Égyptiens que des Juifs avaient vécu parmi eux et transmettre à nos enfants la richesse de la culture juive égyptienne dont nous étions issus. Nous avons d’abord publié une revue pendant dix ans, puis, après le décès de mon ami Jacques Hassoun, nous avons relancé l’association avec d’anciens membres et de nouvelles contributions. Aujourd’hui, la communauté juive d’Égypte est quasi inexistante, alors qu’à la fin des années quarante, elle comptait environ 80.000 personnes. Actuellement, si l’on ne considère que les individus de mère juive égyptienne, on ne dénombre que deux, trois ou quatre personnes vivant encore là‐bas. Le nombre est légèrement supérieur si l’on inclut ceux de père juif.
Propos recueillis par Paloma Auzéau
Dates à retenir
1948 : Création de l’État d’Israël, début de la dégradation de la situation des Juifs d’Égypte
1952 : Révolution des Officiers Libres, Mohammed Naguib prend le pouvoir
1956 : Crise de Suez, expulsion massive et confiscation des biens des Juifs
1967 : Guerre des Six Jours, vagues d’arrestations et exode quasi‐total des Juifs
1979 : Accords de Camp David, permettant les premiers retours ponctuels d’exilés juifs