
Lire la rencontre avec Itzhak Benjamini est philosophe, éditeur israélien, et fondateur des éditions Reisling.
Commençons par quelques mots sur le contexte actuel en France, sur la difficulté de parler pour un Israélien, de tenir un discours nuancé sur ce qu’il se passe actuellement au Proche‐Orient. L’existence de mon pays, Israël, est devenue une opinion qu’on serait libre d’avoir : pour ou contre.
Au‐dessus de nos têtes, à nous Israéliens, on se donne bonne conscience, à gauche comme à droite, on parle de mon pays comme s’il s’agissait d’une option, d’un élément accessoire à l’Histoire. Nous sommes entourés de gens qui prétendent pouvoir parler sans réserve de nous – sans nous – et qui présument être en mesure de répondre de tout nous concernant. Entre le roi de la télé‐poubelle Thierry Ardisson, qui compare la situation de Gaza, quelques mois avant sa mort anticipée, avec les camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, une ancienne candidate à la présidence de la République française, Ségolène Royal, qui affirme que Benjamin Nétanyahou est la cause de l’antisémitisme dans le monde, nous sommes épuisés et las de cette absence d’analyse historique, critique, où tout se vaut et qui voit des équivalences partout. Cerise sur le gâteau, on ne peut pas faire plus sloganesque, vide, et spectaculaire : un grand intellectuel d’origine juive, Jean Hatzfeld, affirme sans ambages qu’« Israël détruit le judaïsme ». Rien que ça. Si on la voulait exhaustive, cette liste serait infinie.
Que l’on soit Juifs français ou Israéliens vivant en France, nous connaissons tous des personnes, des intellectuels, avec lesquels nous partageons une certaine sensibilité sociale, politique, philosophique, qui votent pour le parti d’Aymeric Caron, de Thomas Portes, d’Ersilia Soudais, et d’autres dont les propos depuis le 7 octobre 2023, sous couvert de justice rendue aux opprimés, dégoulinent d’antisémitisme.
Le Hamas et ses alliés français et mondiaux ont aujourd’hui triomphé à dépeindre les Israéliens (et les Juifs, souvent sans nuance entre les deux) sous l’angle de la puissance, de la domination, de la colonisation et – tour de passe‐passe génialement pervers – de la blanchité occidentale. Que le judaïsme soit lié à l’Occident est indéniable. Mais qu’il soit décrit à travers le sionisme comme le fer de lance de l’impérialisme est absolument délirant : deux mille ans de persécution des Juifs en Occident – entres « les formes douces de disparition (conversion, acculturation, assimilation) et les formes violentes (expulsion, exclusion, massacre, extermination) », pour parler comme Jean‐François Lyotard – se voient ainsi totalement effacés. Le sionisme serait la continuité de l’Occident impérialiste dans le meilleur des cas, ou une pure folie fantasmatique des Juifs parachutés en Palestine et arrachant une terre aux Arabes palestiniens qui n’en ont plus. Le terme de « sionisme » ne nous appartient plus. Dans le monde médiatique actuel, il devient le fantasme d’une certaine critique de l’Occident, ou une incarnation de la violence occidentale. Or, Israël s’est aussi construit en s’émancipant d’un certain Occident. De ce point de vue, les massacres du 7 octobre et ses suites est une réussite extraordinaire pour le Hamas et ses alliés.
Notre solitude vient aussi de la précipitation des intellectuels pétitionnaires dénonçant les atrocités de Gaza – ce qui est légitime – mais, sans jamais parler, parallèlement, ou avec la même indignation, de ce qui nous aliène, nous, depuis toujours : le refus de notre souveraineté et de notre émancipation par la souveraineté politique. De la même manière, comme l’existence d’un pays n’est pas une opinion, l’attribution du crime de génocide n’en est pas une. Pourtant, de nombreux intellectuels, voire des leaders politiques français que l’on croyait responsables – jusqu’à Olivier Faure, pour le nommer – se permettent d’en faire une opinion. La charge occidentale de la Shoah doit forcément se solder par un retour de dette : vous avez été victimes de génocide, vous êtes génocidaires à votre tour. Et cela, pour nous, énoncé de cette manière, est d’une violence inouïe qui a tout à voir avec la mémoire de la Shoah et son traitement actuel.
Prenons par exemple la tribune publiée dans le journal Libération le 26 mai dernier, et la nécessité pour 300 écrivains de qualifier la situation à Gaza – au‐delà de tout cadre juridique – de « génocide » : est‐ce que cette tribune aura aidé les Palestiniens en quoi que ce soit ? Est‐ce qu’elle aura permis de mettre fin à la guerre déclenchée par le Hamas ou de tisser des ponts entre Palestiniens et Israéliens pour plus de dialogue, d’intérêts communs ? Est‐ce qu’elle s’inscrit dans un quelconque contexte historique et géopolitique ? Non. Elle permet avant tout, il me semble, de donner à des intellectuels une bonne conscience et surtout de destituer les Juifs de leur statut de victime, encore beaucoup trop lourd à porter, semble‐t‐il, pour une partie de l’Occident.
