
Raphael Zagury‐Orly a rencontré pour Tenoua quatre intellectuels israéliens – deux philosophes, un écrivain, une artiste – très engagés dans la contestation politique à Benjamin Nétanyahou. Il explique ici pourquoi il a voulu faire entendre leurs voix.
Itzhak Benyamini est philosophe, éditeur israélien, et fondateur des éditions Resling. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages, et enseigne la philosophie à Bezalel et à l’Université de Tel Aviv.
Raphael Zagury-Orly : À quoi ressemble votre vie depuis le 7 octobre ?
Itzhak Benyamini : L’humanité a connu des catastrophes, et la raison finit toujours par nous ramener dans son giron jusqu’à la prochaine catastrophe. Mais malgré tout, j’ai encore du mal à conceptualiser l’événement en tant que citoyen israélien et en tant que personne. C’est le propre de la catastrophe de toujours nous surprendre par son intensité, si excessive qu’elle est difficilement conceptualisable.
Néanmoins, je mesure ses implications sociétales, psychologiques et politiques en tant que citoyen. Le 7 octobre vient se juxtaposer au « coup d’État légal »1 mis en œuvre par le gouvernement israélien depuis le retour de Benjamin Nétanyahou au pouvoir en 2022. Avant le 7 octobre, je devais me battre en tant que citoyen contre un pouvoir qui portait atteinte à la démocratie ; mais depuis le 7.10, je suis encore plus submergé par un maëlstrom, comme beaucoup d’Israéliens : une guerre interne contre un régime corrompu et une guerre externe contre plusieurs ennemis attaquant depuis des fronts divers. Sans parler de ce que cette situation produit en termes de catastrophe à Gaza.
RZO : Comment vivez-vous la situation actuelle ?
IB : Je crois que chaque citoyen israélien, qu’il soit Juif, Musulman ou Chrétien, a vu sa vie bouleversée depuis le 7 Octobre. Certainement mentalement et émotionnellement, mais aussi matériellement, politiquement et socialement.
Je ne saurais pas dire ce que vit un Musulman ou un Chrétien en Israël émotionnellement et intellectuellement. Je ne peux que deviner la dégradation de leur situation. Je répondrais donc ici en tant que Juif israélien qui, sous cette identité, mais aussi au plus profond de mon être, ressent une menace pour mon existence même. Qui n’existait pas en tant que telle auparavant. Et je ne parle pas seulement d’une menace physique, mais d’une menace vis‐à‐vis de ma capacité et de celle de mes proches, de vivre en Israël en tant que Juif israélien.
Ce qui me semble menacé aujourd’hui, c’est l’« israélité » telle qu’on l’a connue, c’est-à-dire la nouvelle modalité d’existence juive en Israël. Le conflit israélo‐palestinien atteint un tel niveau d’incandescence, quasi irréversible, qu’il sape l’espoir de vivre en Israël comme pays qui ne soit pas uniquement engagé dans une guerre éternelle ou dans un état d’urgence permanent. Il faut le dire : l’existence sous un tel état d’urgence permanent imposé par Nétanyahou et son gouvernement fait subir une réduction si brutale de l’identité israélienne que le projet d’un état démocratique israélien semble compromis.
Le gouvernement nationaliste religieux fondamentaliste actuel n’offre pas la possibilité d’une existence juive dans un espace concret – aux côtés de citoyens, de religions et de peuples voisins – mais une existence abstraite, fantasmée, sur une terre sacrée. Ce gouvernement annule de fait la tentative élémentaire du sionisme d’accorder aux Juifs un espace de vie réconcilié sur une terre qui ne soit pas un concept, mais qui inclut la complexité du vivre‐ensemble.
RZO : Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis le 7 octobre dans votre quotidien de philosophe ?
IB : Je n’ai pas d’autre choix que de répondre à l’appel de la démocratie et d’essayer de fonctionner dans cette perspective. La raison me permet de garder un appui dans le monde. C’est peut‐être une naïveté de ma part, mais c’est aussi une responsabilité d’intellectuel : m’efforcer de reconceptualiser la raison comme appréhension de l’identité juive israélienne. Je ne peux pas abandonner l’espoir d’entretenir des relations plus saines avec les Palestiniens et, entre nous, citoyens israéliens, riches d’une si grande diversité ethnique et religieuse.
RZO : Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis la « Guerre des 12 jours », guerre qui opposé Israël et l’Iran ?
IB : Ce qui a changé, c’est que rien n’a vraiment changé après la guerre. Justement, je pensais que cet événement changerait quelque chose, tant dans la guerre à Gaza que dans la lutte contre l’Iran et contre le régime corrompu d’Israël, que je distingue dans leurs spécificités. Mais, en réalité, cette guerre, aussi gigantesque soit‐elle, a servi au maintien des forces obscures : le régime iranien, les États‐Unis de Trump, et le gouvernement de Nétanyahou. Ce sont des régimes de la guerre éternelle, y compris celui, fasciste, du Hamas, contre ses propres civils et contre chaque citoyen et citoyenne israéliens comme moi.
RZO : Comment voyez-vous l’avenir ?
IB : Je pense que nous n’avons pas d’autre choix que de voir dans l’avenir la possibilité d’une ouverture. Du simple fait qu’il soit « à venir ». Autrement dit, l’avenir nous ouvre des opportunités que nous ne pouvons pas imaginer. Nous ne devons pas désespérer et imaginer l’avenir comme lutte, malgré le sentiment que rien ne change. L’avenir implique toujours une chance inédite.
RZO : Avez-vous un message pour les Juifs de la diaspora vis-à-vis de la situation en Israël ?
IB : Les Juifs de la diaspora ont un rôle important à jouer du simple fait de leur attachement au bien précieux que constitue l’État d’Israël. Cet État a été obtenu au prix de nombreuses et de pénibles luttes, et aucun gouvernement israélien ou groupe religieux n’a le droit de se l’approprier. C’est un bien commun aux Juifs, qu’ils soient Israéliens ou d’ailleurs. Ils devraient urgemment faire entendre leurs voix dans la préservation et le renforcement de la démocratie israélienne, actuellement menacée.
- Avec le retour de Benjamin Nétanyahou au pouvoir en 2022, le gouvernement amorce une « réforme judiciaire » visant à mettre à mal les pouvoirs et l’indépendance de la Cour Suprême israélienne et de tous les contre‐pouvoirs en Israël. Des centaines de milliers d’Israéliens se sont opposés à la mise en place de cette « réforme » en dénonçant une volonté de « coup d’État ». Ce « coup d’État légal » reprend avec une intensité et une agressivité inégalées depuis quelques mois.
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