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Sababa, un restaurant pour se parler

Samedi 11 octobre, en milieu d’après-midi, Tenoua était au Consulat Voltaire, un centre culturel parisien, pour une initiative qui soulève autant d’enthousiasme que de scepticisme : l’ouverture de Sababa, un restaurant israélien et palestinien.

Publié le 17 octobre 2025

6 min de lecture

© Nous réconcilier

Devant l’entrée, des passants contemplent d’un air interrogatif le tableau noir sur lequel est inscrit à la craie « restaurant culturel israélo‐​palestinien ». À l’origine de ce restaurant, il y a Edgar Laloum, franco‐​israélien, et Radjaa Aboudaga, franco‐​palestinien originaire de Gaza, qui se sont rencontrés à travers l’association « Nous réconcilier ». L’une de ses cofondatrices, Violette Nahmias, explique ainsi l’initiative : « On a senti qu’ici en France, on était abimés par ce qui se passe au Proche-Orient, dans notre intimité, notre rapport au monde, notre rapport aux autres, et on a eu envie de trouver des façons de sortir des assignations et de recréer du lien. On a fait le choix du collectif et du dialogue ». 

« Nous réconcilier » organise, depuis octobre 2024, des « non‐​conférences » et des cercles de parole réunissant des personnes aux identités diverses afin de dialoguer sur des thèmes tels que le conflit israélo‐​palestinien, l’antisémitisme ou l’islamophobie, souvent autour de pâtisseries et de nourriture traditionnelle. Christiana, qui a participé à plusieurs événements de l’association, explique à Tenoua : « Mon identité juive a été brutalement visée de différentes manières fin 2023. Dans les cercles de parole de "Nous réconcilier", j’ai pu constater que les communautés musulmanes vivaient aussi dans la peur de subir des violences tout aussi réelles ».

En arrivant au restaurant, je descends au sous‐​sol pour assister à l’une des « non‐​conférences » de « Nous réconcilier ». Une petite vingtaine de personnes est assise en cercle sur des coussins au sol, un plateau de pâtisseries orientales circule de mains en mains. Raphaël, le facilitateur, commence par poser quelques règles : tous les échanges sont confidentiels ; éviter le « nous » et toujours parler pour soi ; ne pas accuser directement une autre personne. La parole commence doucement à circuler, des mots tels que « empathie sélective », « traumatisme intergénérationnel », « tokenisation » sont prononcés. Une jeune femme blonde parle avec émotion de la difficulté de communiquer avec sa famille, juive, depuis le 7 octobre, les yeux embués dans le vague. Une autre femme, musulmane, une petite colombe accrochée à l’oreille, raconte qu’elle a été choquée quand son fils lui a montré des mentions « pas de sionistes » sur une application de rencontre. « Ton témoignage m’a aidé à mettre une petite lumière dans la confusion », commente l’une des participantes. Avant de clore le cercle, tout le monde énonce un mot pour qualifier ce dialogue : j’entends « écoute », « empathie », « paix », « espoir », « tristesse »…

Je remonte dans la salle principale, qui s’est remplie d’une ambiance animée – plusieurs centaines de convives passeront par le restaurant durant la journée. Des personnes portant un keffieh sur les épaules s’y mêlent à d’autres, arborant un ruban jaune pour les otages sur la veste. Au‐​dessus de la scène, les drapeaux palestinien, israélien et français sont entremêlés. Pendant que des personnes discutent, assises aux tables du café, d’autres, assises par terre, écoutent en silence la lecture de poèmes de Mahmoud Darwich, de Yehuda Amichai et d’artistes membres de « Nous réconcilier ».

© Nous réconcilier

Christiana Rüttimann est l’une de ces artistes [lire plus bas un de ses poèmes]. Elle me raconte : « Je me suis promise depuis quelques mois qu’à chaque acte de violence vu ou entendu, j’écrirai un poème. Dire le mot paix redevient possible dans le langage poétique. Je crois que Sababa nous permet d’être des petites épices dans le plat qui nous nourrit tous et toutes, et nous cherchons cette recette ».

Les poèmes font place à de la danse et de la musique : un spectacle de danse flamenco par Karina Gonzales, un concert de la chanteuse Nawal, accompagnée par l’oudiste Liyom et la poétesse Samira, puis un concert de Qanûn par la musicienne tunisienne Hend Zouari. Le silence se fait dans la salle, transportée par la musique. Enfin, deux actrices montent sur scène pour lire des passages du livre Nos cœurs invincibles, un échange de lettres entre deux étudiantes palestinienne et israélienne coordonné par le journaliste Dimitri Krier.

