Tout commence à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine. Une longue file sous un ciel d’un bleu éclatant. On attend. Entre deux mondes, ce moment suspendu dit déjà quelque chose de l’Ukraine d’aujourd’hui : un pays en mouvement, sous tension, mais vivant.
Quelques heures plus tard, Lviv. Le soleil d’octobre baigne la ville d’une lumière douce. Les feuilles craquent sous les pas, les façades austro‐hongroises retrouvent leurs reflets dorés. À première vue, rien ne trahit la guerre. Et pourtant, elle est là, diffuse. Dans les regards, dans ces applications que tout le monde garde sur son téléphone, prêtes à sonner.
J’ai téléchargé la mienne. Souscrit une assurance couvrant les « risques de guerre". Précaution dérisoire – mais apaisante. Pourtant, dans la lumière d’octobre, tout semble redevenir simple : marcher, respirer, être là.
Et puis, il y a Limmud. Malgré tout – la guerre, les distances, les deuils – Limmud Ukraine a lieu. Des centaines de Juifs venus de tout le pays se retrouvent pour étudier, chanter, débattre. C’est cela, la force du judaïsme ukrainien : la fidélité à la vie, même au cœur de l’incertitude.
Dans les couloirs, entre deux conférences, quelqu’un dit : « Nous ne pouvons pas attendre la paix pour vivre. Nous devons vivre pour qu'elle revienne ». Ces mots résument tout.
Le soleil se couche tôt, ici, à l’est de l’Europe. À 16h30, les vitres du Palace Dniestr Hotel se teintent d’or et de cuivre. C’est l’heure du Kabbalat Shabbat.

Au neuvième étage, les femmes allument les bougies. L’une récite la bénédiction en ukrainien, une autre la murmure en hébreu, une troisième la traduit en russe. Trois langues, trois générations, un même souffle. Dans ce pays blessé, ces flammes deviennent plus qu’un rite : un acte de résistance douce.
Puis les chants commencent — Shalom Aleikhem, Lekha Dodi. La salle tout entière s’unit. Autour de moi, des enfants, des étudiants, des familles, des anciens – une communauté de 5 à 85 ans, réunie pour célébrer la paix du Shabbat malgré la guerre qui, là‐bas, continue.
Au rez‐de‐chaussée, les tables sont dressées simplement. Le Kiddoush est prononcé, les verres se lèvent. Lviv s’enshabbate. Les plats circulent : pommes de terre à l’aneth, poulet rôti, hallah tressée. Les conversations passent d’une langue à l’autre. Ici, la guerre paraît loin, suspendue par le murmure des prières.
Ce dîner de Shabbat n’a rien d’un luxe. C’est un repas de résistance.
Après le dîner, je monte me reposer. Le sommeil refuse de venir. À travers la fenêtre, les lumières de Lviv clignotent, paisibles. Et pourtant, la guerre n’est jamais loin. Je pense aux alertes, aux missiles. L’hôtel a un bunker au sous‐sol, mais la plupart des habitants n’ont nulle part où aller.
Mon amie ukrainienne m’a dit simplement : « Nous ne savons jamais ce qui peut arriver, mais nous avons choisi de ne plus avoir peur. » Peut‐être est‐ce cela, la véritable émouna : continuer à vivre, à chanter, malgré l’ombre.
À 21h30, ma conférence débute : Serge Gainsbourg et Joe Dassin, deux artistes français aux racines juives ukrainiennes. Je parle du fil secret qui les relie : l’exil. Le grand‐père de Dassin avait quitté Odessa pour l’Amérique. Chez Gainsbourg, ses parents quittent l’Ukraine pour Paris, avant de devoir se cacher pendant l’Occupation.
À Lviv, ces histoires résonnent. Chacun ici connaît quelqu’un qui a fui. En 2014, des familles du Donbass ont fui pour Kiev. En 2022, elles ont dû fuir à nouveau – vers Israël, Berlin, Varsovie. Exil, diaspora, insécurité : les mêmes cercles qui se répètent.
