
Raphael Zagury‐Orly : À quoi ressemble votre vie depuis le 7 octobre ?
Ronit Peleg : Le 7 octobre a été un véritable séisme qui a bouleversé toutes les dimensions de mon monde et de mon être. En tant qu’Israélienne, Juive, citoyenne, mère d’un fils soldat de réserve appelé ce jour‐là, en tant qu’intellectuelle et universitaire, et aussi en tant que personne engagée à gauche en Israël, convaincue du devoir de mettre fin à l’occupation et d’établir deux États pour deux peuples.
Le 7 octobre, je me suis réveillée devant une catastrophe ayant repoussé les limites de ce que j’avais déjà défini comme étant atroce et horrible, alors qu’Israël était déjà un pays en souffrance.
Ce jour‐là, nous nous sommes tous réveillés dans le chaos, le choc, la peur, la douleur et la stupeur, avec une intensité que nous n’avions pas connue jusqu’alors. Nous nous sommes réveillés dans une terre‐refuge qui n’était plus un refuge. Dans un foyer national devenu en un instant un cauchemar, dans un pays apparemment prospère qui s’est effondré en quelques heures, mais aussi, au sein d’une courageuse société civile que nous ignorions jusqu’alors, qui, malgré le choc, la douleur et la peur, a rempli les vides laissés par l’État – qui a cessé de fonctionner en ce jour critique.
Le 7 octobre marque une ligne de fracture pour moi et mes concitoyens, qui sentons que nous ne sommes plus ce que nous étions jusqu’à ce désastre. Depuis lors, je suis dans un état d’urgence mentale, encore aggravé par la politique menée par le gouvernement israélien, tant vis‐à‐vis des otages que vis‐à‐vis de la tentative de renversement de la démocratie israélienne, et de ce qu’il se passe à Gaza.
RZO : Comment vivez-vous la situation actuelle ?
RP : En tant qu’intellectuelle israélienne, le 7 octobre m’oblige à repenser notre situation en tant que société, nation, notre israélité et notre judaïsme, ainsi que le conflit avec les Palestiniens. Les concepts politiques et moraux fondamentaux auxquels j’ai adhéré, en tant que femme, militante de gauche, citoyenne et démocrate sont bouleversés de l’extérieur comme de l’intérieur.
Nous nous éloignons du 7 octobre et notre désastre en cours entraîne celui des Palestiniens – inconcevable ! Le caractère inédit de notre désastre devient le leur. Et de manière parallèle, les mots que nous utilisions encore au début tels que « le droit de se défendre », la souveraineté, le foyer national, le refuge, produisent de grandes souffrances du côté palestinien.
RZO : Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis le 7 octobre dans votre quotidien de philosophe ?
RP : En tant que citoyenne et intellectuelle, ma première tentation en ces temps sombres a été de fuir dans une sorte d’exil intérieur. Me trouver un abri dans les mots et les textes, m’éloigner de la politique nationaliste, messianiste et corrompue. Mais en réalité, j’ai compris que le gouvernement opère une stratégie calculée contre le public dit « libéral ».
Dans le cadre de ce choc dans le choc, les normes et les lois sont violées tous les jours en Israël. J’irais même plus loin : ce gouvernement fait du troc avec la douleur, la compassion et la honte, pas seulement par rapport à la souffrance et à la destruction qu’il entraîne à Gaza, mais même vis‐à‐vis de ses propres citoyens, d’abord envers ceux qui ont été kidnappés chez eux. L’État a sacrifié leur sécurité ainsi que celle des femmes, des réservistes, des pilotes, de tous ceux qui portent le fardeau de l’économie, de la solidarité civile, de tous ceux qui ne comptent pas parmi ses partisans.
La prise de conscience qu’il s’agit là d’une stratégie politique du gouvernement cherchant à écraser les gens comme moi me sauve et continue de me sauver chaque fois que je me trouve devant cette situation d’urgence émotionnelle et intellectuelle. Le sentiment du refus de se laisser écraser, partagé par beaucoup d’Israéliens, me donne de l’espoir.
Les actions de l’opposition, de résistance civile dans la rue semaine après semaine, les discussions riches et animées avec mes étudiants me permettent de sortir la tête de l’eau.
RZO : Comment voyez-vous l’avenir ?
RP : Je dois admettre qu’en tant que citoyenne engagée, j’alterne entre des moments de crainte et d’inquiétude – la peur qu’Israël se détériore définitivement, devienne un État nationaliste et messianiste obscur et coupé du monde – et l’espoir de sortir de cette fracture pour se relever et établir ici un État juif avec des fondements démocratiques plus forts, un nouveau contrat social entre l’État et toutes les parties de la société israélienne. Pour qu’un tel avenir soit possible, nous aurons besoin de nous affranchir des espaces et des termes dans lesquels nous nous enfermons ces jours‐ci avec des gens qui nous ressemblent et qui pensent comme nous. Nous devrons accepter de parler avec toutes les parties de la société, y compris celles avec lesquelles nous partageons le moins de choses.
RZO : Avez-vous un message pour les Juifs de la diaspora vis-à-vis de la situation en Israël ?
RP : Le gouvernement israélien déclare partout qu’il agit au nom de la volonté du peuple. Or, le gouvernement actuel ne représente pas la plupart des Israéliens, surtout depuis le 7 octobre : tous les sondages le montrent depuis longtemps maintenant. Il importe de protéger l’espace critique envers le gouvernement actuel. Il faut démanteler l’image du « Nous », le spectacle du « Nous sommes Israël », puisque d’ailleurs, ce « Nous » a exclu toutes les voix qui ne font pas partie de ses soutiens : les libéraux et les démocrates, les résidents du Nord et du Sud d’Israël, les Arabes israéliens, le peuple qui fait l’armée et qui croule sous les jours de réserve… Le 7 octobre et tout ce qui arrive depuis lors, les vagues que cela entraîne dans le monde, ont un impact énorme sur les Juifs de la diaspora. Le retour d’Israël sur la voie de la démocratie, sur de nouvelles bases devant assurer à la fois son caractère juif et son caractère démocratique – cela comprend la fin de l’occupation – est une nécessité vitale et existentielle pour les Israéliens et pour les Juifs de la diaspora.
L’effondrement d’Israël en un État messianique est susceptible de menacer la vie du judaïsme en diaspora. La critique du gouvernement et de ses actions est loin d’être antipatriote, je dirais même qu’elle est, au contraire, plus patriote encore.