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Yitzhak Rabin, pépiniériste de la paix

Discours prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur dans le parc de la Pépinière à Nancy le 4 novembre 2025, lors de la réinauguration de la plaque à la mémoire d’Yitzhak Rabin qui fut vandalisée en juillet dernier.

Publié le 4 novembre 2025

8 min de lecture

Réinauguration de la plaque en hommage à Yitzhak Rabin, le 4 novembre 2025 à Nancy. © Nina Lopes/​Tenoua

Je suis très émue de me tenir ici devant vous ici dans « ma pépinière ». 
Je dis « ma pépinière », la mienne, non seulement parce que je suis nancéenne d’origine, et que, enfant, j’ai passé des étés entiers dans ce lieu à déambuler entre ces arbres, main dans la main avec mes grands‐​parents dans ce jardin splendide.

Mais je dis surtout « ma pépinière » parce que ce lieu et plus largement cette ville, sont de mon point de vue exactement cela, une pépinière, c’est-à-dire littéralement le lieu où sont plantés les pépins, les graines de mon histoire, les racines de ma famille.

Ma « pépinière à moi » est une histoire juive lorraine très classique. C’est l’histoire d’une famille profondément attachée à la France et à la République, et qui a planté dans cette région des racines depuis des siècles. C’est l’histoire d’un arbre plein de vitalité qui y a poussé pendant très longtemps et a donné des fruits au goût « israélite ».

Mais ma « pépinière à moi » est aussi l’histoire d’une plante qui se sait vulnérable, l’histoire d’une famille juive qui, comme tant d’autres, est consciente que son ancrage n’est jamais un acquis ou une évidence. Qu’il existe toujours des gens pour contester son droit à pousser là, la profondeur de ses racines ou la solidité de ses branches. C’est l’histoire d’une famille juive qui sait bien que l’antisémitisme ne disparait jamais. Que cette haine ignoble se réveille encore et encore, et menace encore l’avenir, nos enfants et nos jeunes pousses, d’époque en époque. 

Cette haine mute, change parfois de discours et de visages, porte d’autres habits et parle d’autres langages. Elle infiltre des univers politiques variés , tantôt de droite ou de gauche, s’enveloppe de rengaines pseudo‐​scientifiques, ou théologiques, ou idéologiques … mais reste là. Elle tente toujours de nous déraciner, de nous arracher à la terre où nous sommes installés, où que soit cette terre, et elle dit toujours aux Juifs : « Vous n’avez rien à faire ici ».

Je crois que c’est précisément cette conscience de vulnérabilité qui m’a fait, il y a un peu plus de 30 ans, choisir d’aller vivre en Israël. J’étais alors toute jeune – à peine 20 ans. Et je voulais découvrir ce pays qui promettait d’être un refuge, une terre d’accueil, autrement dit une pépinière de salut, pour les miens : leur offrir enfin un lieu dont on ne les arracherait pas.

Voilà comment j’ai vécu en Israël dans les années quatre‐​vingt‐​dix. Il s’agissait d’une période particulière pour le Proche‐​Orient, un temps où soufflait un vent si différent de celui qui y souffle aujourd’hui.

« Je vous parle d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître ». C’était le temps d’Oslo et des accords de paix, le temps où, sur les plus célèbres pelouses du monde, des ennemis se serraient la main, et les voix du compromis s’élevaient et tenaient bon face aux discours de haine et de peur qui tentaient déjà de les recouvrir. 

Et moi , comme tant d’autres, je voulais y croire, et je me battais pour cela. Je militais avec des amis israéliens et palestiniens, et cela semblait à portée de main. 

« Naïveté, bêtise, niaiserie… », diront certains. À ceux ‑là, je n’ai rien à répondre, à part que si c’était à refaire, je me tiendrais sans doute au même endroit. Et tout particulièrement ce soir‐​là, sur la même place.

Il y a 30 ans, jour pour jour, ce 4 novembre 1995, j’étais debout sur la place de Tel Aviv qui s’appelait encore « place des Rois » et ne portait pas encore le nom de l’homme que nous honorons ce soir. Nous y attendions alors celui en qui nous placions toute notre confiance. Nous attendions de l’entendre prononcer son discours et chanter cet hymne Shir LaShalom, le « chant pour la paix » qui deviendrait ensuite une sorte de testament musical.

J’ai raconté dans un de mes livres cette soirée en détail. Ce rendez‐​vous de tant de jeunes Israéliens à la sortie de shabbat, une foule compacte qui crie : « Le peuple veut la paix ». À chaque fois que je revois des photos prises ce soir‐​là sur la place, au milieu des pancartes et entre les ballons gigantesques et les t‑shirts à slogans, je cherche désespérément ma silhouette et celle de mes amis…

Je me souviens parfaitement de ce Premier ministre qui monte sur l’estrade et prononce ces mots dont j’entends encore distinctement l’intonation en hébreu, la voix profonde, le débit un peu trop lent.

