
« J’espère qu’un jour on pourra dialoguer en face à face. Dans un lieu où il sera possible de nous rencontrer, comme des êtres humains égaux, avec respect et dignité », écrit Tala à Michelle le 21 juillet 2025. Ce fut chose faite, à Paris, fin septembre, quelques jours avant l’annonce d’un cessez‐le‐feu à Gaza. Tala, palestinienne, et Michelle, israélienne, sont attablées dans un restaurant libanais du XVe arrondissement. Le serveur, syrien, parle en arabe avec Tala, étonné de voir une Gazaouie, qui était encore dans l’enclave bombardée il y a quelques jours, avec une Israélienne de Sdérot. « Bienvenue ! », leur lance‐t‐il. Elles ont la vingtaine, étudient le droit, aiment la littérature russe et les romans de Khaled Hosseini et parlent du dernier album de Taylor Swift.
C’est la première fois qu’elles se rencontrent. Jusqu’ici, elles échangeaient des lettres, comme des radiographies de leurs vies percutées par l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 et la guerre menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Elles ont perdu des amis et ont connu les déplacements. « La guerre a brûlé nos visages et pris avec elle notre beauté », écrit Tala dans une lettre.
Ce projet de correspondance entre les deux femmes a été initié par Dimitri Krier, journaliste au Nouvel Obs, en mars 2024. Alors en alternance dans ce même magazine, en parallèle de ses études de journalisme à Sciences Po, il bute sur cette question : comment raconter la guerre ? « En interdisant l’accès de la presse à la bande de Gaza, Israël nous a forcés à être créatifs », dit‐il à Tenoua.
Dimitri Krier se met donc à la recherche de témoignages bruts, multiplie les entretiens avec des Palestiniens et des Israéliens, pour prendre le pouls d’une jeunesse dans la guerre. Parmi eux, il rencontre Tala. « Je me suis rendu compte que presque aucun ne parlait de l’autre », raconte Dimitri Krier. Plutôt que d’égrener des récits isolés, il a voulu nouer un dialogue des deux côtés pour raconter le conflit de façon incarnée, à rebours des analyses froides de géopolitologues de plateaux télé. Il propose à Michelle, rescapée du 7 octobre, et à Tala, qui a quitté sa ville natale de Gaza City à la suite des bombardements, de participer à ce projet épistolaire. Les lettres passeront par Dimitri Krier via Whatsapp qui leur proposera d’évoquer des sujets de l’actualité. Une règle est établie : les échanges devront rester respectueux. Elles acceptent, malgré les craintes du qu’en-dira-t-on dans leurs sociétés respectives, les accusations de trahisons et de coopérations avec l’ennemi, les attaques des voix les plus bellicistes. « Tes mots finiront par être utilisés contre toi », ont alerté des amis de Tala. Même si elles n’avaient jamais parlé à « l’autre camp », toutes deux ont vécu dans des familles engagées pour la paix, à même de soutenir cette correspondance.
La première lettre est datée du 11 mars 2024. Elle commence par ces mots de Tala : « À Gaza, on est élevés pour vous haïr. Vous n’êtes rien d’autre que des voleurs de maisons, des auteurs de massacres innombrables qui visent à nous expulser de force ou nous exterminer [...] Malgré notre adversité, je reste ouverte d’esprit et curieuse d’écouter et de comprendre ton opinion. Peut-être que nous ne pensons pas si différemment finalement, et que nous avons même des choses en commun. »
Au fil des lettres, on perçoit peu à peu la dynamique du dialogue qui s’enclenche. Au début, elles s’interpellent, demandent à l’autre de reconnaître leurs souffrances, de valider certains narratifs. « Michelle, que fais-tu pendant que mon peuple meurt sous les bombes ? Est-ce que ça te fait de la peine ? », demande Tala. À son tour, Michelle pose certaines questions sur le 7 octobre : « As-tu entendu parler de ce qui s’est passé en Israël ce jour-là ? Qu’as-tu ressenti ? [...] Peux-tu me dire ce que les habitants de Gaza pensent de ces victimes innocentes, prises dans une guerre qu’elles n’ont jamais voulue ? [...] Quand Israël viole le droit international, je m’y oppose ; pourrais-tu aussi t’opposer aux actions du Hamas ? ».