L’actualité n’est jamais simplement donnée. Elle est toujours activement produite, performativement interprétée, par un nombre de dispositifs artificiels, hiérarchisants et sélectifs, toujours au service d’une idéologie. Mais peu, trop peu, d’intellectuels s’avouent interprètes. Ils prétendent parler de l’actualité comme si celle‐ci était, simplement, « ce que l’on voit ». Il est important de le dire, car le sentiment d’isolement et de repli pour une grande partie des Juifs du monde entier aujourd’hui est très profond. Dans ce contexte très schématiquement décrit, il est compréhensible qu’il soit difficile pour les Juifs de France ou pour la diaspora en général de rejoindre la meute de ceux qui, quand il s’agit d’Israël, ne savent que dénoncer, blâmer et stigmatiser.
Une grande partie des Juifs et des Israéliens sont étonnés et blessés de ne rien lire – ou si peu – dans les médias dits « progressistes » concernant les refus palestiniens successifs des partages territoriaux, de ne pas voir se répercuter les nouvelles hebdomadaires des attentats dont est victime l’État d’Israël depuis bien avant sa fondation et sa reconnaissance internationale, ni aucun rappel des milliers de missiles reçus depuis Gaza sur Israël depuis…2005. Pas un mot sur la vie de nos familles dans les abris, très peu sur les missiles des Houthis, du Hezbollah libanais, en somme, sur les menaces qui pèsent sur Israël depuis toujours. C’est une question difficile pour nous, Israéliens du camp dit « libéral » de constater que seule une certaine presse de droite, en France, rend compte de ces menaces géopolitiques existentielles.
Il est rare que l’occasion nous soit donnée, à nous Israéliens, de prendre la parole sur les sujets qui nous préoccupent, à nous plus qu’à tout autre. C’est un drôle de paradoxe dans lequel nous sommes profondément plongés. On parle de nous, en notre absence. On ne nous interpelle quasiment jamais, sauf pour nous demander de nous justifier sur ce qu’il se passe à Gaza, ou pour faire des déclarations émotives sur des plateaux de télévision. Nous baignons dans une censure et dans un silence permanent – je me demande souvent si c’est par gêne ou par arrogance (des inconnus m’expliquent à longueur de journée ce qu’il se passe chez moi). Or, la prise de parole est capitale pour nous. L’absence de compréhension, d’écoute que rencontrent les Israéliens et de nombreux Juifs aujourd’hui poussent au repli et à l’incommunicabilité, danger suprême pour la démocratie.
À côté de cela, nous ne devons pas être aveugle vis‐à‐vis de nos propres aveuglements. En critiquant Nétanyahou et les siens, en mesurant la menace messianique qui pèse sur Israël, on ne renie rien du sionisme, au contraire. J’oppose mon sionisme, notre sionisme, au « sionisme » messianique, religieux et nationaliste du gouvernement israélien.
Ce qui me semble important aujourd’hui est tenir les deux bouts de cette double injonction : soutenir l’opposition israélienne, comme 70% des Israéliens le font aujourd’hui, tout en ne laissant rien passer des débordements quotidiens de l’antisionisme antisémite. Il nous faut parler malgré le risque de donner des armes aux fonctionnaires de l’antisionisme et, sans ne jamais les mettre sur le même plan, il ne faut pas non plus « donner des armes » par notre silence ou notre paralysie à l’extrême droite israélienne. Prendre la parole et rompre le silence est toujours préférable à l’euphorie consensuelle et communautaire, rassurée dans la bonne conscience et le déni de la catastrophe, qui desservent profondément Israël. Ce messianisme est en train de sacrifier non seulement d’innombrables et innocentes vies palestiniennes, mais aussi des vies israéliennes, mutilées, traumatisées par cette obsession guerrière perpétuelle, qui participerait de la « délivrance finale ».
La tentation est grande de « sortir de l’Histoire » : que ce soit chez certains intellectuels juifs qui se dissocient publiquement de tout ce qui a un rapport avec Israël – je pense aux déclarations morales et superficielles des « belles âmes » – ou par le messianisme religieux porté aujourd’hui par le gouvernement israélien.
Retrouvons le sionisme dans ce qu’il a de politique, dans sa volonté de faire renouer les Juifs avec l’Histoire et avec les enjeux du monde contemporain, car les années à venir seront décisives.
Le camp libéral israélien aura besoin, plus que jamais, dans son combat pour la démocratie, des Juifs libéraux de la diaspora.