Alors je pose la question : existe‐t‐il encore un endroit au monde où il est possible d’être simplement juif et en totale sécurité ?
Plus tard, sur la terrasse, le karaoké commence. On me demande de chanter « Et si tu n'existais pas ». Tout le monde reprend le refrain. Le français se mêle aux sourires et aux larmes. Puis Bésame mucho : « Como si fuera esta noche la última vez... » – comme si c’était cette nuit la dernière fois. Ici, à Lviv, ces mots sonnent comme une prière.
Le couvre‐feu approche. Les plus actifs se replient dans une chambre. Dix personnes, serrées dans un espace minuscule, parlent, rient, trinquent. Les langues se mélangent. Le temps s’efface. Dehors, Lviv s’endort sous couvre‐feu. Dedans, la vie reprend ses droits. Nous trinquons. Lehayim n’a jamais eu autant de sens.
Il est 2h30 du matin. Avant de sombrer, une pensée me traverse : entre l’alarme et l’arrivée du missile, combien de temps aurions‐nous ? Deux minutes, m’a‐t‐on dit. Deux minutes pour courir, respirer, prier. Deux minutes pour se souvenir d’un chant, d’un visage. Deux minutes pour choisir, encore une fois, la vie.
Le lendemain matin, réveil à 9h45. Le buffet est somptueux. Le soleil entre par les grandes fenêtres. Autour de moi, les conversations reprennent, légères. On commente le programme du jour. Dehors, la ville respire. Dedans, la vie recommence.
Je sors marcher dans les rues pavées de Lviv. Les vitrines débordent de couleurs. Une vieille femme vend des fleurs à côté d’un jeune homme déguisé en licorne rose – image absurde et bouleversante d’un pays qui continue de vivre, coûte que coûte.

L’après‐midi, les couloirs du Limmud bruissent de langues et de pas. Dans une salle, on débat de l’identité juive entre mémoire et reconstruction. Un peu plus loin, un atelier sur la résilience : comment dépasser la peur, la fatigue, l’usure. Deux journalistes parlent du poids des mots quand les bombes tombent. Ici, penser devient un acte de résistance.
Le soir, la Havdala marque la fin du Shabbat. On allume les mèches tressées, on chante Hava Naguila. On danse, on se serre les mains. C’est un moment de pure fraternité – comme une trêve dans la guerre.
Au dîner de clôture, un jeune homme s’installe au piano – Piano Boy. Les premières notes s’élèvent : Les Champs-Élysées de Joe Dassin, puis Je t'aime... moi non plus de Gainsbourg. Deux artistes juifs nés d’Ukrainiens exilés reviennent ainsi, symboliquement, chanter à Lviv. Paris et Odessa se rejoignent pour un instant. La guerre s’efface ; il ne reste que la musique, fragile et obstinée, comme un cœur qui bat encore.
Dehors, le vent d’octobre souffle sur la ville. Je pense à ce que ce week‐end a révélé : la force tranquille d’un peuple qui étudie, chante et prie sous la menace. La guerre rôde, mais la vie ne s’est pas retirée.
À Lviv, en cet automne 2025, les bougies, les mots et les chansons forment un rempart invisible.
Et si tu n’existais pas… que deviendrait le monde ? Sans doute un peu plus gris, un peu plus seul. Mais ici, à Lviv, le temps d’un chant, d’un sourire, d’un verre levé, il a bel et bien existé – vibrant, fragile, et terriblement vivant.
Et peut‐être est‐ce cela que nous enseigne Limmud Ukraine : que la culture juive ne se mesure pas à l’absence de danger, mais à la présence têtue de la joie. Que l’étude, le chant, la table partagée sont des formes de résistance plus puissantes que toutes les forteresses.
Qu’entre la frontière et le bunker, entre l’exil et le retour, il reste toujours cet espace minuscule et immense : celui où l’on choisit de dire Lehayim !
À la vie. Malgré tout. Encore et toujours.