« Ça les a mises en confiance. Elles dénoncent toutes les deux les violences commises contre les civils. Le fait qu’elles étudient le droit international et que Michelle n’ait pas fait l’armée a aidé pour le dialogue, explique Dimitri Krier. Mais j’étais conscient dès le début de la fragilité du projet. Je savais que tout pouvait s’arrêter au bout de deux lettres. Quand Tala parle de prisonnières en bonne santé pour évoquer la libération des jeunes soldates otages, cela aurait pu créer une fracture. »
Mais les lettres continuent, pendant près d’un an et demi. Michelle prend conscience de la vie quotidienne à Gaza, Tala réaffirme sa condamnation de l’attaque du 7 octobre et son refus de la justifier. Quelque chose se dénoue, une place est faite à l’autre, leurs deux existences, leurs deux douleurs s’imbriquent, elles se demandent des nouvelles. Dans sa lettre du 27 octobre 2024, Tala écrit : « Michelle, personne sur cette planète ne peut nous comprendre, ressentir la souffrance de notre vie quotidienne, de nos conflits identitaires qui se répètent sur cette terre, voir des enfants grandir avec des cœurs remplis de haine. En fait, nous ne sommes pas ennemies. Nous ressentons la même chose. » Quand Michelle est dans les abris, à la suite de l’attaque de l’Iran en avril 2024, elle pense à ce que vit Tala, à ces nuits troublées par des pluies de bombes. Sans comparer ni quantifier leur chagrin, leurs vécus se superposent. « Tu nous montres l’humanité que les statistiques ne peuvent pas rendre », dit Michelle, dévoilant l’un des pouvoirs de l’écriture : être un sujet qui parle et non un objet parlé, instrumentalisé, par les autres.
On aurait tort de réduire cette correspondance à un geste mièvre. La grande qualité d’écriture des lettres n’éclipse pas les échanges politiques parfois francs. Les trouées plus poétiques et méditatives, par exemple quand Tala raconte ses lectures dans « un café à ciel ouvert », se mêlent à des mots plus tranchants : « apartheid », « génocide », « colonisation », susceptibles, en France, de geler la discussion.
« La paix, ce n’est pas un truc naïf. Il y a plein de sujets sur lesquels elles ne sont pas d’accord. Même si on voit cette évolution au fur et à mesure qu’elles se lisent et s’écrivent », expose Dimitri Krier. La paix véritable résiderait dans « la cœxistence des récits contradictoires », qui ne s’annulent pas mais s’additionnent, à la façon des Lettres à mon voisin palestinien (2018) du journaliste et auteur israélien Yossi Klein Halevi, citées dans la préface : « Nous sommes des intrus dans les rêves l’un de l’autre, des profanateurs du sentiment de chez-soi de l’autre. Nous sommes les incarnations vivantes des pires cauchemars historiques de l’autre. Voisins ? Mais je ne sais pas comment vous appeler autrement. Nous sommes pris au piège, vous et moi, dans un cycle apparemment sans issue [...] Quel autre choix avons-nous que de partager cette terre ? Et par là, j’entends : la partager dans les faits comme dans la pensée. Nous devons apprendre à accueillir les récits de l’autre. »
Récemment, Yossi Klein Halevi a expliqué dans une interview que son « humanité est diminuée » depuis le 7 octobre. La lecture de ces lettres le sortirait‐il de cet état ? Seront‐elles un jour traduites en hébreu et en arabe ? Tala et Michelle le souhaitent, malgré les risques. Pour l’instant, leurs textes – « une archive vivante », selon l’expression de Tala – seront traduits en huit langues européennes. Dimitri Krier en est certain, ce projet aura une postérité : « Tala et Michelle nous embarquent dans leur société, on est plongés des deux côtés de la guerre. Ce n’est pas juste un dialogue. C’est aussi un document historique que l’on peut relire dans 50 ans ».