הייתי איש צבא 27 שנים. נלחמתי כל עוד לא היה סיכוי לשלום
Hayiti ish tsava 27 shanim. Nilhamti kol od lo haya sikouy l'shalom…
« Pendant 27 ans, j’ai été soldat. Tant qu’il n’y avait aucune chance pour la paix, j’ai combattu. Mais je crois qu’aujourd’hui il existe une chance pour la paix, une grande chance. Nous devons la saisir, pour tous ceux qui sont présents ici et aussi pour tous ceux qui sont absents ».

Voilà comment devant nous, un combattant, un soldat haut gradé, un homme très réaliste et pragmatique, qui avait connu la guerre et perdu tant des siens sur le champ de bataille, avait décidé de croire, et de construire autre chose.

Voilà comment un homme parlait devant moi, à la fois pour les présents et pour les absents. Et je me souviens m’être demandée ce soir‐​là à qui il faisait alors référence. Parlait‐​il des gens bien vivants, qui n’avaient pas pu venir nous rejoindre à la manifestation ? Ou parlait‐​il des gens déjà morts qui avaient rêvé bien avant nous que ce jour arrive ? À moins qu’il ne fasse référence à ce qu’évoque parfois la tradition juive quand elle parle des absents, c’est-à-dire à ceux qui ne sont pas encore nés, et qui viendront ensuite : les générations à venir pour lesquelles nous prenons un engagement solennel.

Je ne me doutais pas alors que, bientôt, cet homme si présent serait si brutalement un absent. Quelques minutes plus tard, un fanatique, convaincu de réaliser la volonté de Dieu, allait assassiner Yitzhak Rabin et changer dramatiquement le cours de notre histoire.

Il y eut pour moi, comme pour tant d’autres, un avant et un après. J’ignore dans quelle mesure la mort de Rabin a quelque chose à voir avec le fait que je sois plus tard devenue rabbine. Le jeu de mot est absurde, mais je crois qu’il dit qu’à tout jamais, ma vie a pris un virage ce soir‐là.

Bien sûr, je ne me doutais pas alors de la façon dont cet assassinat allait réverbérer dans l’Histoire, combien de violences déferleraient ensuite dans cette région, combien de combats et de sang versé nous attendaient encore. 

Comment aurais‐​je pu imaginer où nous serions 30 ans plus tard ? Que nous vivrions dans un monde où l’idéologie de l’assassin de Rabin, idéologie que nous jugions alors si marginale, a fait son chemin vers le pouvoir en Israël ; un monde où des fanatiques du Hamas dont la charte prône l’éradication d’Israël ont pris le pouvoir à Gaza ; un monde où tant de deuils réverbèrent à l’infini, les barbaries commises le 7 octobre 2023, la guerre et la mort de tant de victimes civiles et d’enfants palestiniens, et une jeunesse décimée, et tant de douleurs qui nous rendent à jamais inconsolables.

Comme si cela ne suffisait pas, comment aurais‐​je pu imaginer alors que la haine ancestrale, cette rage antisémite plurimillénaire, renaîtrait de ses cendres ici, se nourrirait si puissamment des feux du Proche‐​Orient, en instrumentalisant ces douleurs pour frapper ici des Juifs, avec la bonne conscience de ceux qui se croient « du bon côté de l’Histoire ». Et sommer les Juifs de se prononcer ici sur une politique menée ailleurs. Ou trouver légitime de s’en prendre à eux à des milliers de kilomètres. Arracher des arbres à la mémoire d’enfants juifs assassinés, profaner des tombes, semer la terreur sur des campus ou dans des écoles, et laisser tant de nos concitoyens dans la détresse.

C’est pour évoquer tout cela que je tenais à être là ce soir, à l’invitation de la mairie de Nancy. Je vous remercie de m’inviter à venir planter ici un arbre à la mémoire d’Yitzhak Rabin et à lui faire une place dans ce jardin de mon enfance, le lieu de très vieux rêves qui ne m’ont pas quittée.

Être là avec vous ce soir, c’est, pour moi, établir une bouleversante jonction entre des combats sacrés que j’ai tenté de mener simultanément.
La promesse de lutter contre l’antisémitisme, parce que je suis une enfant de Nancy, de la France et des valeurs de la République.
Et la promesse de ne jamais cesser de lutter pour la paix, parce que je suis aussi une enfant de la place Rabin. Soucieuse de garder bien présent son souvenir dans le monde.

