
Emmanuel Macron a tué le « en même temps ». Ça fait un moment que plus personne ne peut utiliser cette expression sans convoquer son image, et susciter au choix un sourire ou un haussement d’épaule. C’est presque devenu une A.O.C., une appellation d’origine contrôlée, sur laquelle le président français aurait des droits exclusifs.
En même temps, c’est dommage. Parce que cette expression, nous sommes très nombreux à en faire l’expérience au quotidien, dans nos discussions ou nos réflexions, quoi qu’on pense du président français.
Par exemple, beaucoup de gens autour de moi le vivent ainsi : ils savent parfaitement qu’ils doivent « en même temps » défendre Israël et dénoncer la politique de son gouvernement. Ils ne voient même pas comment ils feraient autrement.
Il leur faut constamment « en même temps » rappeler la légitimité absolue de la réponse militaire au 7 octobre contre les terroristes islamistes du Hamas et leur projet d’extermination et dénoncer la poursuite d’une guerre, dont les buts sont devenus flous aujourd’hui, les propos déshumanisants de membres fanatisés d’un gouvernement et leurs projets d’occupation ou d’annexion qui garantiront une guerre sans fin.
Beaucoup de gens regardent, comme moi, ces centaines de milliers d’Israéliens manifester, appeler à la fin des combats et au deal immédiat pour un retour des otages. Il y a ceux qui les admirent et ceux qui les trouvent naïfs.
Certains aussi refusent d’entendre les propos de ces mêmes Israéliens, comme par exemple ceux d’Emilie Moatti, proche des familles des otages, qui déclarait il y a quelques jours : « On ne peut pas être en même temps pour Israël et contre les Israéliens », c’est-à-dire soutenir depuis la diaspora un discours de va‐t‐en‐guerre, et refuser d’entendre celui d’Israéliens qui refusent sur place d’y aller et d’y envoyer leurs enfants.
Mais rien n’y fait : ceux qui aujourd’hui savent mieux que les Israéliens ce qu’il faut faire sont souvent les mêmes qui, « en même temps », reprochent à d’autres Juifs d’oser critiquer depuis la diaspora le gouvernement en place…
Je ne parle même pas du « en même temps » de l’empathie qui semble aux abonnés absents depuis si longtemps. Voilà un moment qu’il n’y a plus de place, d’un côté ou de l’autre, pour la moindre empathie. Il s’agit toujours, et en toute circonstance, de ramener le camp d’en face à sa responsabilité, ou plutôt sa culpabilité, dans ce qui lui arrive, en déniant l’impact de son traumatisme ou le fait que cette valse macabre se danse à deux.
Et voilà comment « en même temps », ces derniers jours, je suis sommée de répéter ce que j’ai pourtant dit mille fois ces dernières années : qu’il doit y avoir un État palestinien.
Et simultanément, sommée de dire que non, pas maintenant, sûrement pas comme ça, pas sans condition, pas en cadeaux aux terroristes.
Et peu importe dans le fond ce que je pense : je me retrouve sonnée d’être ainsi sommée. Et tour à tour insultée par les uns ou par les autres, menacée au choix d’exclusion ou de jugement en haute trahison, accusée de ne parler que pour conserver des privilèges, préserver mon image médiatique ou garder les mains propres, ou que sais‐je encore.
Autre « en même temps » évident et vital : celui de l’antisémitisme.
Dans quel aveuglement faut-il être tombé pour ne pas voir que le combat contre ce fléau doit être une priorité pour tous. Il faut évidemment rappeler que non, les Juifs n’en sont jamais, jamais à l’origine… et qu’on les a toujours dans l’Histoire précisément accusés de cela, de créer ou de fantasmer l’antisémitisme.
Et, en même temps, comment ne pas reconnaître que le gouvernement israélien fait de ce combat, essentiel et vital dans la diaspora, un outil politique dans sa quête d’immunité, un opérateur puissant pour tenter de clouer le bec à quiconque oserait critiquer sa politique.
Je sais bien qu’en écrivant tout cela, je recevrai encore et encore les insultes des partisans de la radicalité… de tous ceux qui, de part, et d’autres, ne regardent plus le monde que par le prisme « ami ou ennemi, allié ou salopard, traître ou fidèle ».
J’ai cessé de les juger pour cela… sans doute, parce que je sais exactement d’où ils parlent, de quelle douleur, de quel traumatisme ou de quelle déception historique ils hurlent. Parfois même, je les envie : j’aimerais tant, moi aussi, habiter le monde d’un seul camp, c’est-à-dire d’un seul temps.
Eva Illouz me disait que récemment, après la publication d’un de ses articles, quelqu’un l’avait accusée d’oser élaborer, par temps de guerre, une pensée complexe et nuancée. La complexité serait devenue selon cette personne « un nom de code pour effacer le crime ». J’ignore comment on en est arrivés là, à ce moment où, pour beaucoup, la complexité est devenue l’ennemie de l’engagement, le parfait synonyme de la lâcheté.
Peut‐être pour beaucoup de gens est‐elle devenue de l’hébreu, au sens où l’expression française l’entend : « c’est de l’hébreu », c’est-à-dire « c’est incompréhensible ».
Et je pense soudain à la façon dont le « en même temps » fut exprimé en hébreu un jour… bien avant qu’Emmanuel Macron ne l’adopte en slogan.
Un jour, un général et chef de gouvernement nommé Yitzhak Rabin l’énonça ainsi :
« Il faut combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix. Il faut mener un processus de paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme ».
נמשיך במשא ומתן כאילו אין טרור, ונילחם בטרור כאילו אין משא ומתן
Cet « en même temps » date d’il y a 30 ans. Il reste l’héritage d’un homme assassiné.
C’est bien la preuve, diront certains, qu’il était beaucoup trop naïf et qu’il avait tort.
Et en même temps, trois décennies plus tard et depuis le cœur de notre catastrophe, je me demande où nous serions si lui et ses mots avaient survécus.