À 20 heures, le dîner est servi à l’étage. 150 couverts ont été réservés, les bénévoles s’affairent en cuisine. L’un d’entre eux, Julien, m’explique que la majorité de l’équipe n’a pas d’expérience en restauration. « Ce qui est agréable, c’est de se dire qu’on travaille avec beaucoup de personnes avec lesquelles très certainement, politiquement, on aurait eu des désaccords. Il y a ce moment où, en fait, la question ne se pose pas et où on est réunis par quelque chose d’autre qui est tout aussi important. »

Après un assortiment de mezzes végétariens (houmous, carottes au cumin, mutabal, labneh au concombre…), je déguste un mjdra, un plat à base de lentilles et de riz. En dessert, des pots de mehalabia (un flan à la pistache et à la fleur d’oranger) et des assiettes de pâtisseries orientales sont partagés par la table qui s’exclame et en réclame encore. J’entame la discussion avec ma voisine de table, Stéphane, qui est juive. « Cela me plaît que cet événement soit politique, certes, mais pas militant. Ma famille a toujours été traversée par des courants contraires, les fractures sont nombreuses. Le dialogue peut se tendre aussi avec les amis, notamment juifs. »

© Nous réconcilier

La soirée se clôture par un concert de Jessica Bonamy. J’en profite pour échanger avec les deux fondateurs de Sababa, Edgar et Radjaa. Les deux insistent sur le fait que Sababa est beaucoup plus qu’un restaurant. « Sababa, ce n’est pas seulement le partage d’un repas, c’est le partage aussi de la création artistique. Il y a la nourriture terrestre et la nourriture spirituelle, la nourriture spirituelle passe par la création artistique », m’explique Edgar. Radjaa renchérit : « Il y a une entente entre les Palestiniens et les Israéliens sur un seul souhait, c’est la paix. Et la paix peut passer par un plat autour d’une table. Ce sont les mêmes cultures, les mêmes coutumes, les mêmes plats traditionnels ».

Le Franco‐​Israélien résume : « La philosophie de base de Sababa, c’est trois piliers par lesquels on est obligés de passer pour pouvoir commencer réellement à construire quelque chose entre Israéliens et Palestiniens là-bas : le respect mutuel, la reconnaissance de la souffrance de l’autre, et le refus, quels que soient les événements qui nous tombent dessus, de considérer le Palestinien comme un ennemi, et inversement. On ne peut pas être pro-israélien sans être pro-palestinien, et on ne peut pas être pro-palestinien sans être pro-israélien. » Le Gazaoui complète : « On est voisins, on est cousins, et nous, on souhaite, Palestiniens et Israéliens, vivre sur cette même terre. Ce rêve restera un objectif jusqu’à la fin de toutes ces souffrances parce qu’on a les mêmes larmes et les mêmes armes ».

À minuit passée, je quitte le restaurant, le pas léger et le cœur rempli d’espoir. Alors qu’un cessez‐​le‐​feu vient d’être conclu à Gaza et que les otages doivent enfin être libérés [entre‐​temps, tous les otages encore vivants sont rentrés en Israël], la possibilité d’une réconciliation ne m’est jamais apparue aussi concrète.


Christiana Rüttimann, Les fleurs arrachées

Nous sommes comme la fleur arrachée
au sein du vide de l’explosion
là où le bruit se tait

Il existera toujours matière fertile à la rage

mais je te regarde
tes yeux resplendissants de larmes cachées
reflètent
ton coeur capable de tout pour aimer
reflète

transparaissent nos mères qui sont toutes les mêmes
et dont les larmes sont nourricières d’océans

et nos enfants, pour qui la guerre ne devrait être autre chose qu’un jeu

Qu’il y a‑t‐​il après ?
j’ai fermé les yeux pour comprendre ce que pouvait être la paix

et dans le noir
je suis seule à tenter d’attraper les heures perdues
d’un temps qui n’est pas jamais venu

D’où me viennent ces mirages mélodieux ?
pourquoi je sais ce que je ne sais plus

Dans le reflux de cette haine qui nous entoure
Je me suis si souvent perdue dans des leurres

Je crois qu’aujourd’hui
je m’abandonne à cette obscurité
qui précède le monde

Je me laisse aller à l’étincelle de ce jour d’automne

et je te reconnais

c’est alors que les éclats du vide se transforment en d’autres cris
je les entends frapper le ballon
ils s’affrontent mais ils jouent ensemble

Les rires brisent les silences

Le vent sur les feuillages
Les oiseaux de leur chant divin
et tout ce bruit de joie qui revient


Le restaurant Sababa se situe au Consulat Voltaire, 14 avenue Parmentier, Paris 11e,
et sera ouvert plusieurs jours par semaine à partir du mois de novembre.