Ces deux promesses doivent se tenir la main. Sans doute aujourd’hui plus que jamais, et nous inviter à nous demander ensemble comment elles pourront pousser en nous, comment nous ferons de nos vies des pépinières qui en accueillent les graines.

Juste avant de mourir, et de façon presque prophétique, Yitzhak Rabin a chanté une chanson écrite depuis longtemps, mais qui semblait en quelque sorte attendre qu’il en fasse résonner les mots ce soir‐là.

Yitzhak Rabin chantait très faux, mais chaque strophe de cette mélodie résonnait au plus juste. Et ces mots, presque comme une poésie posthume disaient la chose suivante :
Ceux dont la bougie s’est éteinte et qui reposent dans la poussière, c'est-à-dire les absents, rien ne les fera revenir, ni la force des prières, ni l’enthousiasme de la victoire.
Voilà pourquoi ceux qui ne sont plus là nous le demandent : vous devez prier pour la paix, et chanter à tue-tête, ne jamais dire "un jour viendra" mais vous débrouiller pour faire venir ce jour.

אל תגידו יום יבוא, הביאו את היום
Al tagisou yom yavo, haviou et hayom
« Ne dites pas qu’un jour viendra, mais faites vous‐​même venir ce jour ».

Tel est le testament d’Yitzhak Rabin, une invitation à ne jamais renoncer à la paix, à la cultiver comme on s’occuperait du plus précieux des jardins. 

C’est cette promesse qu’il nous faut encore et encore faire résonner.


Un chant pour la paix

Donnez au soleil de s’élever,
Au matin d’éclairer.
La force des prières
Ne nous fera pas revenir.
Celui dont la bougie s’est éteinte
Et qui gît dans la poussière,
Les larmes amères ne le réveilleront pas,
Ne le ramèneront plus ici.

Personne ne nous ramènera
Du fond de la fosse obscure.
Ici ne servent à rien
Ni l’allégresse de la victoire,
Ni les cantiques de louange.

Alors, chantez seulement
Un chant pour la paix,
Ne murmurez pas de prière.
Il vaut mieux que vous chantiez
Un chant pour la paix,
À grands cris.

Laissez le soleil entrer
À travers les fleurs.
Ne regardez pas en arrière,
Accordez le repos à ceux qui sont partis.
Levez les yeux avec espoir,
Et pas sur une ligne de mire.
Chantez un hymne à l’amour,
Et pas aux guerres.

Ne dîtes pas : « Un jour viendra »,
Faîtes‐​le advenir !
Car ce n’est pas un rêve,
Et sur toutes les places
Acclamez la paix !

Shir laShalom

Tenou lashèmèsh la'alot
Laboqèr leha’ir
Hazaka shèba tefilot
Otanou lo tahzir
Mi ’ashèr kava nero
Ouvè'afar nitman
Bèkhi mar lo ya'iro
Lo yahziro le-khan

Ish otanu lo yashiv
Mi-bor tahtit afél
Kan lo yo'ilou
Lo simhat hanitsahon
Ve-lo shiréi halél

Lakhén raq shirou
Shir laShalom
Al tilhashou t'fila
Moutav tashirou
Shir laShalom
Bits'aqa g'dola

Tenou lashèmèsh lahador
Miba'ad laperahim
Al tabitou le’ahor
Hanihou laholekhim

S’ou eynayim betiqva
Lo dèrèkh kavanot
Shirou shir la'ahava
Velo lamilhamot

Al tagidou "yom yavo"
Havi'ou èt hayom
Ki lo halom hou
Ouv'khol hakikarot
Hari'ou laShalom

שיר לשלום

תנו לשמש לעלות
לבוקר להאיר
הזכה שבתפילות
אותנו לא תחזיר
מי אשר כבה נרו
ובעפר נטמן
בכי מר לא יעירו
לא יחזירו לכאן

איש אותנו לא ישיב
מבור תחתית אפל
כאן לא יועילו
לא שמחת הניצחון
ולא שירי הלל

לכן רק שירו
שיר לשלום
אל תלחשו תפילה
מוטב תשירו
שיר לשלום
בצעקה גדולה

תנו לשמש לחדור
מבעד לפרחים
אל תביטו לאחור
הניחו להולכים
שאו עיניים בתקווה
לא דרך כוונות
שירו שיר לאהבה
ולא למלחמות

אל תגידו יום יבוא
הביאו את היום
כי לא חלום הוא
ובכל הכיכרות
הריעו לשלום

Auteur : Yaakov Rotblit /​Compositeur : Yair Rosenblum

Réinauguration de la plaque en hommage à Yitzhak Rabin, le 4 novembre 2025 à Nancy. © Nina Lopes/​Tenoua